John Wick aux Enfers – sur John Wick : chapitre 4 de Chad Stahelski
Spectateur fatigué des films de superhéros boursouflés, suis donc la voie élégante de John Wick. Le quatrième chapitre de cette saga commencée en 2014, malgré son format monstrueux (quelque 2 heures 49 et une scène post générique, comme chez Marvel), constitue dans le morne pré des films d’action hollywoodiens une fleur ancienne à la beauté archaïque et singulière : un film d’action mis en scène comme une comédie musicale, scénographié comme un opéra, dont le héros est la plus belle des machines à tuer.
Le principe narratif est minimal. Au début du premier chapitre on découvre un homme qui vit bourgeoisement dans une maison chic et conduit une belle cylindrée. Un jour sa femme s’effondre, victime d’une maladie qui la rongeait apparemment depuis quelques temps. Avant de mourir elle avait pris soin de lui faire parvenir un chiot, qu’il découvre sur son perron. John Wick commence douloureusement à faire son deuil, quand un soir, une bande de malfrats vole sa voiture, et tue son chien. Sa fureur se déchaîne, et on découvre alors que John Wick est un tueur repenti, surnommé dans le milieu « le croquemitaine ». Il suffit de ça pour que se déploient quatre films : un motif de vengeance vite dévitalisé, souvent raillé par les personnages eux-mêmes, une mécanique que le quatrième épisode de la franchise ne se donne d’ailleurs même pas la peine de ressaisir. Il n’y a dans le fond qu’une chose à savoir : plus John Wick tue, plus John Wick tue.
Au seuil donc de ce quatrième chapitre, on retrouve un John Wick qui voudrait bien, comme d’habitude, prendre sa retraite, mais dont la tête est encore une fois mise à prix. Au sommet de la pyramide des méchants un certain Marquis de Gramont – costume trois pièces et montre à gousset – convoque dans le film tout l’attirail de l’aristocratie vieille Europe. Il est à la tête du conseil d’administration une guilde de tueurs nommée La Table, dont le réseau essaime partout dans le monde des puissants, mais dont l’ordre du jour reste tout du long obscur – s’y mêlent des mafias de tous horizons dont l’intérêt commun n’est jamais révélé, sans doute parce qu’il n’y en pas, certainement parce que là n’est pas la question. Isolé, traversant villes et mondes, John Wick affronte successivement des centaines d’adversaires. Les dialogues sont rares et d’une pauvreté abyssale – de ce point de vue le film radicalise le fonctionnement des précédents. Nul substrat philosophique, nul motif politique, nulle justification psychologique : « bloodshed was the point » (le carnage, c’était ça le but) explique le Marquis. Alliances, amitiés et haines se donnent d’emblée comme non questionnables, et de fait, elles ne sont que des mécaniques, qui permettent de mettre en place le combat.
Le combat c’est la substance même de John Wick, interprété par Keanu Reeves, dans un espace filmique dédié à la cascade. Chad Stahelski, qui réalise et produit le tout, a commencé à Hollywood comme cascadeur – mythe fondateur dans son récit personnel, il a été la doublure de Brandon Lee, fils de Bruce, mort sur un tournage en 1993. Spécialiste des arts martiaux, doublure de Reeves dans Matrix, Stahelski met en scène en chorégraphe, assumant de très longues scènes de combat que seul le cinéma hongkongais déploie. John Wick – chapitre 4 radicalise cette esthétique en étirant encore davantage des séquences dont la combinatoire – un contre tous, deux contre beaucoup, un contre un – devient de plus en plus sophistiquée, et qui requièrent des armes et techniques variées : revolvers en tous genre, couteaux, nunchaku, poings, mais aussi voitures, motos, chiens, cordes et même une carte à jouer.
Nul gadget pour autant : le combat est chose sérieuse, qui demande au spectateur une attention soutenue, pour apprécier la beauté des gestes et l’équilibre des ensembles. L’élégance est le critère, et si Keanu Reeves semble en avoir quelque peu perdu au fil du temps, à cinquante-huit ans il porte encore beau – étroitesse des épaules, démarche de mannequin, finesse des poignets. Ce quatrième opus lui réserve un adversaire de choix : l’acteur et chorégraphe hongkongais Donnie Yen, interprète entre autres de Ip Man, célèbre maître ès arts martiaux, formateur de Bruce Lee, une présence qui tire définitivement la franchise du côté du genre, et de sa forme ultra-chorégraphiée.
Ce quatrième opus radicalise ce qui déjà assimilait les précédents à la comédie musicale.
Le film ouvre avec une séquence montrant John Wick s’entraînant comme en coulisse, alors qu’on lui apporte son costume dans une housse noire. Le porteur, c’est Laurence Fishburne, alias Morpheus, le grand ordonnateur de Matrix. Un personnage qui nomme finalement la forme du film : « farewell tour », une tournée d’adieu que le performeur va achever dans l’esprit qui est le sien, qualifié de « ballistic chic ». John Wick frappe trois fois de son poing sanglant sur une corde suspendue : le spectacle peut commencer. Une des séquences les plus brillantes du film le voit virevolter dans un hôtel japonais, du toit-terrasse au hall de la réception en passant par une cuisine et une vaste salle d’exposition. Face à lui, chaque groupe d’adversaires porte systématiquement le même habit : combinaisons intégrales de miliciens, costumes trois-pièces de capos mafieux, élégants ensembles de maîtres d’hôtels. Comme au ballet, la beauté chorégraphique passe par la lisibilité hiérarchique du costume qui différencie le corps des rôles secondaires et des étoiles. Comme au ballet, les acteurs se placent dans des espaces codés, dont les décors sont entièrement modulés par la nécessité chorégraphique.
Si dans le premier épisode les lieux filmés ressemblaient souvent à des décors de jeu vidéo (hangars, docks, souterraines et extérieurs post industriels), ceux du nouvel opus sont résolument des espaces de théâtre, installés et thématisés comme tels : salles de musées, esplanades, terrasses, cours, perrons, casinos, tous lieux de représentation. A cet égard la figure du Marquis français fonctionne moins comme un personnage que comme un réservoir de décors, lui que le film place dans la galerie des Glaces, dans un manège où des cavaliers dansent, devant le Radeau de la méduse au Louvre, ou encore dans une loge dorée de l’Opéra Garnier. Chaque espace, qu’on s’y batte ou non, semble déterminé par sa fonction scénique. Il est codé, encadré d’oeuvres d’arts, de statues gothiques et de flambeaux, marqué au sol par des supports géométriques : le dallage du Trocadéro, le bassin de l’hôtel japonais, le tapis oriental du Louvre, le parquet poli d’une salle d’exposition.
Ce quatrième opus radicalise ce qui déjà assimilait les précédents à la comédie musicale. Dans les espaces scénographiés pour les combats, plus personne ne s’offusque d’un coup de feu ou d’un couteau tiré : il n’y a plus de « civils », tout le monde est un tueur ou presque, potentiel chanteur ou danseur, prêt à rejoindre la mêlée. Si dans les films précédents la foule fuyait les combat, elle épouse dans celui-ci son rythme et ses mouvements. Dans une discothèque berlinoise par exemple, on continue littéralement à danser alors que les coups de feu pleuvent, s’écartant à peine pour laisser tomber les corps au sol. L’artifice est complet et assumé dans des espaces qui rappellent une grammaire très propre aux spectacles circulant aujourd’hui dans les grandes maisons d’opéra, de Krzysztof Warlikowski à Ivo Van Hove : néons froids, modules vitrés, pluie artificielle. Sur la scène de John Wick se déploie une œuvre hyper scénographiée dont le lyrisme tient aux ballets, aux chœurs et aux airs, et dans laquelle les récitatifs sont réduits au minimum.
Le régime spectaculaire de John Wick paraît être, malgré toute sa technicité, celui de temps anciens : les cascades plutôt que les effets spéciaux, le décor plutôt que le fond vert. John Wick exhibe sa forme archaïque, comme celles que le Marquis installe les unes après les autres pour que son ennemi, comme une marionnette, joue dedans. John Wick s’y dépose en héros errant, qui doit affronter successivement les épreuves jusqu’à un duel final ritualisé comme il se doit au pied du Sacré Cœur. Une des seules références véritablement thématisées dans le film est mythologique : c’est Hercule, auquel un personnage compare furtivement John Wick au détour d’un des rares dialogues du film. Plus tard, un des chasseurs de prime insistera pour se faire appeler « Mr Nobody » – Personne, comme Ulysse face au Cyclope.
Mais c’est surtout un autre personnage secondaire qui paraît livrer une clé, le réceptionniste du fameux hôtel Continental dont on découvre pour la première fois dans ce quatrième chapitre qu’il porte le même nom que le passeur infatigable des Enfers : Charon. Dans ce bas monde au kitsch gothique pullulant, John Wick figure une sorte d’Orphée, veuf désespéré défiant les dieux, et qui, ne cessant de se retourner sur le chemin de la rédemption, rechute indéfiniment dans une boucle narrative. John Wick danseur magnifique est aussi poète, béni des Muses, héros des opéras premiers, dont la voie attire diables et chiens.
John Wick : chapitre 4 de Chad Stahelski, en salles le mercredi 22 mars