Cinéma

Cannes 2023 à mi parcours : réécrire l’histoire, bis repetita

Critique

Le festival de Cannes, dont la 76e édition s’est ouverte la semaine passée, semble tisser cette année le fil rouge des histoires oubliées et les pans toujours tus des discours et récits dominants. À l’encontre des « textes nobles », ce sont des récits des subalternes qui sont proposés sur le grand écran, toutes sélections confondues.

S’asseoir, presque deux semaines durant, dans la salle du Grand Théâtre Lumière comme dans celles des sélections parallèles, c’est toujours prendre des nouvelles contemporaines du monde et des refrains qui s’y entonnent. Hors de ces lettres envoyées du monde entier, le Festival de Cannes montre le beau souci actuel qu’a le cinéma de plonger dans l’une de ses vertus jadis chantée par Chris Marker, celle de « réparer, à l’endroit de l’accroc, le tissu du temps ». C’est l’un des motifs qui traverse cette édition cannoise que de réimprimer le tissu de l’Histoire en en ravivant certains motifs oubliés dans les récits officiels, en en montrant les pans toujours tus, en en dévoilant les coutures.

Changer de point de vue, prêter l’oreille pour distinguer des voix jusque là inaudibles sous les discours dominants : repriser les trous faits dans l’Histoire est aussi une affaire formelle. Qu’il s’agisse de déchirer les représentations passées pour proposer un point de vue nouveau comme le font Felipe Gálvez dans Los colonos ou Vladimir Perišić dans Lost Country, de répéter des témoignages comme archive du présent dans In The Rearview de Maciek Hamela, du plaisir de déguiser une figure du cinéma bis dans des costumes d’époques chez Bertrand Mandico, ou enfin du ressassement d’une vérité tapie sous la complexité du couple pour Justine Triet… l’heure est à rembobiner, toutes sélections confondues.

Remonter la piste amérindienne

En revenant sur le massacre d’Amérindiens osages dans les années 1920 en Oklahoma avec The Killers of The Flower Moon, Martin Scorsese s’engage sur un chemin empreint de culpabilité : celui de la réécriture de la colonisation américaine et du pillage des terres pétrolifères. C’est aussi le parti-pris de  Lisandro Alonso : Euréka, son septième long métrage, voyage à travers le temps pour interroger les vestiges de la culture autochtone en Argentine mais aussi dans l’Amérique entière, dont l’histoire est marquée par cette appropriation terrienne, de ressources et culturelle.

Los colonos, premier long métrage de Felipe Gálvez présenté dans la section « Un certain regard », traverse le Chili à la poursuite de cette réécriture, faisant de la conquête des terres autochtones par les colons une grande pyramide de dominations dont les indigènes et les femmes se disputent les soubassements. En Patagonie, le propriétaire terrien José Menendez entend étendre son empire jusqu’à l’Atlantique, envoyant ses hommes conquérir la terre qui le sépare de cette voie maritime à tout coût, exterminant au passage les Selk’nam vivants dans la région. Si le cinéaste choisit ce pan de son histoire, c’est pour faire exister ce génocide rayé des manuels d’histoire auquel les Chiliens ont largement participé.

C’est aussi parce que, perpétré au moment de l’invention du cinéma, il raconte la bataille conjointe de l’histoire des images et de l’identité. Dans un finale teinté couleur sang, les films d’archives de l’époque dévoilent une marche inéluctable des colons à travers la terre de feu. Le cinéaste chilien démonte ce récit glorieux et lui oppose la chevauchée sanglante de quelques hommes de main qui soumettent sur leur passage cet endroit du bout du monde. Perçu par le regard d’un métis, ce bal du pouvoir est si arbitraire, qu’un simple soldat de la Reine d’Angleterre peut se faire passer pour un colonel et s’en arroger les prérogatives, métaphore limpide de l’illégitimité du pouvoir britannique venu civiliser les populations locales à coups de fusil et de viols. Un acte de résistance qui clôt le film, avant son épilogue : une femme Selk’nam refuse d’obéir au cinéaste venu documenter la vie dans ces contrées extrêmes. Immobile, le visage fermé elle fixe l’objectif, refusant d’offrir à la caméra l’image que l’on exige d’elle.

Récits depuis l’habitacle

In the Rearview, premier long métrage présenté à l’ACID, rejoint le geste du néo-réalisme italien – filmer au présent un pays dévasté par la guerre – en reprenant le dispositif qui a fait les grandes heures du cinéma iranien empêché, celui du film intégralement tourné en voiture.

À l’annonce des premières frappes de Vladimir Poutine en février 2022, le producteur polonais Maciek Hamela se met à convoyer bénévolement des Ukrainiens vivant à la frontière russe jusqu’à des zones moins risquées dans l’intérieur du pays ou jusqu’aux pays voisins. Pendant six mois, il a installé entre les deux sièges avant de son van une caméra qui enregistre ses conversations avec des familles contraintes à l’exil. La nudité du dispositif donne l’entière place à la parole et aux visages de ceux qui fuient tout ce qu’ils ont, avec tristesse, peur ou espoir d’une vie nouvelle dans un autre décor. Parole coupée nette parfois par le traumatisme de la guerre comme chez cette fillette que les bombardements ont rendue mutique.

Montées hors de toute chronologie, ces courses, souvent hasardeuses, laissent entrevoir le paysage qui change au gré des saisons au fil d’un conflit qui s’éternise et dont une femme avoue qu’il lui a fallu une semaine, après les premiers assauts, pour sortir du déni. Soumises à ce dispositif d’urgence extrême, les scènes se répètent sous la forme musicale du thème et de ses variations. Le bégaiement d’un trajet qui ne s’arrête jamais et des histoires personnelles et tragiques qui s’accumulent, suffisent à raconter la multitude de destins lancés sur les routes dans l’inconnu.

L’Histoire, rumeur d’antichambre

« Le pire c’est d’être né dans un désert, d’en être prisonnier, et de ne même pas savoir que c’en est un ». Le désert qu’a évoqué le réalisateur Vladimir Perišić lors de la présentation de Lost Country à la « Semaine de la Critique », c’est celui de la Serbie de Slobodan Milošević dans laquelle il a grandi. À l’âge adulte, il offre une relecture du trouble qu’a provoqué chez l’adolescent qu’il était le basculement droitier et autoritaire du régime. Avec son deuxième long métrage, quatorze ans après Another Country, également présenté à la « Semaine de la critique », le cinéaste redouble la trahison politique de tout un peuple par une autre, intime et familiale.

En 1996, le parti socialiste serbe dément fermement les accusations de falsification des élections et réprime violemment la contestation qui naît dans la rue. Face à ces deux versions contradictoires, le pays se trouve en phase de scission, comme le suggère en sous-texte un cours de physique portant sur la fission nucléaire. Regard enfantin mais mâchoire masculine, Stefan, version fictionnelle et dramatisée du cinéaste, est à ce carrefour entre l’enfance et l’âge adulte. Il est aussi à la conjonction entre la tendresse pour sa famille, fidèle au parti socialiste dont sa mère est porte parole, et ses amitiés du lycée pour des garçons farouchement opposés au pouvoir en place. Le garçon semble vivre la polarisation de son univers dans l’antichambre de l’Histoire, dont le bruit lui parvient étouffé, par bribes, des conversations de sa mère au téléphone ou de la radio.

De la colère du peuple, il perçoit des manifestations floues derrière la vitre d’un taxi ou lointaines aux balcons, d’où l’on conteste dans la nuit en tapant sur des casseroles. C’est la belle idée formelle qui parcourt tout le film à partir des funestes élections : le garçon est extérieur à la réalité qu’il observe. Un pan de mur, la profondeur de champ ou un carreau embué viennent toujours faire écran entre lui et le monde. Le cinéaste transforme en vibrant matériau de cinéma la dissonance cognitive que produit cette expérience fondatrice de la trahison, politique et intime. Belle femme élancée, serrée dans des manteaux élégants, la blondeur rayonnante de sa mère est bien éloignée de l’image d’une cadre du Parti et évoque plus celle d’une star hollywoodienne. Dans une belle séquence, le jeune homme (qui connaîtra le même destin que la Mouchette de Bresson) déambule en pleine nuit dans son appartement habité par la bande son d’un film de Nicholas Ray qui s’échappe de la télé laissée allumée.

Lost country est l’histoire de la fin d’un amour filial et fait de la Belgrade du tournant du siècle le décor d’un thriller à l’hollywoodienne mais dont on ne percevrait qu’une lointaine rumeur et des ombres.

Méta hurlant

Lorsque le théâtre Nanterre-Amandiers a invité Betrand Mandico en 2019 à occuper les lieux comme l’avaient fait avant lui Jean-Luc Godard et Apichatpong Weerasethakul, il a répondu à son directeur la première idée de contre programmation qui lui est venue : ce serait pour monter une version féminine de Conan le barbare, déclaration manifeste de son refus du texte noble.

Figure de la jouissance de la violence dans un monde apocalytpique, Conan est déjà un personnage de l’univers de Mandico en cela qu’il est protéiforme et qu’il appartient à ce « mauvais genre » que le cinéaste chérit. On en connaît l’incarnation testostéronée et stéroïdée par Arnold Schwarzennegger dans le film de John Milius de 1982, librement inspiré du roman de Robert E. Howard qui a aussi donné lieu aux albums de Rochard Corben adulé par Mandico. Créature genrée au féminin, sa Conann est aussi faite d’une identité labile, faite d’avatars et défie les lois du temps.  « Je veux adapter Conan le Barbare au théâtre, mais uniquement avec des femmes… Plusieurs générations de femmes qui se tuent, se trahissent, baisent, s’embrassent, s’embrasent et s’aiment dans un monde qui court à sa perte… », révélait le cinéaste aux premiers moments de la préparation de son troisième long métrage.

L’œuvre elle-même est transgenre, conçue comme une pièce de théâtre, un film, une installation en réalité virtuelle. Un hors champ prolifique existe donc au destin filmique du long métrage présenté à la Quinzaine des cinéastes (renommée au neutre à l’occasion de son changement de Délégué général). Depuis les Enfers, un cerbère punk-rock à corps de femme nommé Rainer conduit l’héroïne dans les souvenirs de ses vies, depuis les cavernes du néolithique, jusqu’à un New-York post-industriel, en passant par une vénéneuse intrigue nazie queer… Six visages de Conann, six figures incarnées par six actrices différentes, grimées qui enfilent leurs costumes d’époque comme à Carnaval et rejouent avec délectation les gestes de la masculinité protubérante. L’Histoire est pour Mandico un conte mensonger dont il extrait l’imagerie et la violence brute, une fable pour adultes qui, dans son fracas, désigne en riant les coutures de sa propre fabrication.

La vérité dans l’angle mort

Dans une émission de télévision littéraire, à la fin d’Anatomie d’une chute, quatrième long métrage de Justine Triet présenté en « Compétition officielle », un critique commente l’affaire judiciaire qui touche Sandra Voit, auteure reconnue d’auto fictions à succès, dont le mari vient de mourir mystérieusement dans leur maison isolée des Alpes. Interprété par Arthur Harari, conjoint de la cinéaste et co-auteur du scénario, ce personnage ivre de sa propre parole n’a pas peur d’en plaisanter : la critique est plus émoustillée par une écrivaine qui assassinerait son conjoint que par le suicide d’un prof dépressif. Après Sybil, la réalisatrice qui a fait du couple son objet d’étude, retrouve pour ce quatrième long métrage l’actrice allemande Sandra Hüller, également épouse du commandant d’Auschwitz dans The Zone of Interest de Jonathan Glazer et que beaucoup de festivaliers aimeraient voir récompensée d’un prix d’interprétation.

Sandra fait le récit à son avocat joué par Swann Arlaud, puis au banc des accusés du tribunal de ce ces derniers instants et des années qui les ont précédés. Mais de cette chute mortelle, annoncée par le rebond d’une balle dans l’escalier du plan inaugural, personne n’a rien entendu. Personne n’a a priori rien vu non plus. Ni la doctorante venue interviewer son auteure de recherche, ni Daniel, le fils malvoyant du couple en promenade, ni Sandra qui dormait. Pas plus que le spectateur. Avec une douce ironie, la cinéaste confie à son co-auteur la sale besogne de formuler le dilemme de notre vilaine curiosité : alors, elle est coupable ? Car bien sûr, le sujet du film réside ailleurs que dans l’enquête judiciaire qui finit toujours par réduire les faits  à un verdict binaire : coupable ou non coupable. Chacun va tenter de se faire sa vérité de cette situation trouble à partir de son récit judiciaire et intime qui cherche à combler les angles morts du hors-champ fatal. En invitant le film de procès (pour la deuxième fois après Victoria) dans un drame conjugal à la française, Justine Triet porte à son paroxysme le cauchemar du couple mûr qui voit ses désillusions grandir à mesure que son temps de vie rétrécit.

Comment se raconte-t-on à soi-même ses choix de carrière, de vie familiale pour les faire entrer dans l’équation impossible du produit de ses joies par ses frustrations auxquelles on soustrait la somme de ses déceptions ? La culpabilité de Sandra, c’est d’abord celle, ordinaire, cristallisée en  une décennie de conjugalité. Chacun parle son jargon : le langage du prétoire, que Triet déleste de toute la pompe qui l’empèse habituellement au cinéma, les déclarations des journalistes qui tordent le sens vers le sensationnel, le compte-rendu médico-légal, les interprétations du psychanalyste (interprété par le dramaturge Wajdi Mouawad) ou les méta-discours sur l’œuvre littéraire de critiques télé ou d’une doctorante. La confrontation du formalisme des discours révèle autant que le contenu de chaque parole. Où finit le réel, où commence sa construction fictionnelle ? Voilà la question qui fait frémir la colonne vertébrale de cette anatomie, au cœur de laquelle une scène d’autopsie, au sens propre, peut se voir comme une auto-analyse de la mise en scène de la cinéaste.

En écoutant successivement les voix de la victime, de la suspecte, de l’enfant, de l’État, Anatomie d’une chute cherche à extraire la musicalité du vacarme inaudible qui a interrompu la première séquence. L’interview de Sandra par la jeune chercheuse est arrêtée par la musique diffusée en boucle et à fond par son mari. Comme un disque rayé, cette version instrumentale de la chanson « PIMP » de 50 cent ressurgit dans la reconstitution des faits, et prête à diverses interprétations dont un procès en misogynie. Là où le prétoire aimerait imposer de force la grille de lecture de la domination patriarcale, le film lui tape sur les doigts, invitant à plus de subtilité. C’est de fait une musicalité plus hésitante qui se manifeste lorsque Sandra s’agenouille au piano près de son fils et lui fait comprendre, d’une seule note, quel prélude de Chopin elle veut interpréter avec lui. Resté seul dans la maison, le jeune Daniel (qui en hébreu signifie rien moins que juge et dieu) rejoue pour lui même sa partie, laissant la résonnance s’évanouir en l’absence des notes jouées habituellement par sa mère.Entamé par le discours de Sandra, Anatomie redistribue les cartes en dévoilant le jeu du mari au cours du procès.

Dans une ultime partie, c’est le fils qui prend les rênes du récit, se transformant en détective façon bibliothèque rose. Il mène l’enquête par ses propres moyens, expérimentations à l’appui. L’insupportable procureur (Antoine Reinartz) ricane de cette incursion d’une fantômette au masculin dans le sérieux de la Cour de justice. C’est ce que l’on est le plus reconnaissant au film de produire : un personnage d’enfant qui n’est pas un simple amas d’affects mais  une conscience complexe éclairée, magnifiquement interprété par Milo Machado Graner. Lui qui baigne son chien dans la première séquence finira par laver, dans un magnifique dernier geste, des péchés auxquels il a la modestie d’avouer qu’il ne comprend rien. Aidé par les conseils de son assistante judiciaire, il résout l’affaire avec rien moins que la mise en pratique du pari pascalien, donnant au film la conclusion qui flottait dans ses nuées depuis le début.

L’amour, conjugal ou filial, est certes une fiction, un mensonge. C’est aussi le seul pari possible.


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