Art contemporain

Un engagement de tout temps – sur « Faith Ringgold. Black is beautiful »

Historienne de l'art contemporain

L’œuvre de Faith Ringgold est indissociable de son engagement politique, marquée par une volonté de parler des événements politiques quotidiens et des faits violents en les reliant simultanément à une histoire de l’art occidentale et à sa propre vie. Le musée Picasso à Paris propose la première exposition en France de cette figure majeure d’un art engagé et féministe américain.

Les œuvres de Faith Ringgold présentées au Musée Picasso à Paris occupent les espaces d’exposition qui leur sont dédiés de façon magistrale. Elles sont là comme si elles l’avaient toujours été. Leur format respectif s’accorde aux surfaces murales, le public peut s’en approcher tout près pour les regarder, les admirer et en décrypter les moindres détails. En cela, l’accrochage dans les cinq salles organisées autour du même nombre de thématiques (« La Lumière noire », « Les Américains », « Racines africaines/Tanka », « Quilts peints, une histoire revisitée, The French Collection », « Gospels et performances ») montrant toiles, affiches, travaux sur textile et poupées en tissu est parfait.

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L’exposition est tellement autonome dans sa puissance qu’on oublie vite que c’est un musée dédié à Picasso qui l’accueille. C’est pourtant la juxtaposition d’une toile de Faith Ringgold avec Les Demoiselles d’Avignon (1907) lors de la réouverture en 2019 du Museum of Modern Art de New York qui accorde une visibilité inattendue à la déjà célèbre artiste africaine-américaine. Exposer ensemble l’un des plus fameux tableaux du peintre à l’origine de l’art moderne occidental et une peinture iconique de Ringgold intitulée Die (1967) est un coup curatorial. La force des deux œuvres permet de visualiser un bras de fer historique sur les cimaises monumentales et immaculées du MoMA restauré et c’est cette vue que l’on retrouve dans un des articles d’Artforum en janvier 2020. Die de Ringgold apparaît d’ailleurs sur la couverture de la revue qui se déplie en format italien, permettant de saisir la totalité de la toile panoramique.

Les deux œuvres réunies pendant quelques mois à l’occasion du nouvel accrochage de la collection célèbrent les avancées critiques et méthodologiques de l’institution, mais l’histoire des acquisitions reste à deux vitesses. Si Les Demoiselles d’Avignon est acheté en 1939, Die l’est en 2016. Picasso avait 58 ans en 1939, Ringgold 86 ans en 2016. Le New Museum de New York décide dans la foulée d’organiser la première rétrospective de l’artiste qui ouvre ses portes en février 2022. Le musée Picasso à Paris a travaillé en grande proximité avec l’institution new-yorkaise afin de proposer en France « la première exposition de Faith Ringgold », « figure majeure d’un art engagé et féministe américain »… aujourd’hui âgée de 92 ans.

La chronologie et les différents supports de visite proposent de façon très didactique des repères permettant de comprendre la vie et l’œuvre de Ringgold. Néanmoins, son rapport au musée, en tant qu’institution ayant accordé une attention tardive aux femmes et à leur art, nécessite d’être ici rappelé. En effet, l’engagement politique de Faith Ringgold est indissociable de la façon dont elle a conçu son œuvre, et cet engagement politique insiste aussi sur l’impératif que soient valorisées les œuvres des femmes et des Africain.es-Américain.es en intégrant une institution connue pour son usage tout autant invisible que visible des discriminations racistes et sexistes.

Avec l’artiste et critique d’art Patricia Mainardi, Faith Ringgold est l’une des deux modératrices de la première conférence publique organisée par les femmes du monde de l’art aux États-Unis au début des années 1970. Cette conférence intitulée « Est-ce que les musées sont pertinents pour les femmes ? » (« Are Museums Relevant to Women ?) » se tient le 12 décembre 1971 au Brooklyn Museum. Vingt-six femmes et trois hommes (des commissaires d’exposition, des critiques d’art, des artistes, des enseignant.es, des historien.nes de l’art et un directeur de musée) prennent la parole. Parmi les personnes qui interviennent : l’artiste Louise Bourgeois (1911-2010), la critique et commissaire d’exposition à l’initiative des premières expositions d’art féministe aux États-Unis, Lucy R. Lippard (née en 1937), Alice Neel (1900-1984), puissante peintre dont le public français découvrait l’œuvre il y a quelques mois au Musée national d’art moderne, au Centre Pompidou (une autre « première exposition d’une artiste majeure » organisée près de quarante après sa mort).

Comme le relate, en avril 1972, le compte-rendu de la conférence publié dans le premier numéro de la revue Feminist Art Journal, sur le podium, Faith Ringgold s’exprime sur les raisons – absence de qualité et de talent – invoquées par les directeurs de musée qui négligent les œuvres d’art produites par les femmes. Elle alerte : « Et, d’une manière ou d’une autre, les bouches dont sortent des mots tels que « qualité » et « talent » sont généralement rattachées aux visages des racistes, des sexistes et des classistes. » La frontalité des propos résonne avec la radicalité d’une époque où, excédées par une méconnaissance délibérée, les femmes qui sont artistes, critiques ou travaillent dans le milieu de l’art font du féminisme un combat où sont inlassablement discutées les révisions de l’histoire de l’art.

Cindy Nemser, qui fait partie du comité éditorial du Feminist Art Journal, s’interroge dans le même numéro de la revue sur l’attribution des productions du passé aux seuls artistes hommes : « Les sociétés patriarcales d’Europe occidentale ayant ignoré ou dévalorisé les réalisations artistiques des femmes, les mentalités muséales d’aujourd’hui semblent avoir automatiquement supposé que les femmes ne pouvaient être les principales créatrices d’œuvres d’art et les témoins visuelles d’événements sociaux importants. Par conséquent, il semble que les pratiques acceptées dans nos musées modernes consistent à attribuer tous les chefs-d’œuvre anonymes à l’homme, supposé plus habile. Dans l’ensemble, les muséologues n’ont guère cherché à découvrir le sexe du producteur d’art des sociétés anciennes et médiévales. » Pour Faith Ringgold, l’institution muséale a une position primordiale à jouer car « c’est elle qui a le plus de responsabilités envers la communauté artistique et le public ». Et à sa collègue Juliette Gordon d’ajouter : « Les femmes sont le seul espoir qu’ont les musées aujourd’hui ». Le ton est donné, dès 1972.

Ce qui apparaît comme certain, quand on observe le nombre croissant de rétrospectives artistiques actuellement consacrées aux femmes, est que les expositions jouent un rôle prépondérant dans l’écriture d’une histoire de l’art, souvent au détriment des livres ou des travaux de recherche qui ont porté sur ces mêmes productions artistiques. Les budgets dont disposent les musées nationaux pour promouvoir une manifestation culturelle font que la communication de celle-ci doit s’accorder pour souligner la primauté de l’événement destiné à un « large public ». Par un effet de bascule lié aux enjeux médiatiques, l’exposition en tant que « première » visibilité d’une œuvre devient celle qui l’inscrit dans l’histoire.

L’autoportrait de Faith Ringgold réalisé en 1965 ouvre le parcours de l’exposition au Musée Picasso et c’est lui aussi qui a été choisi pour illustrer l’ensemble des supports de communication. L’œuvre est intitulée Early works #25: Self Portrait. Faith Ringgold se présente habillée de façon classique, les cheveux relevés dans un élégant chignon, les yeux et la bouche maquillés, des boucles d’oreilles, un collier de perles autour du cou, et les bras sagement croisés. La composition est basée sur des formes circulaires et l’artiste se peint elle-même dans un ovale cerclé de rouge où deux ronds rouges mettent en avant son visage et son buste avec deux petits ronds bleus symbolisant les seins. Le visage est concentré. Il existe des photographies de l’artiste qui la montrent au bras de son second mari, Burdette Ringgold (qu’elle épouse en 1962) où on reconnait le collier de perle et la coiffure.

Cette période du milieu des années 1960 est un moment où Faith Ringgold décide de changer sa technique picturale qu’elle juge « boueuse », où, inspirée par un « lointain impressionnisme », elle représente des fleurs, des arbres et des paysages. Délaissant cette facture qui ne la satisfait pas, elle s’engage dans une recherche artistique qui prend corps à la suite d’une observation rigoureuse des œuvres de Jacob Lawrence (1917-2000). Grand peintre africain-américain, il est le premier à voir une partie de son immense série – The Migration Series (1941) – entrer dans les collections du MoMA l’année de sa réalisation. Lawrence peint des sujets à caractère politique en choisissant une palette de couleurs vives, les touches sont posées à plat, les contours sont définis et les figures entrent en mouvement sur la surface de la toile ou du papier se structurant comme une chorégraphie. Le peintre a beaucoup regardé les travaux de ses confrères mexicains (en particulier José Clemente Orozco (1883-1949)) invités aux États-Unis dans les années 1930 pour y réaliser des fresques murales à caractère révolutionnaire.

L’énergie du pinceau et la dynamique de la composition sont indissociables pour ces artistes de valeurs sociales qui doivent être visuellement exprimées. Faith Ringgold dit que l’été 1963 est pour elle le « début de son œuvre mature » qu’elle qualifie de « super réalisme ». Cet été est aussi celui d’un contexte brûlant, marqué par les mouvements des droits civiques, symbolisé par la Marche sur Washington menée, entre autres, par Martin Luther King. La lecture de James Baldwin, en particulier La prochaine fois, le feu que l’auteur publie en 1963, est un déclic supplémentaire pour Ringgold au moment où Malcom X appelle les Africain.es-Americain.es à « s’aimer soi-même », initiant ainsi la notion phare de « Black Is Beautiful », devenue l’un des points forts (et souvent insuffisamment contextualisée dans la réception blanche – c’est d’ailleurs le titre choisi pour l’exposition de Faith Ringgold) de la lutte pour une représentation de la dignité humaine.

« Je suis une peintre figurative dans le sens où mon peuple a un visage. »

Ringgold l’exprime ainsi dans son autobiographie : « J’ai senti que je devais créer ma propre vision de l’expérience noire que nous étions en train de vivre. […] Je sentais que Baldwin avait compris la différence entre les personnes noires et les personnes blanches mieux que quiconque mais j’avais quelque chose à ajouter : une représentation visuelle de ce que nous sommes. Je voulais que ma peinture exprime ce moment que je savais historique. Je voulais donner mon point de vue de femme[1]. » Répondant quelques années plus tard à la question de sa fille Michelle Wallace (née en 1952), théoricienne de la culture, qui l’accompagne dès l’âge de seize ans dans les manifestations devant les musées en faveur des femmes artistes, « Pourquoi es-tu une peintre figurative ? », Ringgold précise : « Je suis une peintre figurative dans le sens où mon peuple a un visage ». Ce peuple ce sont les Africain.es-Américain.es mais aussi les Américain.es blanc.hes ou de couleur qui donnent d’ailleurs le titre American People, à la première exposition de Ringgold à New York en 1967 et à une de ses vastes séries de portraits dont quelques joyaux sont exposés au Musée Picasso.

La nouvelle palette que commence à explorer Faith Ringgold lui permet de faire l’expérience d’une « lumière noire » qui éclaire l’ensemble des visages, quelle que soit la couleur de leur peau. Elle mixe alors la peinture à l’huile « noir ivoire » à d’autres couleurs pour les rendre plus sombres. Le taux d’huile dans cette peinture étant conséquent, l’ensemble sèche lentement et produit comme elle le rappelle un « brillant inégal » sur la surface de la toile. Elle choisit alors de changer de pigment et opte pour le « noir mars » qui sèche plus vite et qui donne une sensation de mat intense. Elle y ajoute un pigment de terre d’ombre brûlée qui renforce la couleur des peaux noires. Elle applique cette technique indifféremment aux personnes noires et blanches qu’elle peint, complétant de ces fameux traits bleus ou rouges les contours des yeux ou des bouches. Les portraits de la série Black Light que l’on peut découvrir dans l’exposition sont fascinants, on plonge dans la matière picturale en étant happé.es par le caractère à la fois sombre et lumineux du rendu.

L’œuvre la plus emblématique de la série American People est précisément la peinture Die évoquée plus haut. Elle montre une scène d’émeute où des protagonistes noir.es et blanc.hes, femmes, hommes et enfants, ensanglanté.es, trébuchant.es, cherchent à échapper au carcan de la toile. Avec cette composition, Faith Ringgold confirme un tour de force formel. Les corps s’enchevêtrent, les yeux écarquillés montrent des regards effarés, le fond gris et plat suggère selon la perspective choisie le sol ou un mur. Les gouttes de sang éclaboussent la scène et ce dripping rouge est un rappel voulu de la technique de Jackson Pollock que Ringgold s’approprie avec humour en soulignant la volonté de faire sien ce geste masculin. L’un des personnages, peint à moitié, a le corps coupé par le cadre. Choix rare permettant d’évoquer un hors champ, celui d’un espace urbain terne et plat que l’on imagine être le décor des violences et des répressions qui marquent cette époque dans de nombreuses villes des États-Unis.

Être physiquement si proche de ce tableau procure une sensation vertigineuse, car même datée de 1967, il garde une fraîcheur inégalée au niveau pictural. La salle de l’exposition où il est présenté est la seule où quelques archives liées à Picasso, en particulier à Guernica (1937), sont montrées. Cette œuvre monumentale du peintre était exposée au MoMa à New York jusqu’en 1981, date à laquelle elle est partie en Espagne. Ringgold a eu maintes occasions de la voir et de s’en imprégner ; elle a souvent servi de toile de fond aux manifestations des activistes du Art Workers Coalition en 1970 quand les artistes pénétraient dans l’enceinte de l’institution et exprimaient leurs droits au sein des musées.

Faith Ringgold a été très engagée dans des collectifs artistiques et féministes promouvant notamment l’art africain-américain au début des années 1970. Son engagement est visible dans la troisième salle de l’exposition où sont présentées quelques-unes des affiches politiques très graphiques qu’elle a réalisées, par exemple celles en soutien à Angela Davis emprisonnée. L’affiche la plus emblématique reste United States of Attica (1971). L’affiche représente une carte des États-Unis en rouge et vert en référence aux couleurs panafricanistes. Elle affirme la généalogie de la violence dans le pays depuis sa création, en solidarité avec les dix otages et les vingt-neuf détenus tués, ainsi que les nombreux blessés, lors de la révolte dans la prison d’Attica au nord de New York en septembre 1971.

L’artiste fait des recherches afin d’établir comme elle le précise : « pour chaque État, les dates et autres détails d’infâmes actes de violence qui s’y sont déroulés – émeutes raciales, chasses aux sorcières, assassinats présidentiels, lynchages et guerres contre les Natif.ves. À la périphérie de la carte, j’ai inclus une histoire statistique des morts, blessés et disparus des guerres américaines. […] Les nouveaux cas de violence croissaient à une allure tellement alarmante que je n’avais pas la place de tous les inclure. Et réalisant que je ne pouvais pas les mettre à jour chaque année, j’écrivis un appel à la population afin que les gens inscrivent les informations qu’ils pourraient recueillir[2]. » On peut lire en bas de l’affiche « Cette carte de la violence américaine est incomplète, merci d’ajouter tout acte de violence manquant ».

Trois jours avant l’ouverture de l’exposition de Faith Ringgold à Paris le 30 janvier 2023, on apprenait par les médias que Tyre Nichols, un jeune homme de vingt-neuf ans, s’était faisait battre à mort le 7 janvier par cinq policiers à Memphis lors d’un contrôle injustifié. Un drame qui pourrait être ajouté à la liste sur la carte des violences, tout comme celui de cet adolescent de seize ans, Ralph Yarl, qui, pour avoir sonné à la mauvaise porte, a reçu une balle en pleine tête, tirée par un homme de 84 ans au Kansas le 16 avril dernier.

L’œuvre de Faith Ringgold est marquée par une volonté de parler des événements politiques quotidiens et des faits violents en les reliant simultanément à une histoire de l’art occidentale et à sa propre vie. Ce quotidien passe aussi par l’usage du textile à partir des années 1970 qui lui permet d’assouplir la logistique du transport de ses œuvres puisqu’elle peut les rouler et les porter sans aide extérieure. Si les fameux tankas bouddhistes lui servent d’inspiration, c’est aussi la dimension affective du matériau qui l’attire, lui permettant de collaborer avec sa mère, Willi Posey, styliste et couturière de Harlem dont elle est très proche. L’un des premiers travaux en tissu est sa série Slave Rape (1973) où trois femmes nues (elle-même et ses deux filles) dans un décor végétal évoquent les viols sur les plantations esclavagistes pendant des générations. Les figures ont des visages qui pourraient sembler naïfs tout comme le sont ceux des personnages représentés dans sa série French Collection (1991-1997) dont plusieurs quilts sont exposés.

À cette époque, Faith Ringgold a commencé à dessiner et à écrire des livres pour enfants. C’est un graphisme proche de ces illustrations qu’elle déplace vers ses travaux textiles en peignant des récits autofictifs autour d’une jeune artiste qui se retrouve projetée dans la naissance de la modernité artistique en France. Faith Ringgold, sa mère, ses filles ont souvent voyagé en Europe dans les années 1960 et 1970 et c’est cette expérience culturelle qu’elle revisite. Elle joue le personnage de Willia Marie, une jeune artiste qui découvre l’avant-garde artistique et pose comme modèle pour gagner sa vie. L’un des tableaux-quilts s’intitule L’atelier de Picasso (1991) et la montre assise, nue, devant Les Demoiselles d’Avignon qui lui sert de décor. Le peintre, debout, rigide, tient un pinceau devant une surface blanche. Le plus surprenant dans cette mise en abyme pleine d’intelligence, est le contenu du texte écrit à la main qui court tout autour du cadre en quilt.

Le musée Picasso a eu l’excellente idée de proposer une traduction de l’ensemble des textes d’œuvres disponible en ligne une fois le QR code flashé. Derrière cet aspect joyeux et coloré, Faith Ringgold n’y va pas de main morte dans sa critique d’une histoire de l’art qui a relégué les personnes africaines au rang d’inspiration primitive sans leur accorder leur propre agentivité. Elle dit entendre des voix qui émanent des masques africains et des tableaux dans l’atelier de Picasso, une des voix est celle de sa tante Melissa : « Tante Melissa, tu m’as fait prendre conscience de ça. « Va à Paris, Willia Marie, m’as-tu dit, et imprègne-toi de ces choses africaines qu’ils utilisent dans leurs tableaux cubistes ». […] « Les Européens ont découvert la valeur artistique de ton image en même temps qu’ils découvraient la possibilité de coloniser l’Afrique et de pratiquer l’esclavage. Ils ont déterré des siècles de nos civilisations avant de nous traiter de sauvages et de nous réduire en esclavage. Ils prennent d’abord le corps, puis l’âme. Ou peut-être est-ce l’âme puis le corps. […] C’est le masque africain, directement issu de visages africains, que je regarde dans l’atelier de Picasso et dans ses œuvres. Picasso peut nier ce qu’il ne veut pas reconnaître, mais c’est l’art qui dit la vérité, pas l’artiste. Peu importe ce que dit ce dernier ; nous voyons d’où ça vient chaque fois que nous nous regardons dans la glace. ».

Réflexivité ? Autocritique ? L’institution dédiée à Picasso est courageuse de donner à lire ces textes en français qui, de façon limpide, éclairent des décennies de réflexion portée par les artistes sur ces questions de représentation discriminante et d’exploitation. Pour paraphraser Audre Lorde, ce sont « les outils du maître » qui, cette fois, permettent « de démolir sa maison »[3] !

La dernière salle de l’exposition est consacrée à une installation sonore solennelle. Elle montre des poupées en tissu noir datant de 1976 qui étaient intégrées à une performance itinérante de Faith Ringgold réalisée à l’occasion du bicentenaire de l’Indépendance des États-Unis. La voix de Martin Luther King (1929-1968) à Washington en 1963 résonne dans l’espace. On pourrait imaginer, s’y ajoutant, celle harmonieuse de Harry Belafonte (1927-2023), artiste et activiste, grand ami de King, qui, cet été là, a pris la parole à ses côtés (on peut noter que les deux hommes sont exactement de la même génération que Faith Ringgold). Belafonte, qui vient de décéder, avait une grande collection d’œuvres d’artistes africains-américains dont était chargé son manager (blanc) dans les années 1960. En 1965, Faith Ringgold avait tenté de lui présenter quelques-unes des toiles de sa série American People mais le manager lui avait claqué la porte au nez.

Sur le tableau-quilt Le Café des Artistes (1994), l’artiste écrit : « La chose importante pour la femme de couleur est de se souvenir qu’elle doit parler. Sinon, nos idées – et nous-mêmes – resteront inaudibles et inconnues. » Fort heureusement, Ringgold a appliqué sans relâche sa devise, son œuvre est un manifeste artistique et politique puissant qui confirme un engagement de tout temps.

Exposition « Faith Ringgold. Black is beautiful » au Musée Picasso jusqu’au 2 juillet 2023.

NDLR — Elvan Zabunyan donnera une conférence au musée Picasso le 13 juin 2023 : « Faith Ringgold : réécrire l’histoire par l’art, un engagement de tout temps ».


[1] Faith Ringgold, We Flew over the Bridge, Durham, Duke University Press, 2005, p. 146.

[2] Ibid., p. 189

[3] Audre Lorde prononce en 1979 à New York une conférence, devenue célèbre, intitulée « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître » [« The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House »]. Le texte de la conférence est reproduit dans Audre Lorde, Sister Outsider, Genève, Éditions Mamamelis, 2003, p. 115-119.

Elvan Zabunyan

Historienne de l'art contemporain, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et critique d’art

Notes

[1] Faith Ringgold, We Flew over the Bridge, Durham, Duke University Press, 2005, p. 146.

[2] Ibid., p. 189

[3] Audre Lorde prononce en 1979 à New York une conférence, devenue célèbre, intitulée « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître » [« The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House »]. Le texte de la conférence est reproduit dans Audre Lorde, Sister Outsider, Genève, Éditions Mamamelis, 2003, p. 115-119.