Ni ici ni là – sur deux livres de Luba Jurgenson
« Traduire, c’est comme marcher sur un chemin
qui bougerait en même temps que vous.
Lorsqu’on est parvenu au bout,
il y a longtemps que le point de départ
a quitté le point de départ.
Moi, en traduisant depuis ma langue maternelle,
je ne connais que des départs.
Inverser les langues,
c’est faire l’économie d’une grande illusion, l’arrivée. »
Par le plus grand hasard des calendriers éditoriaux, deux livres de Luba Jurgenson, écrits à plusieurs années d’intervalle et dans des circonstances très différentes, ont paru à quelques jours d’écart en avril : Sortir de chez soi, dans la collection « Contrebande » des éditions La Contre Allée dédiée aux écrits de traductrices et traducteurs, et Quand nous nous sommes réveillés – Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine aux éditions Verdier.

L’un est né pendant les confinements successifs de 2020, l’autre a été écrit à contrecœur et comme dans un souffle après la nuit du 24 février 2022, date de l’invasion de l’Ukraine par la Russie – deux moments de bascule et d’inquiétude ou d’« inquiétance des temps[1] » qui ont saisi l’écrivaine et traductrice dans sa propre identité de Russe française, ou inversement.
En avril 2020, comme beaucoup de monde, je déambulais frénétiquement, plusieurs fois par jour, pour le malin plaisir de dépasser (ne serait-ce que de moitié) le kilomètre imparti, comme si l’interdiction tombée telle une chape de plomb était la seule chose à braver pour qu’infuse à nouveau la moindre adrénaline. Les sens et les gens semblaient alors non pas éteints, mais en veille, le temps suspendu ou étrangement étiré, les journées sensiblement identiques renfermant toutefois une sorte d’espoir que tout cela se termine aussi vite que c’était arrivé, et les livres déjà lus continuaient leur circulation secrète, déposés aux pas-de-porte des ami.e.s pour nous prouver que nous étions encore au moins suffisamment en vie pour lire.
Ces marches n’étaient pas seulement l’occasion de s’oxygéner, elles permettaient a