La nacelle de la révolution vogue sur un fleuve de sang – à propos d’Esterno Notte de Marco Bellochio
On a dit que les trois premières saisons de The Crown avaient rendu service à la monarchie britannique avant que les deux dernières ne tendent à la desservir. Peut-être. Au moins, la question ne se pose pas avec Esterno notte. D’abord, parce que c’est une « mini-série » qui ne correspond qu’à une « mini-saison », ensuite parce que ni la République italienne ni la démocratie n’en sortent grandies ou, un tant soit peu, auréolées. Le cinéma, si.
Esterno notte raconte l’histoire de l’enlèvement d’Aldo Moro par un commando des Brigades Rouges au printemps 1978. Il le raconte dans un film qui a été découpé – et conçu – en six épisodes d’une cinquantaine de minutes, soit cinq heures. La télévision l’a diffusé selon deux formats : soit deux soirées, soit une série de six épisodes. Le voir d’une traite, si je puis dire, lui donne à l’évidence davantage d’ampleur. D’ailleurs, rien n’empêche d’enchaîner les six épisodes à la suite. Mais jamais un appartement même obscur ne remplacera une salle de cinéma. Les spectateurs du festival de Cannes ont eu cette chance le 18 mai 2022 sur le grand écran de la salle Debussy. Les spectateurs de la Cinémathèque l’ont eue à leur tour le 3 décembre et s’en sont pareillement réjouis. Il s’agit là d’une expérience à la fois exceptionnelle et déjà consacrée – Novecento de Bertolucci, Jeanne la pucelle de Rivette, Le soulier de satin d’Oliveira, Senses d’Hamaguchi, etc. C’est dire que Esterno notte est bien du cinéma – et du grand cinéma.
La télévision a donc le mérite de lui offrir un support supplémentaire et un public élargi. La diffusion sur Arte a tourné autour du demi-million de téléspectateurs mais il est encore possible de le voir en rediffusion sur le site de la chaîne. Sur la RAI, la chaîne publique italienne, le nombre des téléspectateurs a été évalué entre trois millions et demi et deux millions et demi selon les épisodes. C’est moins que certains matchs de football mais c’est beaucoup, et notamment beaucoup de jeunes et de moins jeunes qui n’étaient pas nés à l’époque. La presse italienne est allée jusqu’à reprendre le titre du journal Libération : « Bellocchio a transformé le plomb en or ». Si le film a reçu beaucoup d’éloges parfaitement justifiés, quelques réserves l’ont néanmoins accueilli ; d’une part, une des filles Moro en a été profondément meurtrie malgré le regard affectueux porté sur sa famille et la dignité qui la distingue ; d’autre part, sur le plan politique, certains commentaires étriqués ont pointé une sévérité excessive à l’encontre de la Démocratie chrétienne (parti politique italien).
Quoi qu’il en soit, Esterno notte a tout d’une tragédie, d’un drame moderne dominé par la question de la folie, dans l’ombre portée du théâtre shakespearien. Il n’est pas sans évoquer un autre chef d’œuvre tardif, réalisé par les frères Taviani, Cesare deve morire – un Jules César forcément politique, tourné avec des prisonniers de droit commun dans la prison Rebibbia de Rome. Étrangement, le titre du livre d’Eleonora Moro publié trente ans après la tragédie est Doveva morire (« il devait mourir »).
Nous sommes donc en présence d’un événement historique majeur. Le film nous donne l’intelligence immédiate de la situation, sans l’imposer, se contentant de la suggérer, d’investir la part d’énigme qui la sous-tend, d’ouvrir des pistes, de les ouvrir par la construction même du film. En ce sens, c’est bien ce que permet la série dont les épisodes sont remarquablement agencés : explorer tour à tour le point de vue (l’âme) de plusieurs personnages, pour l’essentiel Aldo Moro lui-même, le ministre de l’Intérieur Cossiga, le pape Paul VI, un couple de brigadistes, Eleonora Moro.
De quoi s’agit-il donc ? Moro est le président du conseil national de la Démocratie chrétienne, après avoir été président du conseil des ministres et une des personnalités majeures de la vie politique italienne depuis la Libération. L’enlèvement se passe le jour même où il se rend à Montecitorio – la Chambre des députés – pour l’investiture d’un nouveau gouvernement bâti sur le principe original du « compromis historique », pour lequel il a œuvré de concert avec le secrétaire général du parti communiste, Enrico Berlinguer, non sans difficultés pour convaincre les dirigeants de son propre parti. Si l’enlèvement provoque une sidération générale, il n’est pas sans certaines résonances : d’une part, deux mois plus tôt, le baron Empain a été enlevé à Paris par les Noyaux armés pour l’autonomie populaire ; d’autre part, on ne peut pas ne pas penser à l’enlèvement et à l’assassinat de Giacomo Matteotti par les fascistes au printemps 1924.
Enfin, il n’est sans doute pas innocent que le procès des Brigades Rouges se tienne à Turin depuis une semaine, qu’il s’enferre dans des questions de procédure et que l’attitude des magistrats et des prévenus, déférés dans une cage, tende à illustrer le sentiment d’une parodie de justice.
Les années soixante-dix sont généralement présentées comme la décennie des années de plomb. Cette période est ouverte par l’attentat néofasciste de la piazza Fontana à Milan le 12 décembre 1969 (le film de Marco Tullio Giordana au titre éponyme, Piazza Fontana pour la version française, dresse un beau portrait des deux principaux personnages). Elle est close par l’attentat néo-fasciste de la gare de Bologne le 2 août 1980. Après le « mai rampant » de 1968, c’est dans ce cadre que s’insère la lutte armée des groupes d’extrême-gauche, notamment Lotta continua, Prima Linea et les fameuses Brigades Rouges. Embuscades, homicides, prises d’otages et demandes de rançon pour financer le mouvement se multiplient, participent d’une violence sans frein et soulignent un rejet radical des lois du capitalisme. L’apogée de cette guerre civile de basse intensité se situe en 1977.
Bellocchio s’attache ainsi au point crucial d’une lente destruction du système politique italien. L’affaire Moro en est le moment de bascule.
Toutefois, les années soixante-dix ne se résument pas à ce sombre tableau. Il y a des avancées sociales, notamment le vote par le parlement de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, deux semaines après l’assassinat de Moro. Et il y a une dynamique culturelle ; la splendeur exceptionnelle du cinéma constitue peut-être un trompe-l’œil mais un merveilleux trompe-l’œil, comme le théâtre avec les mises en scène de Strehler pour Goldoni, Shakespeare, Tchekov, Brecht, comme la littérature avec les romans ou récits de Calvino, Sciascia, Calasso, la poésie de Luzi et Zanzotto, etc. Un autre trompe-l’œil serait la cohésion longtemps donnée à la société italienne par un parti communiste décrié par les groupes d’extrême-gauche mais bien enraciné, avec plus du tiers des voix aux élections de juin 1976, et franchement dégagé de l’influence soviétique, un parti vivifié par les fêtes locales du journal l’Unità et par l’initiative de ce compromis historique qui est au cœur du sujet.
Bellocchio s’attache ainsi au point crucial d’une lente destruction du système politique italien. L’affaire Moro en est le moment de bascule. Au demeurant, elle signifie l’explosion au décollage du compromis historique, mort-né. Malgré la brutalité de l’événement, malgré la stupeur qui frappe le pays devant l’image de la R4 rouge (à sa place, via Caetani, dans le dernier épisode), devant le corps recroquevillé dans le coffre, comme endormi, mais qui n’est plus qu’un cadavre, malgré l’intuition d’une dérive sans retour et le mince espoir d’un ressaisissement, la conscience de ce qui vient de se passer est encore floue. La mort d’Enrico Berlinguer, en juin 1984, en aura été l’épilogue (et le film documentaire, L’addio a Berlinguer, disponible sur internet, réalisé par une quarantaine de réalisateurs, achève de tirer le rideau sur ce passé). Les assassinats perpétrés par la mafia puis le berlusconisme en seront les chapitres suivants.
Ce qui rend le film (la série) de Bellocchio passionnant, c’est aussi la cohérence d’une œuvre qui prend à bras le corps les sujets fondamentaux de la société italienne. Dans son film précédent, Le traitre, il met aux prises le juge Falcone et le repenti mafieux Buscetta. Auparavant, dans Vincere, original par le travail sur les archives et par le lustre des images, il s’intéresse à la montée du fascisme à travers le personnage de la maîtresse de Mussolini. Buongiorno notte était consacré à l’enlèvement d’Aldo Moro, mais vu de l’intérieur, de la pièce où il était en captivité. Pourquoi l’avoir tourné en 2003 ? La date correspond aux 20e et 25e anniversaires car, depuis 1998, des documents, des livres avaient attiré l’attention. Pourquoi 2022/23 ? parce qu’en 2018, à l’occasion du 40e anniversaire, Bellocchio découvre un versant qu’il avait jusque-là ignoré, le versant familial. À la tragédie publique s’ajoute la tragédie privée. Mais ce n’est pas un film de plus, ni sur l’affaire Moro ni dans l’œuvre de Bellocchio, c’est un film essentiel, à la fois éminemment personnel et éminemment général.
Il faut aussi le replacer après ce documentaire extraordinaire Marx peut attendre où Bellocchio vient de rendre une espèce d’hommage à son frère jumeau, si beau et si tendre, qui s’est suicidé en 1968, à même pas trente ans. Le titre a son origine dans une des dernières phrases adressées par Camillo à Marco, oui, Marx peut attendre, il n’y a pas que la révolution et les grands impératifs abstraits dans la vie, une sentence paradoxalement si intime que Marco n’a pas su l’entendre à l’époque. Sa mort reste une tragédie. On comprend mieux l’ombre forcément magique qui plane sur Esterno notte.
Au fil des épisodes, nombre de scènes s’imposent et suscitent des questions. Lors de l’enlèvement, dans une rue de Rome, à neuf heures du matin, les ravisseurs – déguisés en pilotes de ligne – exécutent froidement les cinq membres de l’escorte. On apprend ainsi que Moro refusait le privilège d’une voiture blindée et que les armes des policiers de l’escorte étaient dans le coffre de la voiture. On voit que la police est à deux doigts de le retrouver et qu’elle n’insiste pas ; et que la fille de Moro suggérait de photocopier les lettres de son père avant de les porter au ministère de l’Intérieur. Pour autant, une des qualités du film est de récuser toute perspective complotiste. L’assassinat demeure un imbroglio dans lequel barbotent les fantômes des services secrets italiens, de la loge P2 qui vient de prendre le contrôle du Corriere della sera, de la CIA, voire du KGB et du Mossad.
La question de la folie sous-tend l’ensemble du film. Tout est bon, même une analyse graphologique, pour étayer la mauvaise foi.
Un conseiller américain tient un rôle important dans la série et constitue un élément narratif original lié à la dimension psychologique de l’affaire. Consultant occulte du Département d’État, spécialiste des prises d’otages, il a un objectif clair : stabiliser la situation de l’Italie – autrement dit, éviter une déstabilisation du continent européen par l’arrivée des communistes au gouvernement avec la mise en œuvre du compromis historique ; il a aussi un principe simple : discréditer l’otage, pour démonétiser les ravisseurs. Il vient visiblement à la demande de Cossiga, empêtré dans ses propres problèmes de couple, embarrassé par l’amitié et la reconnaissance qui le lient à Moro, embarqué dans un système d’écoutes téléphoniques qui surveille même le pape, manipulateur manipulé qui regarde avec effroi ses mains, les taches comme si c’était le sang de Mcbeth, laissant éclater sa fureur quand il repense au communiqué où les BR écrivent « Qui est Aldo Moro ? C’est tout vu ! »
La question de la folie sous-tend l’ensemble du film. Les lettres de Moro transmises par les BR sont-elles bien de lui ? Oui, mais quel lui ? Posé dès le deuxième épisode, le soupçon de folie est d’ailleurs subtilement repris dans le cinquième épisode quand Eleonora, qui se confesse juste avant l’enlèvement, se sentant abandonnée par son mari dévoré par la « mission » politique à laquelle il se voue, se demande si elle est folle de ne plus l’aimer. En tout cas, l’argument selon lequel Moro n’aurait plus toute sa tête est brandi par les tenants de la « fermeté ». Le mot est choisi par Andreotti, le président du conseil, jamais au premier plan, mais qui tire les ficelles pour le compte de l’Armée, de la Police et de la raison d’État. Fermeté plutôt qu’intransigeance, dit-il, fermeté parce que Moro ne serait plus lui-même, parce qu’il aurait peur de mourir, parce qu’il serait capable de révéler dieu sait quels secrets, parce qu’il ne consent pas à être une victime expiatoire. Tout est bon, même une analyse graphologique, pour étayer la mauvaise foi.
La Démocratie chrétienne serait prête à entamer des négociations secrètes, mais la publication immédiate par les BR de la lettre à Cossiga, au nom de la transparence due au peuple, tend à compliquer sinon à torpiller cette possibilité. La casuistique fait le reste : la fermeté, c’est mieux pour tout le monde, c’est mieux pour Moro lui-même. Cossiga finit par s’en persuader et cette position est maintenue malgré la menace d’exécution, malgré les comités et les manifestations pour la libération de Moro dans tout le pays, avalisant l’idée que ça les arrangerait d’avoir un martyr et qu’ils pourraient ensuite le béatifier. Ce refus de la famille d’obtempérer, d’acquiescer, de se sacrifier est une vision très moderne, a fortiori dans un milieu chrétien. « Hurler » notre colère, oui, dit la mère à ses enfants, mais ce n’est pas possible tant qu’il est vivant. Après, malheureusement, ce sera trop tard.
Bellochio reste au plus près de l’action et des tractations. Alors que le Saint-Siège a réuni un pactole, vingt milliards de lires, pour payer la libération, une réunion au sommet est convoquée par Andreotti. Craxi (le futur président du conseil socialiste des années quatre-vingt) et Zaccagnini (l’ami intègre qui a remplacé Moro à la tête de la DC et qui sortira de cette épreuve laminé par ce qu’il a dû dire et faire, laminé aussi par les propos sévères d’une des lettres de Moro) disent oui ; Berlinguer, lui, dit : pas si vite, avant de donner son accord. Il fait valoir que les ouvriers n’y comprendraient rien si le versement de la rançon était rendu public, il dénie toute reconnaissance politique à ceux qu’il considère comme « des criminels sanguinaires » qui n’appartiennent pas à « notre album de famille ». Somme toute, il se range à son tour du côté de la raison d’État et commet une erreur sinon une faute majeure.
Les négociations secrètes via l’Église se soldent par un échec. La construction du film permet de mieux saisir la complexité de la situation à tous les niveaux. Tout se passe en fait comme si aucun des deux camps constitués (les BR et l’État) ne voulaient pas vraiment aboutir. Après l’annonce de la décision d’exécuter Moro, le quatrième épisode scrute les divergences au sein des BR. Le couple Adriana Fanada/Valerio Morucci n’hésite pas à dire avec force son désaccord – autant leur analyse politique que leurs états d’âme – mais il reste prisonnier de la spirale dans laquelle tout le groupe est entraîné.
Dans ce paysage de psyché, la dimension onirique a toute sa logique. Plusieurs séquences donnent un autre souffle au film. Les rêves affectent plusieurs personnages. Le pape et la femme rêvent d’un Moro vivant, qu’il porte la croix dans le rêve pascal de Paul VI, qu’il préside le repas de Pâques l’année précédente dans la songerie d’Eleonora quand il annonce avec son doux sourire qu’il a acquis une parcelle au cimetière de Torrita Tiberina pour un caveau de famille. La brigadiste, elle, rêve de cadavres qui dérivent au fil de l’eau. Quant aux leaders de la DC, ils se retrouvent étrangement à l’hôpital au chevet d’un Moro qui aurait survécu.
Le film, mini-série, recourt avec intelligence aux retours en arrière, aux reprises d’un épisode sur l’autre, aux ellipses.
Malgré la gravité du sujet, une certaine légèreté et l’ironie affleurent par moments. Après que le pape ait vanté devant Eleonora « les petites croisades » menées pour la libération de son mari et les sacrifices que ses amis pouvaient consentir en attendant sa libération, Andreotti renonce à ses deux boules de glace quotidiennes en dessert. Dans un autre registre, une séquence toute en images d’archives dévoile la tentative ridicule de retrouver le corps au fond d’un lac gelé des Abruzzes, parce qu’un communiqué à l’authenticité douteuse l’a annoncé et qu’il faut faire semblant de n’ignorer aucune piste. De manière plus caustique, le défilé des dignitaires chez les Moro le jour de l’enlèvement tourne à la dérision – quand Eleonora fait valoir à un sénateur éploré : « vous n’êtes quand même pas venu ici pour vous faire consoler » et quand elle adresse cette repartie cinglante à celui qui lui adresse ses condoléances : « mon mari n’est pas encore mort ». Aussitôt, elle les plante là et va téléphoner à la femme d’un des gardes du corps assassinés. Il apparaît que, dans ces circonstances, croire au paradis n’est pas vraiment une consolation. D’ailleurs, la signora Leonardi répond ce qu’elle doit répondre : « je ne veux pas être consolée ».
La vertu d’Esterno notte c’est aussi de s’inscrire dans la tradition cinématographique des années soixante-dix, à commencer par Cadavres exquis de Francesco Rosi, à travers le souvenir d’une visite des catacombes narré par Cossiga. C’est encore de donner le beau rôle à de grands acteurs, notamment Margherita Buy et Toni Servilio, le pape, qu’on avait déjà vu en Andreotti dans Il divo et en Berlusconi dans Silvio et les autres (Loro). Le film, mini-série, recourt avec intelligence aux retours en arrière, aux reprises d’un épisode sur l’autre, aux ellipses, c’est très bien. Ce qu’on voit moins, ce qu’on sent moins toutefois, c’est la durée de l’événement. Car il dure cinquante-cinq jours, du 16 mars au 9 mai, il ne peut pas être réductible à quelques journées dans ce moment interminable. L’histoire des consciences italiennes réside aussi dans cette dilatation du temps. Et si c’est un choc malgré tout comparable à l’assassinat de Kennedy, la déflagration est plus lente et la dissolution qu’elle entraîne plus funeste.
Les cinq dernières minutes des cinq heures vont tambour battant : aussitôt connue la nouvelle, Cossiga signe sa lettre de démission et imagine qu’il est politiquement mort ; le lendemain, le 10, ce sont les funérailles privées à Torrita Tiberina et la déclaration de Renato Curcio lors du procès à Turin qui en dit long en peu de mots sur l’égarement et sur l’état de non-retour des BR, vantant cet assassinat comme « un acte d’humanité pour le prolétariat » ; le samedi 13, à la basilique Saint-Jean-de-Latran, contre la demande de la famille, ce sont les funérailles nationales en grande pompe, avec les croque-morts qui portent un cercueil vide, le pape ballotté sur son trône, tous les dignitaires vaguement momifiés. Le dernier mot revient à Cossiga, prêtant serment pour devenir président de la République en 1985. La dernière image est l’ombre furtive d’Eleonora morte en 2010.
Le meilleur livre à lire sur le sujet reste Il caso Moro de Sciascia, publié l’année même de l’événement. Il commence par l’apparition d’une luciole, ce n’est pas un hasard, et il repose sur la lecture des lettres écrites par Moro durant sa séquestration. Sciascia explore le labyrinthe qu’est devenu l’histoire politique italienne des années soixante-dix et compte faire à la fois œuvre littéraire et œuvre de vérité. Pasolini, lui, assassiné trente mois auparavant, avait le projet d’un roman, Pétrole, révélé par un article intitulé « Le roman des massacres ». « Je sais mais je n’ai pas de preuve » – écrivait il, décidé à construire une trame où inventorier des indices qui ne sont pas étrangers à sa disparition. Le pouvoir de la littérature, si elle en a, est d’élaborer des intuitions et de mettre un semblant d’ordre dans le chaos pour tenter d’en pénétrer l’essence. Dans le domaine du cinéma, c’est donc ce qu’a fait Bellocchio, après coup, magistralement, avec les deux volets de ce diptyque, hier Buongiorno notte, aujourd’hui Esterno notte.
« La nacelle de la révolution vogue sur un fleuve de sang. » Depuis la semaine dernière, j’essaie en vain de me rappeler d’où vient cette phrase magnifique que j’avais notée il y a une vingtaine d’années quand je voulais écrire un livre autour de l’affaire Moro et de la disparition des lucioles. J’avais noté aussi que ce jour-là, le mardi 9 mai, les éboueurs en grève avaient versé cent mille quintaux de déchets dans les rues de Turin et que la mafia avait assassiné à Palerme le militant d’extrême-gauche Peppino Impastato, maquillant l’assassinat en tentative avortée d’attentat. Mais surtout j’avais été touché par la lecture des lettres d’Aldo Moro, moins par celles où il incriminait ses collègues de la Démocratie chrétienne que par celles où il donnait libre cours à son affection pour les siens.
Dans sa dernière lettre à sa femme, il écrivait : « Avec mes yeux de simple mortel, comment ferons-nous pour nous voir après ? S’il y avait de la lumière, ce serait splendide ». Mon émotion de l’entendre à nouveau dans le dernier épisode a été redoublée par cette remarque d’Eleonora : il ne l’avait pas appelée « carissima » depuis leur jeunesse. Dans les lettres à ses filles, il rappelait qu’elles se partageaient la jambe droite et la jambe du cœur pour sauter à califourchon. À son petit-fils, Luca, c’était la dernière caresse prodiguée par « le grand-père du casque, le grand-père des échecs, le grand-père des pompiers de la place d’Espagne, l’habit de torero, des tambourins ». On est bien là dans le cœur secret de la grande Histoire avec la liberté que donne à un homme qui va mourir la conscience des derniers instants de sa vie. Parallèlement, à l’attention de ses « amis » de la Démocratie chrétienne et de tous ceux qui auront fait le choix de la prétendue raison d’État, il adressait un avertissement aussi solennel qu’indéniable : « mon sang retombera sur vous ». Dans la Rome antique, les gladiateurs lançaient à César le salut « Morituri te salutant » dont l’écho n’a pas fini de retentir.
Esterno Notte, de Marco Bellochio, Arte.tv, du 8 mars au 12 juillet 2023.