Le cinéma iranien, un continent traversé de séismes mais cohérent
Plus peut-être que dans aucun autre pays au cours des dernières décennies, le cinéma iranien n’a jamais été considéré en Europe indépendamment de la situation politique du pays, ou plutôt de l’idée qu’on s’en faisait. L’Iran demeurant une terre de séismes politiques multiformes, il attire à ce titre une attention sans guère d’équivalent ailleurs dans le monde. Arène d’affrontements intérieurs de grande ampleur (au moins un par décennie depuis la révolution de 1979 et l’avènement de la République islamique qui s’en est suivi), le pays est en conflit avec de nombreuses puissances régionales et internationales (États-Unis, Israël, Arabie saoudite, Émirats). Terre où sont enracinés plusieurs mouvements irrédentistes, le plus visible étant celui des Kurdes, mais les Baloutches sont au moins aussi actifs, il est la patrie d’origine d’une importante diaspora qui héberge plusieurs mouvements d’opposition puissants, au premier rang desquels les Moudjahiddines du Peuple et les royalistes.
Simultanément, même si a priori dans un tout autre registre, le pays se caractérise par une longue histoire d’amour pour le cinéma. Ayant conquis une visibilité internationale en ce domaine à partir du début des années 1990 grâce d’abord à la reconnaissance de l’immense artiste qu’était Abbas Kiarostami, il est depuis très présent dans les grands festivals et dans les salles d’art et d’essai, grâce à la fois au talent de ses auteurs et à cette attention singulière que le pays n’a cessé de susciter, aussi pour des raisons extra cinématographiques. Très logiquement dès lors, le cinéma iranien occupe une place particulièrement significative dans le contexte du récent mouvement de contestation « Femme-Vie-Liberté » qui a suivi la mort de la jeune Mahsa Amini, tuée par les forces de l’ordre le 16 septembre 2022.
Mais le régime n’avait pas attendu ce moment pour faire des réalisateurs des victimes directes de sa politique de répression, en pleine conscience de la visibilité que cela lui donnerait sur la scène internationale. C’est ainsi que deux des réalisateurs iraniens les plus célèbres dans le monde, multiprimés dans les grands festivals internationaux, Jafar Panahi (Léopard d’or à Locarno pour Le Miroir, Lion d’or à Venise pour Le Cercle, Ours d’or à Berlin pour Taxi Téhéran) et Mohamad Rasoulof, étaient déjà en prison (tout comme leur confrère Mostapha Al-Ahmad) lorsqu’a commencé le mouvement de l’automne dernier. En février 2023, ils ont été libérés de prison sans que les charges pesant sur eux soient abandonnées, voire, pour Rasoulof, sous la menace de nouvelles inculpations.
Ces deux grandes figures de l’art du cinéma sont aussi deux opposants déclarés à la politique de la République islamique, comme en témoignent leurs films – ce qui n’est pas le cas du troisième réalisateur jouissant d’une grande renommée internationale, Asghar Farhadi qui, s’il a fini par condamner fermement la répression de la fin 2022, avait jusque-là occupé une position beaucoup plus retenue vis-à-vis des autorités, et vu ses films distribués le plus souvent sans difficulté dans son pays – ce qui n’est évidemment pas les cas des réalisations de Jafar Panahi et de Mohamad Rasoulof.
Panahi, Rasoulof, Farhadi : ces noms incarnent trois des différentes situations des auteurs d’un cinéma iranien toujours très actif, en Iran et hors d’Iran. Mais il faut en fait distinguer quatre positions différentes : les Iraniens qui vivent en Iran et y tournent des films qui y sont distribués, les Iraniens qui vivent en Iran et y tournent des films qui ne sont vus qu’à l’étranger (et sous forme piratée dans le pays), les Iraniens qui vivent complètement ou principalement à l’étranger mais reviennent en Iran pour filmer, et enfin, les Iraniens qui vivent et filment hors d’Iran.
Parmi ceux qui tournent en Iran, tous ne sont pas, loin de là, des opposants. Ont été produits au cours des cinq dernières années dans le pays entre 80 et 120 films par an, dont 84 en 2022, parmi lesquels une cinquantaine a été distribuée. La plupart sont des films de genre (policier, mélodrame, comédie) destinés à un large public local, qui reste friand de cinéma.
D’autres, inventant des réponses singulières aux multiples obstacles élevés par la censure sans pouvoir être en rien accusés de complaisance envers le régime, relèvent d’un cinéma d’auteur ambitieux sur le plan du langage cinématographique – exemplairement, en 2022, Leila et ses frères de Saeed Roustaee, en compétition à Cannes, ou le beau Scent of Wind de Hadi Mohaghegh, grand prix au Festival de Busan, sans oublier le très émouvant Atabai de Niki Karimi. Il faudrait ajouter l’importante école documentaire qui n’a cessé de prospérer dans le pays depuis le début des années 1960, avec des noms tels que Ebrahim Mokhtari (Leaf of Life) ou Mehrdad Oskouei (Des rêves sans étoile), mais aussi les réalisatrices Firoozeh Khosrovani (Radiographie d’une famille) et Mina Keshavarz (Entre les flots), qui auraient mérité d’attirer l’attention bien avant d’être emprisonnées plusieurs semaines en mai 2022.
Il est inconcevable qu’un tournage dans l’espace public ait lieu sans que les autorités soient au courant.
Jafar Panahi est évidemment exemplaire de la volonté de tourner en restant dans son pays, il en fait d’ailleurs un des ressorts dramatiques d’Aucun Ours, avec cette scène devenue immédiatement historique où on le voit mettre un pied de l’autre côté de la frontière pour précipitamment revenir en arrière. Cette situation est aussi celle, par exemple, de Vahid Jalilvand dont on a vu le très critique Beyond the Wall au dernier festival de Venise, un des rares à concerner la véritable préoccupation principale de la population, l’effondrement économique, ou d’Abbas Amini, découvert grâce à Marché noir, lui aussi centré sur la situation économique et sociale, et qui a présenté en janvier 2023 Endless Borders, qui traite de diverses formes d’exil intérieur, au Festival de Rotterdam.
Contrairement à la légende, il est certain que ces films sont tournés au su des autorités, y compris lorsqu’ils sont explicitement interdits de tournage : dans un État policier aussi rigoureux, il est inconcevable qu’un tournage dans l’espace public comme ce fut le cas pour Taxi Téhéran, Trois Visages et Aucun Ours, les trois plus récents titres signés d’une personnalité aussi en vue que Jafar Panahi, ait lieu sans que les autorités soient au courant. Elles les tolèrent voire escomptent en tirer avantage tout en gardant ouverte la menace d’une répression qui peut s’abattre sous de multiples formes, jusqu’aux plus brutales comme les emprisonnements de Jafar Panahi et Mohamad Rasoulof. Mais les formes de rétorsion peuvent être de moindre intensité, ainsi du sort récent d’une autre figure majeure du cinéma iranien contemporain, Mani Haghighi (l’auteur de Valley of Stars et de Pig), qui a pu tourner au grand jour Substraction avec la star et figure de la contestation Taraneh Alidoosti mais s’est vu confisquer son passeport au moment de partir accompagner son film au Festival de Toronto en septembre 2022.
S’il a toujours filmé en Iran, en prenant des risques qui ont fini par se concrétiser en plusieurs condamnations et plusieurs mois en prison, Mohamad Rasoulof, auteur des films dénonçant explicitement la violence des services spéciaux (Les manuscrits ne brulent pas), la corruption (Un homme intègre), l’utilisation de la peine de mort (Le Diable n’existe pas), vivait hors tournage en Allemagne, où il a installé sa famille. Le cas d’Asghar Farhadi, qui a alterné les films tournés en Iran (Une séparation, Un héros) et ceux réalisé à l’étranger sans lien apparent avec l’Iran (Everybody Knows), et qui vit en partie en Iran et en partie à l’étranger, est à cet égard une variante de ce type de situation. Alors que Hit the Road de Panah Panahi et Chevalier noir d’Emad Aleebrahim Dehkordi, pour ne citer que deux exemples récents, sont l’un et l’autre tournés en Iran par un cinéaste qui n’y vit pas, ou n’y vit plus.
La singularité de la relation de ce pays au cinéma fait qu’il présente un cas sans équivalent dans l’histoire, en tout cas à ce degré d’intensité, de qualité et de diversité, qui autorise à parler d’un cinéma iranien en exil, à propos d’un ensemble de films concernant l’Iran réalisés par des Iraniens qui n’y vivent pas et ne peuvent ni ne veulent y retourner pour le moment[1]. C’est en particulier le cas d’Ali Abassi avec Les Nuits de Mashhad, en compétition à Cannes, ou désormais de Mehran Tamadon (qui, vivant en France, était retourné en Iran pour ses trois premiers longs métrages, ce qui lui est désormais interdit) avec ses deux dernières réalisations, Là où Dieu n’est pas et Mon pire ennemi, tous deux présentés à la récente Berlinale, et au festival Cinéma du Réel à Paris, du 24 mars au 2 avril.
La relation à l’Iran est aussi présente, quoique de manière indirecte, dans l’étonnant À vendredi Robinson de Mitra Faharani, sorti en France en septembre 2022 et composé à partir d’un dialogue entre Jean-Luc Godard et l’écrivain, réalisateur et producteur Ebrahim Golestan. À l’image de ce qu’avait fait à l’époque Marjane Satrapi, d’autres choisissent l’animation pour raconter un pays où ils ou elles ne peuvent aller, comme Sepideh Farsi avec La Sirène ou Ali Soozandeh avec Téhéran Tabou.
Il se trouve, pas par hasard, que c’est un Iranien, Hamid Naficy, professeur à l’université de Californie du Sud, qui a produit la réflexion la plus élaborée sur les cinémas en diasporas, An Accented Cinema (Princeton University Press, 2001), détaillant les innombrables modalités de relation entre des situations vis-à-vis d’un pays d’origine et des propositions filmées. Au sein de cet éventail très ouvert, le cinéma iranien est le seul aujourd’hui qui, dans une grande diversité mais sans véritable rupture, réunit un nombre significatif de cinéastes et d’œuvres occupant des positions multiples. Ce dont témoigne par exemple le festival « Cinéma(s) d’Iran » initié à Paris par le réalisateur Nader Takmil Homayoun, notamment auteur de Téhéran (2009), et qui présente des films relevant de toutes ces catégories. Depuis une place située à l’intérieur non seulement du pays, mais aussi de son cinéma accepté par le régime au pouvoir, jusqu’à une opposition frontale contre les dirigeants et leur idéologie, il est possible d’identifier une commune appartenance à ce qu’il reste légitime d’appeler le cinéma iranien contemporain.