La catastrophe du récit – sur Le Passager et Stella Maris de Cormac McCarthy
Cormac McCarthy est de retour en France. Seize ans après le succès mondial de son roman post apocalyptique La Route, les éditions de l’Olivier publient à deux mois d’intervalle deux nouveaux romans : Le Passager et Stella Maris. Mais qu’est-ce qu’il reste à explorer après l’apocalypse, ou plus exactement, après « l’après apocalypse » ? C’est la question qui est au cœur de ce nouveau roman. Lorsque l’accomplissement historique (le progrès, la technique, la croissance, la science …) a pris un tour destructeur, que reste-t-il au romancier ?
On rebrousse chemin. On bifurque sur la route de l’accomplissement historique. On cherche d’autres voies que celle de la chronologie. On abandonne l’idée selon laquelle il y aurait un « avant » et un « après » la catastrophe et entre les deux une succession d’épisodes formant un récit cohérent. Après le récit de la catastrophe, Cormac McCarthy explore la catastrophe du récit. Adieu au langage. Crépuscule du récit.
Une image au début du roman : le héros, un plongeur de sauvetage inspecte l’épave engloutie au fond de la mer d’un avion disparu. Un passager manque à l’appel, disparu lui aussi avec la boite noire de l’avion et des instruments de vol. Disparu le passager de l’avion. Disparu des radars l’avion. Disparue la boite noire. Le roman s’ouvre sur le tableau de bord éventré, câbles et jacks arrachés. Disparition et désorientation vont de pair. « À la fin des fins, dit Alicia, il n’y aura plus rien qui ne puisse être simulé. Et ce sera l’ultime abolition des privilèges. Tel est le monde qui vient. Il n’y en aura pas d’autres. »
La composition d’un roman en dit parfois davantage que le résumé de son intrigue ou la bible de ses personnages. C’est le cas du dernier roman de Cormac McCarthy, publié en deux volumes dont la sortie en librairie est séparée par un intervalle de deux mois. Le premier volume, Le Passager, le 3 mars et le second, Stella Maris, sera mis en vente deux mois plus tard, le 5 mai. Pourquoi un tel décalage ? On peut y voir une stratégie commerciale – les éditeurs n’aimant pas en général mettre en vente en même temps deux romans du même auteur pour ne pas pénaliser l’un des deux. Le tome 2 Stella Maris est annoncé non pas comme la suite du premier mais comme ce qu’on appelle au cinéma un « prequel », c’est-à-dire un flash-back qui revient sur les évènements abordés dans la première œuvre. Pourtant le deuxième volume, nous dit-on, a été écrit avant le premier. C’est donc une sorte de prologue ou d’ouverture romanesque plutôt qu’un flashback. Mais pourquoi publier l’ouverture d’un roman après le roman proprement dit ? Qualifier ce roman en deux parties de « diptyque » n’est pas plus satisfaisant car les deux volets de l’œuvre ne sont pas visibles ensemble comme c’est le cas d’un diptyque en peinture.
James Wood dans The New Yorker a recours quant à lui à une métaphore musicale, il compare le roman de McCarthy à « ces vieux enregistrements stéréo où pour ainsi dire vous pouvez entendre Ringo et Paul sur le haut-parleur gauche et George et John sur le droit ». Mais cette métaphore n’est pas non plus satisfaisante car un enregistrement stéréo implique une émission et une réception synchronisée, ce qui n’est pas le cas ici. Ringo et Paul sont sur une planète, George et John sur une autre. S’il y a bien deux voix dans le roman de McCarthy, celle de Bobby Western et celle d’Alicia, sa sœur, ces deux voix se situent dans deux espaces-temps différents, séparées par une frontière invisible, le suicide d’Alicia. Dialogue post-mortem. L’un commence quand l’autre s’éteint. Ils ne se croisent même pas. Ils se suivent, deux météores en chute libre.
Stella Maris, du nom d’un établissement psychiatrique du Wisconsin dans lequel Alicia, âgée de vingt ans, s’est inscrite, est la retranscription d’un long monologue d’Alicia qui s’étire sur 256 pages dans un huis clos avec son psychiatre. Le Passager enregistre un chaos sonore de voix et de langages, un chaos mental, dans un monde en désagrégation. L’un a la forme d’une fugue, l’autre celle d’un opéra. Difficile de synchroniser deux univers sonores aussi différents, mieux vaut les tenir à distance, les séparer dans deux romans distincts. C’est la raison qui justifie le découpage de l’œuvre en deux volumes. McCarthy aurait pu les réunir dans un même roman, mais il aurait perdu l’écartement entre les voix, sa profondeur de champ sonore et intersubjective.
Le roman de McCarthy est un roman bifrons, à deux têtes, deux visages, deux voix. Le Passager raconte l’histoire de Bobby Western, Stella Maris celle d’Alicia sa sœur. Le double n’est pas un thème comme dans de nombreux romans, c’est le principe même de sa construction, Roman Janus du nom du dieu romain des commencements et des fins, du passage et des portes. Chacun des deux romans joue à sa manière avec l’alternance des voix : celle du frère brisé par le suicide de sa sœur dans Le Passager ; celle de la sœur, dans Stella Maris, qui a été diagnostiquée schizophrène, et qui revient dans un deuxième volume hanter le frère à la façon d’une revenante.
Le secret de leur amour impossible, c’est leur héritage. Celui du père, un physicien brillant qui était aux côtés de J. Robert Oppenheimer pour le test nucléaire du projet Manhattan.
Bobby et Alicia ont grandi à Los Alamos, sur le complexe d’enrichissement de l’uranium d’Oak Ridge, collés comme deux atomes. Enfants d’Hiroshima. L’héritage paternel n’est pas seulement un fardeau pour les enfants Western, c’est une radiation au double sens de mot. Irradiés et radiés de l’histoire. Ils sont les héritiers maudits de la grande aventure occidentale de la connaissance qui a conduit à Hiroshima. Elle va se suicider, lui ne fera que prolonger son suicide par une conduite d’échecs, refusant tout accomplissement ; manière d’assumer l’impasse de la transmission. Une anecdote l’exprime dans le roman. Bobby rend visite à un détective privé. Dans son bureau celui-ci a un perroquet en cage qui reste silencieux. Il ne parle pas ? demande Bobby. « Pour autant que je sache il est sourd muet. Je l’ai hérité de mon grand-père. Je viens d’une famille de forains. Le perroquet faisait partie des numéros. Mon grand-père est mort et le perroquet n’a plus parlé depuis. Il m’a légué une pendule arrêtée. »
Pour Bobby et Alicia, le récit s’est arrêté à Trinity.
Lors de l’explosion de Trinity, Oppenheimer s’était souvenu d’une phrase de la Bhagavad-Gita : « Je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes ».
« Western était pleinement conscient que les forces qui avaient intégré à la grande tapisserie de l’histoire sa vie tourmentée était celle de Auschwitz et de Hiroshima, les deux catastrophes jumelles qui avait scellé à jamais le destin de l’Occident. » Sa sœur lui fait écho : « Le monde n’a créé aucun être vivant qu’il n’ait pas l’intention de détruire. »
McCarthy élève ses deux héros à un niveau absolu de perfection pour mieux les précipiter dans les abîmes.
Pourtant, ces deux héros ont tout pour plaire. À part l’héritage encombrant d’Hiroshima, ils ont été plutôt gâtés par la nature. Et McCarthy leur créateur n’a pas lésiné sur leurs attributions. Alicia est un génie des maths, une violoniste accomplie, elle a de l’humour noir à revendre, ayant perdu toute illusion, une beauté dont elle ne sait que faire, aussi attractive qu’un trou noir dans l’espace interhumain. Elle finira par se suicider après un séjour à Stella Maris, une clinique psychiatrique.
Bobby Western, son frère est pas mal non plus. Il a obtenu une bourse à Caltech, traversé comme un bolide la physique quantique, avant de tout plaquer pour devenir pilote de Formule 2 d’Europe jusqu’à l’accident qui met fin à sa carrière de pilote et le plonge dans le coma. À son réveil, il apprend la mort d’Alicia et s’engage à la Nouvelle-Orléans comme plongeur de sauvetage en haute mer. Nous sommes en 1980.
Brillant intellectuel, il survole tous les grands débats de l’époque, de la physique quantique à la phénoménologie, qu’il résume d’un paradoxe nonchalant ou agrémente d’une réplique drôle. « La théorie de la perturbation covariante dans les champs quantique » n’a pas de secrets pour lui, ni « l’interprétation du positron comme un électron qui remonte le temps ». Mais son savoir ne se limite pas « aux rares théories qui refaçonnent le monde », il n’ignore rien des techniques de plongée sous-marine, ni des beautés cachées sous le capot d’une Lotus ou de sa Maserati Bora (1973). Capable de régler la chasse et le carrossage et le pincement d’un moteur en pleine course. Il réunit les talents d’un aventurier et d’un savant tel un « Steve McQueen jouant le rôle d’un physicien » (James Wood dans The New Yorker). Et modeste avec ça, son amour pour Alicia le tient éloigné des autres femmes ce qui le rend encore plus attirant, comme ne se prive pas de lui faire savoir l’une d’entre elles, croisée dans un bar qui lâche sur son passage : « Beau cul !»
Bobby Western est le type même de l’homme désabusé, revenu de tout, qui a épuisé toutes ses possibilités. On pourrait le qualifier de postmoderne si ce mot n’avait été engagé lui aussi dans les aventures les plus ambigües. Disons alors simplement post. Le premier ou le dernier homme. Le premier de la période terminale. C’est un Occidental d’après l’âge d’or de l’Occident, le « dernier païen sur Terre qui se tient seul dans l’univers qui s’assombrit autour de lui ». Quand on cherche son semblable dans l’histoire de la littérature, il n’y a guère que l’Ulrich de Musil dans L’homme sans qualités pour incarner un tel naufrage magnifique. Comme son modèle musilien, ses qualités ne trouvent pas à s’employer dans ce siècle.
McCarthy élève ses deux héros à un niveau absolu de perfection pour mieux les précipiter dans les abîmes. Après avoir tutoyé les génies de la physique quantique, Bobby en est réduit à inspecter des épaves, constater leur disparition, s’assurer de leur disparition, vérifier que rien n’a disparu de leur disparition. La beauté d’Alicia Western, une beauté qui n’est pas seulement physique mais mythique, ne saurait connaître d’autre prolongement que le suicide. Étendue dans la neige en robe blanche dans les premières pages du Passager, elle est l’incipit et l’épitaphe du roman. Après sa mort, le legs d’Hiroshima répand dans tout le roman sa puissance de contamination, créant un espace irradié, en proie au dédoublement, à la fragmentation, à la dislocation. Il produit des réactions en chaîne qui s’appliquent à chaque situation, chaque dialogue, chaque phrase.
On a souvent souligné l’usage répétitif que fait McCarthy de la conjonction « et », y voyant parfois la signature stylistique de l’auteur. La répétition du « et » n’est pas un effet de style, c’est le produit de la dislocation des phrases ; elle souligne la désintégration des gestes et des mots et enregistre leur déconnection. Ne les relie plus que la conjonction « et » comme une agrafe scripturale qui relie des suites de gestes et de mouvements.
Par exemple : « Il mit son sac en bandoulière et parcouru la passerelle d’acier et ouvrit la porte d’acier et enjambât le seuil surélevé qui menait à l’escalier des cabines. Il referma la porte et la verrouilla d’un tour de volant et s’appuya à la tablette et retira ses bottes de sécurité à bout métallique et les abandonna par terre. »
Autre exemple : « Western finit son thé et sécha sa tasse et la rangea dans son sac et en sortit ses palmes et les enfila. Il se dégagea de sa couverture et se releva et ferme sa combinaison et se pencha pour prendre ses bouteilles et les souleva par les sangles et les ajusta sur son dos. Il resserra les sangles et mit son masque. »
On aurait tort de voir dans ce halètement de la phrase hachée par les « et » un maniérisme stylistique, une façon de choquer les habitudes de lecture. Ces colliers de conjonctions ne sont pas purement décoratifs. Ils expriment une urgence à dire et une impossibilité. On croirait assister à une désarticulation de particules entre le Moi, Autrui et le Monde.
En réorganisant la matière verbale et scripturale, McCarthy fait mieux que dénoncer la novlangue en cours.
Désarticulation des membres de phrases. Décomposition des atomes lexicaux. Karl Kraus parlait d’une « catastrophe des phrases». Pour lui, la catastrophe suprême, celle qui rend possibles toutes les autres, c’était cette catastrophe des phrases, « le triomphe de la phraséologie creuse qui permet de nier ou de transformer à volonté la réalité ».
McCarthy va plus loin, il crée le langage de cette déstructuration. Les enchaînements sensori-moteurs qui structurent le monde narratif se disloquent. Les « et » qui s’enchaînent sont autant de points de suture d’un monde déchiré et désaccordé. Ils recollent des gestes désaccordés, greffent des grappes de mots. Le monde selon McCarthy est couturé de conjonctions. Il a perdu ses virgules, ses points virgules, ses tirets cadratins et ses guillemets. Un monde désassemblé, en pièces détachées, relié seulement par des agrafes de « et ». En réorganisant la matière verbale et scripturale, McCarthy fait mieux que dénoncer la novlangue en cours, il crée une langue des zones de langage effondré, un métalangage mais aussi un méta récit. Sans doute a-t-il joué en écrivant Le Passager avec l’idée séduisante d’appliquer la physique quantique à la narratologie classique. Mais cela nous entraînerait trop loin.
Tout grand roman est une aventure formelle avant d’être le récit d’une histoire. Que l’on pense à Melville ou à Kafka, à Proust ou à Joyce, leurs romans se distinguent par la révolution formelle qu’ils introduisent dans l’histoire du roman. C’est à ça qu’on le reconnaît ; non pas à la conformité et au respect des règles qui le définissent comme genre, mais au contraire à la transgression de ces règles de composition. Qu’il emprunte sa forme au puzzle, au kaléidoscope, au palimpseste, à la fresque ou au feuilleton, à la sonate ou à la fugue, un roman se distingue toujours par une manière toujours nouvelle de raconter une histoire.
Cormac McCarthy s’inscrit à l’évidence dans cette lignée d’expérimentateurs qui privilégient les exigences de la composition au déroulement d’une intrigue, mais dans son dernier roman ces deux exigences (la forme et l’intrigue) fusionnent pour donner naissance à ce que Blanchot appelait « une forme nouvelle de destin, ce destin est la logique ». « Plus de visages mais des masques : plus de faits mais des puissances abstraites auprès desquelles les êtres agissent comme des figures de rêve. »
Bobby souffre non pas d’un mal psychologique mais d’un défaut de construction. C’est un physicien pas un métaphysicien. Leurs pensées, celles d’Alicia avec son psychiatre dans Stella Maris, celles de Bobby dans Le Passager, constituent une épopée de la surenchère intellectuelle, un drame de la surinterprétation. Je connais ton passé affirme Sheddan en s’adressant à Bobby, « un homme supplicié sur la route de l’amour inconditionnel. Tu es une tragédie grecque perdue. Bien sûr, ton histoire pourrait encore être exhumée. Un manuscrit moucheté et maculé dormant dans le coffre d’une antique bibliothèque quelque part en Europe de l’Est ».
Le moi divisé d’Alicia cherche une forme. Son suicide est un suicide logique ; il s’impose au terme d’un raisonnement quasi mathématique. Tous les personnages de McCarthy souffrent d’une sorte d’ensorcellement de la forme. Ils sont la proie d’un diable qui donne à toute tentative de réalisation un aspect grotesque. « Tu m’avais traité de Belzébouseux. Face à un dieu bidon, on se contente de hausser les épaules. Mais un Satan bidon c’est forcément ridicule. »
Ce n’est pas seulement un roman sur le deuil, c’est un grand roman endeuillé, un Tombeau pour Alicia qui meurt dans les premières pages du Passager, allongée dans sa robe blanche sur une étendue de neige, blanc sur blanc, sertie d’une ceinture rouge pour qu’elle ne disparaisse pas tout à fait. Alicia n’est rien d’autre qu’une fiction, une héroïne aux pouvoirs surnaturels, une projection supra humaine, qui cumule tous les attributs du génie, la beauté et l’intelligence, les mathématiques et la musique, une déesse déchue, une Aphrodite née non pas de l’écume de la mer mais de la poussière d’Hiroshima, une Cassandre, prophète de malheur, qui ne croit même plus à ce monde, et porte sa puissance de négation jusqu’au suicide…
Son frère suit le même chemin que sa sœur cadette, jumeau dans le malheur. Il sort du coma pour apprendre que sa sœur s’est suicidée, il sort du coma pour entrer dans le deuil. Il le porte comme on dit. C’est sa croix. Alicia suicidée, il n’est plus que l’ombre d’une possibilité, une possibilité inaccomplie. A-t-elle jamais existé ? Dans la maison de sa grand-mère, tous les souvenirs ont disparu. Écrits et photographies…
« Je suppose qu’au bout du compte nous n’avons à offrir que ce que nous avons perdu. Ce n’est pas que j’aime les paradoxes, simplement ils apparaissent de plus en plus comme ultime réalité factuelle. Tu me qualifiais de visionnaire du cataclysme universel. Mais ça n’avait rien d’une vision. C’était au mieux un espoir. C’était toi le visionnaire. Tu avais les outils pour ça. Je n’avais pas le cœur endeuillé, voilà ce qu’il manquait. »
Ce n’est pas le deuil qui travaille ici, c’est la fiction qui travaille à mort, qui élève la mort de l’héroïne à la puissance d’un deuil collectif, celui d’une civilisation qui s’est achevé en 1945, après Auschwitz et Hiroshima. « Sommes-nous les derniers d’une lignée [se demande Sheddan le double de Bobby] ? Les enfants à naître nourriront-ils le même élan envers des choses qu’ils ne peuvent même pas nommer ? L’héritage du verbe est chose fragile malgré toute sa puissance, mais je sais où tu te situes. Je sais qu’il y a des mots prononcés par des hommes morts depuis des siècles qui jamais ne déserteront ton cœur. Et il est indéniable que beaucoup de ces livres ont été rédigés à défaut de détruire le monde par le feu – ce qui était le véritable désir de leurs auteurs. »
Cormac McCarthy, Le Passager, publié le 3 mars 2023, et Stella Maris, à paraître le 5 mai, Éditions de l’Olivier.