Cinéma

Images justes – sur À pas aveugles de Christophe Cognet

Journaliste

Le réalisateur Christophe Cognet poursuit son travail sur la création clandestine au sein des camps nazis en portant cette fois son attention sur les photographes clandestins qui ont réussi à produire des clichés depuis l’intérieur du système concentrationnaire. Si À pas aveugles s’avère lanzmannien au sens où, comme dans Shoah, Cognet fait surgir le passé en filmant le présent au présent, il s’inscrit aussi dans la lignée du travail et de la pensée de Georges Didi-Hubermann.

Marqué adolescent par la découverte de Nuit et brouillard d’Alain Resnais, le réalisateur Christophe Cognet s’intéresse depuis des années à la création clandestine au sein des camps nazis. Il a consacré de beaux films (Quand nos yeux sont fermés en 2006, Parce que j’étais peintre en 2013) aux peintres déportés qui ont eu la force morale, la débrouillardise et le talent de réaliser des œuvres au cours de leur détention, tableaux ou dessins qui sont autant des œuvres d’art que des documents de témoignage.

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Avec À pas aveugles, dont le titre fait écho à Quand nos yeux sont fermés, Cognet poursuit son travail de longue haleine en portant cette fois son attention sur les photographes clandestins qui ont réussi à produire des clichés depuis l’intérieur du système concentrationnaire nazi.

Tout aussi aveugle et tâtonnant que le réalisateur, le spectateur lui emboite le pas vers ces images qui ont été créées dans les camps de concentration de Dachau, Buchenwald, Dora, Ravensbrück, et dans le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Notons que le film ne rappelle pas le distinguo important entre ces deux types d’enfer nazi, ce qu’on pourrait éventuellement reprocher à Cognet. Et pourtant, force est d’admettre que cette lacune n’enlève rien à la puissance et à la nécessité de ce film, d’autant plus que les photos elles-mêmes, on le verra, témoignent par leur nature même de cette différence fondamentale entre camp de concentration et camp d’extermination.

Avec sa petite équipe, Cognet arpente les lieux de l’horreur. Il est accompagné par des historiens (dont le célèbre Tal Bruttmann), directeurs des musées des camps et autres spécialistes qui l’aident (et nous aident) à préciser ce que montrent les images fabriquées par les déportés. Muni des photos clandestines, souvent agrandies, Cognet tente de se placer au plus près de l’endroit exact où elles ont été prises. La démarche est double : comprendre ces images muettes, les faire « parler » au-delà de ce que l’on croit y voir, mais aussi reconstituer les conditions de leur fabrication, mesurer le courage, l’ingéniosité et la prise de risque de ceux qui ont su se procurer le matériel photographique et, si l’on ose dire, prendre la photo sans se faire prendre.

À Dachau et Buchenwald, la confrontation entre le passé des photos et le présent du film est relativement aisée car ces camps ont été relativement préservés. Comme dans Shoah de Claude Lanzmann, une émotion particulière jaillit de la superposition entre des lieux aujourd’hui paisibles, voués à la mémoire et au tourisme, et le savoir des atrocités qui s’y sont déroulées jadis – jadis mais il n’y a finalement pas si longtemps, quelques 80 années, une poignée de secondes à l’échelle de l’histoire de l’humanité.

À Buchenwald, un cliché frappe le regard : on y voit un bâtiment de briques surmonté d’une cheminée fumante, soit un bloc de fours crématoires. Mais il semble faire beau, la lumière est claire, et sur le côté, on distingue des corps allongés sur une pelouse. Des détenus morts, ou agonisants ? Plus tard, le film nous apprend qu’il s’agit effectivement de prisonniers, mais encore bien vivants, qui font une pause au soleil – une pause de quelques minutes au milieu d’un quotidien infernal à flux tendu. On mesure bien que des déportés épuisés aient éprouvé le besoin de s’allonger quelques minutes au soleil, mais le faire devant un crématorium en action où certains de leurs camarades sont incinérés, cela est… à vrai dire, on ne sait plus quel mot choisir tant le contraste est troublant. Mais on sait aussi que ce type de contradiction absurde voire obscène entre la vie et la mort était le lot quotidien de l’univers concentrationnaire. Comme le rapportait Primo Lévi, dans le monde particulier des camps nazis, il n’y avait pas de pourquoi, plus de rationalité qui tienne.

Ce cliché de déportés bronzant face au crématorium a une histoire toute aussi troublante que ce qu’il montre. L’auteur de la photo a survécu et après la guerre, a fait connaître son travail publiquement : mais craignant que la vision de détenus allongés au soleil ne suggère que la vie à Buchenwald était cool, il a effacé ces corps de la photo avant de la rendre publique ! On a beau croire avoir tout lu et tout vu sur le sujet du nazisme, on en apprend décidément tout le temps : ainsi, croyant bien faire, un des photographes témoins de l’horreur nazie a été l’un des premiers truqueurs de vérité sur cette période. Cette ironie funeste est dingue ! Mais elle atteste aussi de la folle polysémie des images qui permet toutes les lectures possibles (Buchenwald ? Pas pire qu’une prison ordinaire…) et prouve qu’une image doit toujours être accompagnée d’une contextualisation scientifique pour que sa vérité soit transmise dans de bonnes conditions au récepteur.

À Dora, le lien entre le passé et le présent du film est difficile. L’essentiel du camp de Dora était une usine d’armement souterraine, et à la surface, on ne voit aujourd’hui qu’une forêt. Il faut investiguer cette forêt avec les historiens du lieu pour découvrir les quelques maigres vestiges du camp : une pierre ici, un reste de pilier là… On passe à Ravensbrück, qui avait ceci de particulier que c’était un camp réservé aux femmes. Les clichés pris clandestinement là-bas sont peut-être les plus réussis d’un point de vue strictement photographique : des détenues qui ont pris la pose (et sans doute une pause, comme les allongés de Buchenwald), se sont vêtues le mieux possible, sourient parfois à l’objectif, comme dans les conditions d’un portrait normal. Ce n’étaient évidemment pas des conditions normales et elles le montrent, en exhibant aussi leurs cicatrices dues aux sévices et mauvais traitements. Outre l’étude fine et précise de ces portraits, le film nous apprend que certaines de ces jeunes femmes ont succombé durant leur détention et que d’autres ont survécu et mené une vie pleine tant professionnellement que personnellement. De ces destinées de mort ou de vie finalement accomplies comme des revanches sur la barbarie nazie, on ne saurait dire lesquelles sont les plus bouleversantes.

Ces quatre photos sont « quatre morceaux de pellicule arrachés de l’enfer », elles n’ont rien d’obscène mais participent au vaste corpus historique sur la Shoah.

À Auschwitz-Birkenau, Christophe Cognet nous met en présence des photos les plus connues, car déjà révélées il y a quelques années, clichés saisis au seuil des chambres à gaz, et même depuis l’intérieur de l’antichambre pour l’un d’entre eux. Birkenau, c’est un autre degré dans l’échelle de l’horreur et de la folie idéologique par rapport aux camps précédents. À Birkenau (comme à Treblinka, Sobibor, Belzec, Maidanek ou Chelmno qui ne sont pas concernés dans ce film), la mort n’est pas simplement une conséquence de mauvais traitements ou d’exécutions pour rébellions mais le but premier, systématique, le produit principal de ces usines à tuer que l’on appelle aussi « centres de mise à mort ». À Birkenau, on n’interne pas que des hommes (ou des femmes dans le cas de Ravensbrück) adultes, mais des familles entières, enfants, vieillards et nourrissons inclus. À Birkenau, on n’emprisonne pas pour raisons politiques, on extermine pour être né Juif, ou Tzigane. À Birkenau, on ne garde qu’environ 5 % de chaque convoi en détention, les 95 % restants sont gazés dès leur arrivée. À Dachau, Buchenwald, etc., le taux de mortalité est élevé (55 000 morts estimés à Buchenwald à la fin de la guerre), à Birkenau, il est multiplié par vingt (1 100 000 morts selon la moyenne des estimations).

Si l’on fait ce rappel, c’est aussi pour évoquer le débat, sinon la polémique, qui a opposé Claude Lanzmann et Georges Didi-Huberman (avec Jean-Luc Godard en troisième larron et trublion provocateur) à propos de ces photos spécifiques, celles donc de Birkenau. Pour Lanzmann, les chambres à gaz représentent le tabou suprême de la représentation. Personne n’ayant filmé ou photographié de l’intérieur une chambre à gaz en action (et pour cause), toute représentation ou image de chambre à gaz serait obscène, scandaleuse. Et si de tels films ou photos existaient, il faudrait les détruire ajoutait-il. Godard rétorqua que de telles images existaient sûrement quelque part (dans le grenier ou la cave d’un ancien SS, pensait-il sans doute) et que si on les découvrait, il faudrait absolument les montrer. Pure spéculation puisque ces images d’une chambre à gaz en action n’existent pas, jusqu’à preuve du contraire. Et puis ont été rendus publics ces rares clichés pris au seuil ou dans l’antichambre du trou noir du projet nazi. Georges Didi-Hubermann s’en est félicité, voyant dans ces clichés un apport précieux à la connaissance globale de la Shoah. Sur ce point, votre serviteur est plus hubermannien que lanzmannien.

Christophe Cognet partage évidemment ce point de vue et consacre la dernière partie de son film à l’analyse de ces photos et de leurs conditions de fabrication, où l’on apprend que celles-ci aussi ont été légèrement retouchées au tirage, non pas pour les modifier mais pour les rendre plus claires, plus lisibles. En effet, de toutes les photos clandestines présentées dans ce film, celles de Birkenau sont les plus floues, les plus mal cadrées, celles dont le caractère « prises à la sauvette et dans l’urgence » est le plus évident. C’est précisément là que les photos elles-mêmes disent aussi les conditions dans lesquelles elles ont été réalisées.

À Dachau, Buchenwald ou Ravensbrück, il semble qu’il était possible de trouver des interstices spatiaux ou temporels pour prendre des photos dans des conditions qui permettaient de cadrer, de poser, de définir ce que l’on souhaitait monter. À Birkenau, au plus près des chambres à gaz, les possibilités étaient extrêmement réduites, la prise de risque maximale. D’où ce cliché flou et cadré trop haut de femmes dénudées en train de marcher (de courir ?) vers l’abîme, ou cet autre cliché qui montre la fenêtre de l’antichambre et à travers elle, des arbres et le ciel. Mais il y a aussi cette photo inestimable d’un sonderkommando en train de brûler des corps à la sortie de la chambre à gaz (on suppose que les fours crématoires étaient ce jour-là surbookés). Ces quatre photos sont, selon les mots de Didi-Hubermann, « quatre morceaux de pellicule arrachés de l’enfer », et contrairement à ce que pensait Lanzmann, elles n’ont rien d’obscène mais participent au vaste corpus historique sur la Shoah. De même que les photos clandestines de Dachau, Buchenwald, Dora et Ravensbrück enrichissent la connaissance du système concentrationnaire nazi.

Au final, À pas aveugles est lanzmannien au sens où, comme dans Shoah, Cognet fait surgir le passé en filmant le présent au présent : la différence, c’est que Lanzmann passait par la parole (des rescapés, des témoins et des bourreaux) quand lui passe par les images. Et en passant par les images, « malgré tout », il s’inscrit dans la lignée du travail et de la pensée de Didi-Hubermann. Christophe Cognet réussit non seulement un film important, mais aussi un genre d’exploit intellectuel : réconcilier deux visions antagonistes de la transmission de la mémoire et de l’histoire de la Shoah.

À pas aveugles, de Christophe Cognet, en salle à partir du 15 mars 2023.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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