Cinéma

Vers la joie – sur On a eu la journée bonsoir de Narimane Mari

Critique

On a eu la journée bonsoir est un film absolument inclassable de Narimane Mari, connue aussi pour son travail de productrice. Couronné du Grand Prix du FID de Marseille, le film tient aussi bien du documentaire, du portrait d’artiste, du film-essai que de la lettre vidéo, mais le sérieux de ces termes ne rend pas justice à son originalité et même à sa légèreté. Sa démarche est pourtant on ne peut plus grave : accompagner les derniers moments de son compagnon, le plasticien Michel Haas (disparu en mai 2019).

«Comment te dire adieu ? Derrière un kleenex, je saurais mieux, etc… » Le génie des paroles de Gainsbourg pour la chanson de Françoise Hardy tient en une science du repli. Évoquer l’éventail émotionnel d’une fin d’histoire d’amour derrière le pudique écran d’un mouchoir de poche.

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On a eu la journée bonsoir réussit un exploit comparable. L’écran de cinéma y est utilisé alternativement comme page de journal intime ou surface plastique accueillant des collages d’images, de sons, ou d’œuvres fabriquées sous nos yeux. C’est un film en forme de carnet de notes, ludique et vital, fabriqué par un couple qui sait qu’il va être séparé. Pas de rupture ou de chagrin d’amour, mais un inéluctable métaphysique : la maladie de Michel qui l’oblige à finir sa « journée », pudique euphémisme pour désigner son passage sur Terre. De là, le film se donne une mission essentielle et périlleuse : accompagner l’être aimé « de l’autre côté », défier la mort par la grâce et le jeu d’un pas de deux, mais sans tomber dans des travers doloristes ou voyeuristes. Constituer un précieux viatique pour condenser les souvenirs, fragrances, et émotions d’une vie passé à deux. Voilà un film composé comme un bouquet de références, de souvenirs et de confessions, entrelacés en autant de dispositifs domestiques.

L’ouverture du film est déjà une installation plastique en forme d’inventaire. Un travelling fluvial où la caméra cadre, en plongée, les reflets de la ville sur l’onde. Sur ces images d’un paysage mouvant se superposent, à la manière des crédits d’un générique, une informelle liste de noms, références culturelles ou affectives (Sun Ra, le chien, les visages de la rue, Gaston Bachelard, Charlie Chaplin….). Long name-dropping loufoque qui met sur un pied d’égalité toutes les inspirations partagées du couple, y compris les plus secrètes. Chaque séquence puisera dans ce réservoir, pour entremêler musique, image, voix enregistrées et évocations d’œuvres plastiques.

Cette grande traversée démarre sous un déroutant registre de présence–absence. Michel est bien là, apparemment en forme, souriant et flânant dans la rue, y cherchant une possible inspiration. Ses œuvres, quant à elle, témoignent déjà de son passage. Filmées dans la pénombre d’une chambre éclairée par une lumière vacillante, elles évoquent une collection de totems, entre imaginaire de l’art naïf et figuration de la trace, comme une forme d’art rupestre « fait à la maison ». Est-on dans une chambre d’enfant ou déjà dans une « chambre verte » honorant la mémoire d’un disparu ? C’est sur cette indécision que le film trouve sa tonalité stimulante. Rien de funèbre, a priori, dans ce qui est montré, mais la fragilité des moments, le chuchotement des voix, le double sens que l’on peut déjà mettre derrière certains messages téléphoniques à la fois anodins et philosophiques (« je suis loin mais je suis là ») montrent que l’on se prépare déjà à partir vers un ailleurs. D’autres séquences jouent sur de malicieux raccourcis visuels : Michel comme une masse, blottie sous sa couette et dont on n’entend que la voix. Devant lui, à la tête du lit, le chat de la maison, créant ainsi la chimère d’un Anubis, voix d’homme, tête de félin.

Une heure pour évoquer une vie qui n’aurait été qu’une journée. Cela tient du haïku en sons et en images.

Mais le lit n’est pas que le lieu de la fatigue. C’est aussi celui de l’amour. Comment évoquer ces souvenirs d’amour physique, si le corps ne peut plus suivre ? En filmant une pile de vêtements au sol, qui évoque la première fois où chacun s’est déshabillé en vitesse. L’image n’est peut-être pas originale en soi, mais elle introduit une séquence qui l’est davantage : ces vêtements chutent au ralenti sur le Love Me Tender d’Elvis Presley. La lumière diaphane transforme la chambre à coucher en white cube. Au rythme de l’inaltérable standard du crooner, chaque passage de vêtements laisse apparaître, en arrière-plan sur le mur du fond, une nouvelle œuvre de Michel Haas. Lesquelles ressemblent à des papiers découpés, mais dont la texture granuleuse et les jeux d’ombre en font déjà des mini-sculptures aplaties. Toutes évoquent, de manière brute et poétique, le profil de silhouettes enlacées. Délicates variations plastiques sur la figure du couple uni en suspension, touchants mobiles sentimentaux fabriqués avec les moyens du bord. Accrochées au mur, presque en flottaison, ces œuvres de petite taille en deviennent des fossiles d’amour.

Les murs de la chambre se substituent à l’écran de cinéma. Ils deviennent même la scène principale du film. Ils peuvent ainsi être les cimaises de cette exposition improvisée au rythme d’un balayage textile et érotique, comme les parois d’une chambre du souvenir, voire d’une antichambre funéraire. Le film ne joue pourtant aucune des cartes effrayantes auquel son sujet semblait le prédestiner. Ni pathos, ni enregistrement de la décrépitude, ni non plus mysticisme consolateur. Le film est bien hanté par une forme de transcendance, mais c’est une transcendance à portée de main et de regard. Ainsi, la lumière sur le mur de la chambre joue le rôle principal dans le moment de bascule du film, seule scène qui évoque frontalement la souffrance de Michel qui sait sa fin proche. Le champ est pourtant vide. L’image ne montre que l’angle droit entre deux murs blancs de la chambre. Tout se joue off et avec du silence. Au son, la voix de la médecin généraliste demande à Michel s’il a pensé aux soins palliatifs. En retour, le silence éloquent de Michel vaut protestation contre le scandale de sa douleur. La demande de la médecin se fait à la fois insistante et empathique.

Nulle complaisance pourtant dans la durée nécessaire de ce moment. Le discours médical est éclipsé par une tâche de lumière qui naît et grandit précisément dans cet angle immaculé de la chambre. Serait-ce un « trou blanc » qui viendrait conjurer le trou noir de la mort qui approche ? Chacun reste libre de voir ce qu’il veut dans cette épiphanie lumineuse, se demander si elle a été simplement captée ou au contraire savamment scénographiée. C’est surtout une façon de poursuivre l’idée exprimée par le poème de Jacques Prévert Trois Allumettes, cité au début du film : « Trois allumettes une à une allumées dans la nuit. La première pour voir ton visage tout entier. La seconde pour voir tes yeux. La dernière pour voir ta bouche. Et l’obscurité toute entière pour me rappeler tout cela. En te serrant dans mes bras ». Si la lumière ne peut pas totalement chasser l’obscurité, elle peut en faire un manteau qui protège encore mieux les lueurs de l’amour.

L’originalité du film est de ne pas faire de cette scène, si poignante soit-elle, son point d’aboutissement. S’affranchir de la chronologie imposée par la fin de vie est un geste fort qui permet, dans les séquences suivantes, de faire « revenir » Michel Haas avec son corps. Ce que l’on voit de son travail d’artiste est assez paradoxal, car si ses œuvres tiennent souvent de la petite échelle (des toiles et des collages mais aussi des sculptures ressemblant à des ex-votos), il engage son corps tout entier dans leur création. Il pétrit le papier comme s’il s’agissait déjà de sculpter et de donner une matière au support de ses dessins. Il danse même sur la toile pour remodeler l’œuvre.

Cette façon de se mouvoir témoigne d’un appétit pour la plasticité du réel. Rien n’est jamais figé. Une feuille de dessin n’est jamais plate. Elle est déjà une matière heurtée avant même d’accueillir le moindre pigment d’encre ou de couleur. Dans cette logique, les mutations du vivant ont toujours des choses à nous apprendre. Un poulpe encore vivant filmé sur l’étal d’un poissonnier est scruté avec autant d’attention, dans la lenteur de ses métamorphoses qu’un nageur au ralenti ou que « trois petits nuages qu’il faut se dépêcher de regarder car ils sont en train de vouloir être autre chose ». Se dessine ainsi le manifeste d’un « art modeste » dont la grandeur est précisément de rester insaisissable. Apparaît alors incidemment un parrainage fortuit avec deux films américains, Paterson de Jim Jarmusch et le récent Showing Up de Kelly Reichardt : créer, c’est avant tout accueillir le dépôt lent du réel et pour cela, trouver un rythme, une routine, qui génère sa gestuelle, et permet thème et variations ludiques ou accidentelles. Exactement comme s’organiserait une journée parfaite (ou son rêve de).

La brièveté même du film est dans la droite ligne d’un jeu de repli des temporalités : une heure pour évoquer une vie qui n’aurait été qu’une journée. Cela tient du haïku en sons et en images. Et quand arrive le crépuscule, ce n’est pas le soleil qui se couche, mais la lumière qui apparaît comme un pur bloc de matière, irradiante et remodelée à même l’écran durant les dernières séquences. Evaporation du monde ? Transmutation du chagrin ? Il y a de cela bien sûr, mais surtout une continuation d’une recette donnée par Michel : chercher tout au long de l’existence, des « vapeurs de joie », ces moments de bouillonnement créatifs et amoureux, offerts ici en inédite apothéose.

On a eu la journée bonsoir de Narimane Mari, en salles le 10 mai 2023.

La Galerie Dina Vierny propose une exposition hommage « Michel Haas », du 5 mai au 24 juin, avec une extension dans la galerie voisine 22Visconti (22 rue Visconti, 75006) du 5 au 13 mai.

 


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