La grande lassitude – sur Les Éclats de Bret Easton Ellis
Une génération, disent les démographes, équivaut à une durée de vingt à vingt-cinq ans. Bret Easton Ellis est né en 1964. En 1985, il avait donc à peine plus de vingt ans quand il s’est imposé sur la scène éditoriale américaine et occidentale avec un court récit intitulé Moins que zéro.
Le livre a marqué les esprits des journalistes et de nombreux lecteurs parce qu’il mettait en scène le vide, c’est-à-dire des adolescents californiens désœuvrés, très riches, très égoïstes, aux parents évanescents, oscillant entre piscines et jacuzzi, tubes et films, herbe et cocaïne, etc. Mais le vide a un fort pouvoir d’attraction et de séduction. Que celui qui n’a jamais été tenté lève le doigt. Près de deux générations plus tard, que reste-t-il de tant de vacance ?
La question mérite d’être posée parce que le dernier roman de Bret Easton Ellis revient à cette époque, autrement dit, au début des années 1980. Il est écrit à la première personne ; le romancier fait lui-même référence à Moins que zéro et à ses livres suivants ; le jeune narrateur des Éclats est bel et bien en train d’écrire son premier roman – sans réel sujet, dit-il, sinon la torpeur, l’ennui… C’est en tout cas ce qu’il répond à ceux qui lui demandent ce qu’il fait : un scénariste, un amant potentiel, une ex, un producteur… toute la petite faune qui hante les rues d’un Los Angeles aux paillettes passées.
Quarante ans plus tard, nous sommes donc de retour à la case départ. Entre-temps, Bret Easton Ellis a publié d’épais romans miroirs d’une fin de XXe siècle tapageuse, violente, argentée, etc. Il a suscité quelques réactions scandalisées aux États-Unis et beaucoup de fascination chez nous, les Français. Plus récemment il a ravi nos ennemis de la cancel culture parce qu’il a publié un essai appelé White qui se moquait de la victimisation et des excès d’un puritanisme américain caché sous les habits de la défense des minorités. Les Français qui aiment Bret Easton Ellis sont enchantés parce qu’ils le jugent transgressif, sulfureux, très légèrement décadent… À l’inverse, lui, l’enfant blasé de Californie, se flatte d’être compris et apprécié en France qui serait le pays de l’intelligence et de la liberté. Malentendus, clichés et projections se mêlent dans ce double rapport, et la lecture des Éclats est éclairante de ce point de vue-là.
Car le livre a bien des défauts et bien des limites, mais avant de les souligner, il faut être fair-play. Bret Easton Ellis n’est pas sans talent. Oui, il a représenté une époque – l’aube de la mondialisation et les inégalités scandaleuses que celle-ci allait alimenter. Oui, il sait poser un lieu, un temps, des personnages, et même un peu de suspens. Les premières pages des Éclats parviennent à instaurer de la tension : vous vous demandez ce qu’il s’est passé en 1981, au lycée privé Buckley de Los Angeles. Assez vite cependant, vous vous doutez de ce qui vous attend et si vous êtes un peu féroce, vous vous dites que le roman est, de fait, cousu de fil blanc.
Bret Easton Ellis répète qu’il se répète, même s’il faut peut-être lui savoir gré de jouer de l’art de la redondance.
Car il faut attendre la page 560 pour que le sang coule. Entre-temps, du point de vue littéraire et du point de vue dramaturgique, il ne se passe rien. Les rustines empruntées au genre fantastique type Stephen King n’y font pas grand-chose. Pas plus que l’arrivée en pleine année scolaire d’un nouveau venu qui sort d’un hôpital psychiatrique. Les ressorts destinés à assurer l’action ont pris des rides et la tension fléchit. Les personnages se répètent ; les scènes se répètent, les dialogues aussi ; Bret Easton Ellis répète qu’il se répète, même s’il faut peut-être lui savoir gré de jouer de l’art de la redondance.
Quand même, le roman se déroule et s’étire comme ces autoroutes urbaines sans fin que prennent Ryan, Bob, Debbie, Thom, Jeff et tous ces jeunes gens stéréotypés, vus et revus au cinéma, dans la fiction, la musique, les séries, les essais de sociologie vite écrits, etc. Ils n’avaient pas encore de téléphones portables ni de smartphones mais ils n’étaient ni mieux ni pires. Le narcissisme ne dépend pas des outils qu’il possède pour se mirer ni se nourrir.
L’on s’autorisera alors à poser la question suivante : pourquoi la jeunesse dorée de Californie à la fin des années 1980 nous intéresserait-elle encore ? Elle n’est plus jeune, elle a fait son temps, elle a suffisamment été mise en page et portée à l’écran, et elle n’est pas pour rien dans l’accession d’un Donald Trump au pouvoir. La roue a tourné. Les Éclats est un roman daté. La vacuité des teens américains ne nous touche plus – mais peut-être est-ce nous, qui sommes de la même génération que Bret Easton Ellis, qui avons vieilli. Peut-être est-ce nous que cette subculture américaine qui impose ses codes au monde entier désormais indiffère.
Le livre est trop épais, gorgé de tous les trucs qui ont fait la fortune de l’auteur. Dès le début et jusqu’à la dernière ligne, on ploie sous les titres de films, de tubes, de marques de vêtements et de produits, de noms de bars, de restaurants, de boissons et de cocktails existants : le T-shirt noir Armani, les Topsiders, Flash Gordon sur Z Channel, le rhum Tab plutôt que le rhum Coca… Le sens du détail se retourne contre l’auteur. C’est à faire mentir le proverbe et le tordre : la platitude se niche dans les détails. On ne sait plus si l’auteur parodie ses personnages ou lui-même.
L’hyperréalisme est un art délicat à manier ; mal maîtrisé il se transforme en procédé. On a fait de ce tic une marque de fabrique de Bret Easton Ellis. S’y laisse-t-il aller par cynisme, par facilité, faute de mieux, ou parce que, dit-on, les marques paieraient les scénaristes et les artistes pour qu’ils intègrent leurs produits dans les leurs ? Les noces entre art et publicité sont anciennes, elles n’ont pas été inventées en Californie à la fin du XXe. Par ailleurs, nous vivons à une époque où influenceurs et influenceuses ont pris le relais, si bien que, là encore, la manière semble obsolète. De ce point de vue-là, lire Les Éclats est une expérience temporelle édifiante, et cruelle pour l’auteur. Ça ne fonctionne plus vraiment. These white lives don’t matter anymore.
Bret Easton Ellis a du savoir-faire, c’est indéniable. Sa mécanique romanesque tient encore – tout juste. En outre il a le droit de revenir à sa jeunesse. Mais avec le même regard ? Le même mélange de recul et d’absence de recul teinté de nostalgie ? Où est la subversion, la transgression dont il se réclame ? Dans les brèves scènes de sexe ni érotiques ni vraiment porno qui ponctuent le roman ? Dans la présence banalisée de l’homosexualité ? Même un sensitivity reader n’y trouverait rien à redire, mais là encore, peut-être est-ce une affirmation très française.
Le narrateur fait plusieurs fois référence à Joan Didion qui semble être son modèle. C’est assez paradoxal car Les Éclats sont loin des chroniques ramassées de cette femme capable de conjuguer trois points de vue en une seule phrase. Notez que le titre – traduction de The Shards, qui signifient éclats au sens d’échardes – convient aussi peu à ce roman qui ne heurte ni ne pique. Notez enfin que le copyright du livre n’est pas le nom de l’auteur, comme le veut en général le droit américain, mais « Bret Easton Ellis Corporation ». Ces dernières années, l’auteur a beaucoup écrit pour Hollywood. Il appartient en effet à l’industrie du divertissement américain, terriblement efficace parfois, terriblement ennuyeuse souvent, mais çà et là productrice de miracles. Les Éclats en sont-ils un ? Les lignes sévères (trop sévères, penserez-vous…) qui précèdent fournissent la réponse.
Bret Easton Ellis, Les Éclats, traduit de l’américain par Pierre Guglielmina, 602 pages, Robert Laffont, 26 €.