Art contemporain

Hors norme – sur « Légendes du radeau » autour de l’œuvre de Fernand Deligny

Critique d'art

Recherche d’alternatives aux institutions éducatives et psychiatriques, l’œuvre, le parcours, la vie, les vies, les sensibilités de Fernand Deligny se font remarquablement écho dans « Légendes du radeau », une exposition de Sandra Alvarez de Toledo, Anaïs Masson, Martin Molina Gola et Marina Vidal-Naquet au Crac Occitanie, à Sète.

À la fin de mes études, sur les conseils de plusieurs ami·es, j’ai commencé à m’intéresser à l’œuvre de pédagogue de Fernand Deligny. Je travaillais à cette époque chez un éminent enseignant de l’université Paris 8 lequel vivait, littéralement, dans une gigantesque bibliothèque avec rayonnages, tables de travail et classement orthographique.

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L’interrogeant sur les livres en sa possession de Deligny, il m’a sorti Les Vagabonds efficaces (1947, édition Dunod) en ajoutant : « Personne n’a lu ça depuis les années 70 ».

De fait, le travail de Fernand Deligny a été, pendant un temps, sous les radars. L’exposition « Légendes du radeau » qui se tient actuellement au Crac Occitanie à Sète accompagne l’important travail critique et d’actualisation des recherches réalisées par Deligny. La publication en 2008, aux éditions de l’Arachnéen de la somme Fernand Deligny Œuvres, a rendu accessible la quasi-intégralité de ses écrits, précédés de quelques mois par la réédition de son travail de cinéaste en format DVD. L’exposition, comme précédemment le livre, sont réalisés sous la direction de Sandra Alvarez de Toledo, accompagnée ici d’Anaïs Masson, de Martin Molina Gola et de Marina Vidal-Naquet.

Fernand Deligny (1913-1996) est probablement le premier des hors normes de cette aventure. Rigoureusement inclassable, son travail trouve un écho dans une diversité de champs professionnels, protection judiciaire de la jeunesse, enseignement, classes créatives et cela depuis les chercheurs jusqu’aux artistes plasticiens. Sa production porte en elle la beauté polysémique de ses travaux où chacun peut trouver son sens et sa pertinence.

Au cours de cette très longue carrière il aura été éducateur, écrivain et cinéaste et cela en étant, avant tout, un immense expérimentateur. Créateur en 1947 de l’association La Grande cordée, laquelle accueille, en « cure libre », des groupes d’adolescents délinquants et psychotiques, il rejoint peu après le groupe d’éducation populaire « Travail et culture » lequel rend possible l’accueil d’enfants hors norme. Son œuvre est, globalement, une recherche d’alternatives aux institutions éducatives et psychiatriques dont nous pouvons ici retrouver la forme des métaphores, le sédiment et, d’une certaine manière, les récits et les assemblages.

Ce qui ne se voit pas

Aller voir une exposition consacrée au travail de Fernand Deligny a forcément quelque chose de mystérieux tout autant que d’excitant. De fait, son travail semble se trouver littéralement hors de l’image, prenant pour prétexte les déplacements, les comportements ou encore les rencontres pour y donner vie. Dans le texte L’image mot nébuleuse, Jean-François Chevrier ne dit pas autre chose lorsqu’il énonce : « Deligny a écrit des images avant d’en faire ou d’aider à en faire. » En effet, situant la vie comme un cinéma permanent, il donne le chemin d’une exposition qui serait à la fois personnelle et professionnelle. Ainsi, il complexifie lourdement la tâche des commissaires des « Légendes du radeau ».

Il s’agit alors, comme souvent chez Fernand Deligny, de donner à voir le processus : celui d’un film (camérer), celui d’un camp ou d’un déplacement (Cartes et lignes d’erre. Traces du réseau de Fernand Deligny, 1969-1979), celui d’une animation mais aussi et tout simplement celui d’un texte ou d’une rencontre dans une vie, à l’image du merveilleux Le Moindre Geste et de Janmari. « Si j’étais cinéaste, je rêverais de camérer le trajet d’un iceberg et sa fonte et tous les aspects qui se succèdent » nous explique-t-on dans l’exposition Fernand Deligny.

Néanmoins, une « exposition » est très difficilement ou rarement une opération en mouvement ou un processus. Nous ne pourrions ici oublier, comble du paradoxe, que le terme « vernissage » avait pour objet de fixer, d’énoncer l’œuvre comme terminée avec l’ultime couche apposée sur la toile. Qu’en aurait alors pensé l’homme du processus ? Celui qui a toujours souhaité se séparer de l’intégrité de l’œuvre comme de l’action, et cela pour prendre et saisir le mouvement, pour couper la partie du tout, pour mieux observer ou, peut-être, donner une lecture singulière. Une « exposition » cherche à montrer là où Deligny semble avoir toujours voulu s’inscrire dans l’imprévisible, dans la dissociation entre la parole et le geste, entre le geste et sa capture, entre le cinéma et la trace (à la différence du dessin).

Mais de nouveau, comment construire une exposition à partir de la dissociation ? Il semble comme l’explique Jean-François Chevrier que le travail de représentation (imago) soit, dans le cas du pédagogue, renversé à la perfection « À la définition courante de l’image comme présence d’une absence est ici opposée une mémoire en actes et sans conscience, qui procède par omission de soi. » Force absolue de notre rencontre avec Fernand Deligny il trame et trace devant nous ce qui se fait dans cet espace d’omission. C’est un peu comme le métavers : on est dedans, ce n’est pas vraiment nous, mais c’est quand même nous.

Radeau et légendes

Il fallait justement se séparer de cette complexité, comme l’ont fait avec intelligence les nombreux·ses commissaires de l’exposition. Les quatre salles qui la composent ne sont jamais trop bavardes, ni excessivement convenues. Elles exposent avec clarté à la fois le parcours, la vie, les vies, les sensibilités de Fernand Deligny depuis ses débuts jusqu’à ses dernières années. « Le radeau est une hétérotopie et une forme critique », nous explique Sandra Alvarez de Toledo, « qui évoque à la fois le naufrage et le Salut ; une forme rudimentaire où l’aguet prévaut sur les débats et les discours. » Ces Légendes du radeau, titre emprunté à Deligny lui-même, nous permettent de saisir le malicieux bricolage qui écrit l’œuvre et ses détails. Ainsi, le premier espace se fait probablement le plus curatorial, celui où semblent apparaître singulièrement les œuvres, à l’image des « objets-repères » du réseau issus de Gisèle Durant Ruiz et Jacques Lin.

Présentés dans l’espace du Centre d’art ils se trouvent nécessairement emplis d’une toute autre signification. « Ils figurent non dans un esprit de reconstitution mais pour leur aura de choses qui ont absorbé le temps et les gestes de l’agir commun. » Des coffres, une cafetière, une caméra, des marionnettes, leur déplacement et leur agencement se fait ici avec délicatesse, selon les codes précis et lisibles de la création contemporaine et donc bien distinct d’un musée comme le présenterait celui de la Protection Judiciaire de la Jeunesse à Savigny sur Orges, magnifique par ailleurs. Et force est aussi de constater que cet agencement d’objets donne aussi aux marionnettes, comme au coffre, cette force et l’aura de l’artefact qui semblent parfois l’élever au statut d’œuvre plastique. Les marionnettes, par exemple, sont cousues main par les membres du réseau pour un superbe film d’animation, réalisé en autoproduction et présenté en salle 3, laquelle est consacrée à l’image animée.

La salle suivante nous permet de découvrir, de nouveau, l’incroyable actualité de Fernand Deligny avec l’exposition d’un ensemble de lignes et trace d’erres, un réseau de cartes de calques présentés avec une rare acuité en véritable plan-relief d’une pensée en train de se faire. C’est la rencontre avec Janmari qui accélère la réalisation de ces tracés et de ces lignes lesquels doivent permettre de construire, entre tous, une communication non verbale. On retrouve dans la salle quelques ébauches des ateliers de dessins avec la main de Deligny et celle de l’enfant qui l’accompagne, permettant aussi de percevoir la puissance, l’énergie du geste et la perception des lignes de force de l’objet. Le « tracer » va ici se construire, notamment dans la dimension a-subjectif du trait qui l’éloigne donc du dessin.

Il témoigne aussi de cette violence que les enfants s’infligent à eux-mêmes, loin d’être dissimulée dans l’ensemble de l’exposition. La force des lignes d’erres, mais aussi du procédé réside dans son effectivité, les cartes et les lignes sont ensuite discutées, étudiées avec ceux qui les ont tracés pour aménager l’espace, le territoire de vie, façon de communiquer et d’échanger sur le quotidien.

C’est ici aussi que s’écrit la signification du titre de l’exposition, à l’hétérotopie précédemment citée répond la fabrication du projet, et ce qui se raconte à travers sa mise en espace. « Ce radeau a existé, nous en rescapons les légendes : des images et des personnages, des objets, des tracés, des tableaux, des textes pour en proposer de nouveaux récits. » Ces mots de Sandra Alvarez de Tolédo posent non seulement l’ambition de l’exposition mais aussi la particularité de cette approche, une tentative curatoriale avant d’être celle d’un auteur ou d’un pédagogue.

Frôlure

Le film Hors Norme d’Eric Toledano et Olivier Nakache m’a paru particulièrement touchant dans son approche de l’accompagnement des enfants autistes, également dans le partage entre distance et proximité qu’il effectue à l’écran. Les dizaines d’années qui le séparent de Le Moindre Geste ou de Ce gamin-là ne doivent pas effacer la proximité sensible de ce camerer face au corps ou au mouvement de l’enfant psychotique, comme à la persistance de l’accompagnement comme de son indéfectible rigueur.

Eric Toledano et Olivier Nakache filment dans un gymnase ce qui s’apparente à une danse laquelle réunit un enfant autiste et son accompagnateur, casqué et rapproché, le geste comme le mouvement se fait par ce que l’on pourrait appeler une frôlure, entre confiance et défiance, mouvement au plus près comme parfois dans un parfait éloignement. Une même démarche émane du concept de « présence proche » théorisé par Deligny notamment dans le mode de vie « avec » qui semble se faire un contre, dans la polysémie de s’appuyer et de s’opposer.

La présentation de Le Moindre Geste (1971), et sa récurrence dans l’exposition, nous rappelle l’importance pour Deligny de rendre perceptible et sensible une approche de « ce qu’ils voient de la vie qu’ils vivent », c’est-à-dire donner à penser par l’autre et depuis l’autre, dans cette frôlure qui définit à sa manière toute approche singulière. En cela., Le Moindre Geste est avant tout, comme cela a pu être le cas pour les lignes et les tracés d’erres un outil pédagogique qui doit permettre de voir ce que l’on vit et comment cela est vécu. Il s’agit bien en l’état de rendre visible ce qui peut être assemblé « dans la dissemblance » tel que l’évoque l’équipe curatoriale.

L’infinitif que propose Fernand Deligny à l’image du « camérer » du « balancer », du « tracer » raconte à sa manière l’univers qui écrit et qui décrit le processus, l’actant dans la Grande Cordée comme dans l’environnement de travail. Il raconte ici le « comment on fait » en miroir de ce que l’on veut faire, en offrant à chacun la singularité de son approche. Un autre exemple présent dans l’exposition raconte avec force les codes et les gestes qui viennent régir le quotidien des enfants et des adultes, les tuiles posées contre un mur désignaient, dans la liberté de mouvement et d’occupation des autistes, le nombre de « présences proches » sur le site. Également sur l’archive visuelle on découvre la représentation des enfants eux-mêmes, faite d’un fil tendu et cela à un instant T qui relient des pierres du mur.

Dégager de l’ingéniosité, il s’agit bien ici d’un vocabulaire visuel qui s’écrit pour chacun et pour nous. C’est à ce vocabulaire visuel que rend hommage l’exposition du Crac Occitanie. L’ouvrage consacré à l’œuvre de Deligny permettait de découvrir l’ensemble du travail d’écriture réalisé par le pédagogue, ainsi que les reproductions de nombreuses œuvres. Nous pouvons ici découvrir, pour la première fois, une lecture scénographiée et spatialisée de sa vie et de son travail.

Je l’évoquais au début de ce texte, j’ai toujours été extrêmement sensible à l’approche presque chorégraphique de l’espace chez Fernand Deligny, cette frôlure que l’on peut y lire comme la distance qui s’y applique à l’image de la manière qu’il a eu de filmer et de monter Le Moindre Geste. La question de la scénographie dessine un espace comme nos mouvements lorsque nous allons à la rencontre des œuvres, ou quand nous nous en éloignons. Alors, comment se dessine les lignes d’erres d’une exposition, serait-il possible, comme le proposait Deligny, de refaire l’exposition en fonction des trajectoires de chacun pour contredire, à un autre endroit, la verticalité du ou des commissaires de l’exposition ? Il y aurait ici une expérimentation nécessaire et complémentaire face à une telle entreprise.

« Légendes du radeau », sur l’œuvre de Fernand Deligny, jusqu’au lundi 29 mai 2023 au Crac Occitanie.


Léo Guy-Denarcy

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