Éducation

Réforme du lycée professionnel : About Kim Sohee, un film de mauvais augure

Sociologue, Inspectrice honoraire, Sociologue

Des stagiaires tenus de valider une période de travail en entreprise pour être diplômés, soumis à la pression des écoles qui les pressent de « se professionnaliser », aux prises avec un management brutal et une soumission croissante des lycées professionnels aux entreprises : actuellement en salles, le film About Kim Sohee illustre les effets délétères du modèle coréen du lycée professionnel, et devrait nous alarmer sur la réforme du lycée professionnel que le président Macron veut instaurer en France.

Le film About Kim Sohee (réalisé par July Jung en 2022, en salle actuellement) nous plonge dans la réalité des relations entre l’équivalent coréen de nos lycées professionnels et les entreprises accueillant leurs élèves en stage.

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D’un côté, des lycées évalués et financés par les pouvoirs publics selon leurs « taux d’emploi », en fait la mesure quantitative de leur capacité à trouver des stages pour leurs élèves. De l’autre, des entreprises, en l’espèce un centre d’appel sous-traitant d’un grand groupe de téléphonie, qui exploitent sans vergogne la main-d’œuvre bon marché que constituent les stagiaires.

Au milieu de cette relation dans laquelle la pédagogie n’a aucune place, des stagiaires tenus de valider une période de travail en entreprise pour être diplômés. Des stagiaires soumis à la pression des écoles qui les pressent de « se professionnaliser » tout en se désintéressant de la réalité du travail en stage. Des stagiaires aux prises avec un management brutal, les yeux rivés sur les reportings et les performances comparées des services, les poussant à une productivité maximale en créant une concurrence féroce entre eux et avec les salariés aussi maltraités et un peu moins mal payés qu’eux. Des stagiaires bien en peine de dénoncer les dysfonctionnements sur leurs lieux de stages car leurs enseignants leur demandent de ne pas faire de vague autour de leurs plaintes.

L’organisation du travail que présente le film est entretenue par un management intermédiaire pris entre le marteau du top management et l’enclume des subordonnés et des stagiaires sans grande protection sociale ou juridique. Une situation emblématique de l’organisation des entreprises dans le contexte du néolibéralisme. Ce cocktail débouche sur un mal-être au travail, des addictions aux antidépresseurs ou à l’alcool (quand ce n’est pas aux deux), des dépressions, des burn out, des suicides… qui atteignent nombre de salariés et de stagiaires. Une situation sur laquelle l’institution scolaire ferme pourtant les yeux : les enseignants sont à la fois sommés de trouver des stages pour valoriser leur lycée et lui garantir les fonds qui les rémunèrent et enjoints d’encadrer les stagiaires sans en avoir les moyens. Les services de l’inspection scolaire renvoient la responsabilité des problèmes vers l’inspection du travail qui ne prête guère plus attention à ces stagiaires en situation de quasi-salariés.

Dans sa deuxième partie, le film met en scène une inspectrice de police qui refuse d’entériner les explications purement individuelles et psychologisantes des situations de souffrance au travail avancées par l’employeur. Son enquête éclaire la nature systémique des troubles socio-psychologiques liés au contenu des tâches, aux conditions de travail et d’encadrement des stagiaires. Si la société sud-coréenne constitue certainement un contexte marqué par une forte violence matérielle et symbolique dont témoignent d’autres films (Parasite, Memories of murder, Take care of my cat ou Burning notamment), About Kim Sohee traite de faits sociaux qui ne concernent pas seulement la Corée du Sud. Ce film expose des réalités très proches de ce qui existe déjà en France et met en lumière les risques que porte le projet de réforme des lycées professionnels récemment annoncé par le président de la République.

Comme dans le cas des retraites, le projet de réforme de l’enseignement professionnel ne tient aucun compte des arguments que l’ensemble des organisations syndicales des professeurs de lycées professionnels ont opposés aux mesures prévues. On ne peut que s’alarmer en constatant combien ce que propose cette réforme ressemble au « modèle » coréen dont About Kim Sohee illustre les effets délétères, nous projetant vers un avenir bien inquiétant.

En présentant cette réforme le 4 mai 2023, Emmanuel Macron a mis en avant la promesse de verser aux élèves des lycées professionnels une gratification de 50 à 100 € par semaine de stage – de formation en entreprise (PFMP). Outre le mépris dont témoigne cette aumône (en lycée professionnel, 1 heure de stage vaudrait 1,43 € en classe de seconde et 2,86 € en terminale contre 4,05 €, soit 141,75 € par semaine, pour les élèves de lycée agricole ou les étudiants postbac lorsqu’ils sont en stage). Par ailleurs, la prime serait versée par l’État aux stagiaires de lycée professionnel et non par les entreprises (ou les autres structures d’accueil : administrations, collectivités et associations) comme pour les autres catégories de stagiaires. Si la productivité d’un élève de lycée professionnel sans doute assez faible peut justifier une rémunération réduite, ce qui est proposé ici est indigne même s’il sera évidemment apprécié par les élèves. Par cette mesure, l’État offrira aux employeurs une main-d’œuvre totalement gratuite en plus des autres stagiaires et des apprentis qui travaillent déjà de façon quasi-gratuite.

Le projet prévoit en outre une soumission croissante des lycées professionnels aux entreprises pour déterminer les diplômes à préparer et les curricula à enseigner. Il s’agit à la fois d’adapter la carte des formations « au plus près des territoires, de chaque territoire, de chaque bassin d’emploi » et de fixer le volume des entrées en formation et les spécialités de formation en fonction des besoins en emploi recensés par les entreprises. Cette lecture adéquationniste des relations entre la formation et l’emploi qui peut paraître sensée en théorie est en réalité une aporie que de nombreux travaux ont illustrée depuis longtemps (de Pierre Naville dès 1945 à Lucie Tanguy en 1986 pour ne citer que deux auteurs de référence).

Quel employeur peut réellement prévoir le nombre et la spécialisation de ses postes de travail à l’horizon de 3 ans (le temps pour préparer un bac professionnel) ou de 5 ans (celui pour un BTS) ? Que devient dans un tel système la liberté de choix et d’évolution des élèves des lycées professionnels (rappelons qu’ils sont âgés d’une quinzaine d’années quand ils entrent en lycée professionnel) ? Que fait-on dans cette logique du poids de l’origine sociale et du genre des élèves, réalités sociales très déterminantes dans l’orientation dans la voie professionnelle ? Que devient la liberté de mobilité géographique et professionnelle des futurs travailleurs (la dernière réforme de la formation professionnelle de 2018 s’intitulait « Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel ») ?

Même dans les métiers réglementés, comme la médecine, ce pilotage visant à fixer des quotas d’entrée en formation en fonction des futurs emplois à pourvoir a montré son inefficacité totale. Quant aux inégalités sociales, le projet de réforme ne modifiera rien au fait que les enfants des classes supérieures continueront à bénéficier à plein des filières scolaires prestigieuses et de faire des parcours choisis en fonction de leurs objectifs tandis que les enfants des classes populaires continueront à « être orientés » massivement en lycée professionnel, vers les métiers les moins attractifs et « les secteurs en tension »[1].

L’autre évolution prévue par la réforme Macron est l’allongement des périodes de stage entraînant une réduction du volume d’heures consacrées aux enseignements généraux (une évolution déjà entamée en 2019 par la réforme du bac professionnel pilotée par Jean-Michel Blanquer). Cette instrumentalisation des lycées professionnels sacrifie la dimension humaniste de l’enseignement professionnel conçu pour former « l’individu, le citoyen et le producteur » selon les termes des instructions sur les programmes et les méthodes publiées par la Direction de l’enseignement technique du ministère de l’Éducation nationale en 1945. Cette ambition est sacrifiée à une vision utilitariste limitant les objectifs à la seule formation du travailleur et une vision misérabiliste réduisant l’avenir professionnel des élèves des lycées professionnels à des fonctions d’exécution dont les technocrates à la manœuvre imaginent qu’elles sont des actions sans réflexion ne réclamant que des savoir-faire opérationnels.

Ce projet de réforme conduit en réalité à déconstruire ce qu’ont bâti des décennies d’investissements financiers, organisationnels, pédagogiques et humains dans la voie professionnelle. Elle oublie ce faisant le sens de la réforme qui avait créé le Bac Pro en 3 ans au nom de la volonté affichée d’en faire un bac d’égale dignité aux autres, devant permettre aux élèves le souhaitant de continuer leurs études dans l’enseignement supérieur. Tout cela explique le désarroi et la colère des professeurs de lycée professionnel, des matières professionnelles et générales, qui sont nombreux à souhaiter une réforme des lycées professionnels, mais pas celle-là[2] !

La réforme annoncée ne prévoit rien pour améliorer l’organisation, le contenu et l’encadrement des stages.

Le projet d’augmentation de la durée des stages des élèves des lycées professionnels rejoint la vision illusoire qui a présidé à la « stagification » de l’enseignement supérieur depuis trois décennies dans un contexte d’incantations à « la professionnalisation », terme aussi souvent brandi que rarement défini. Cette soif de stages suppose qu’il suffirait d’immerger des élèves dans des situations de travail pour qu’ils acquièrent mécaniquement les savoirs, les compétences, la professionnalité dont ils auront besoin. Des stages peuvent certes être utiles pour compléter les apprentissages construits en situation scolaire, pour expérimenter des savoirs et des savoir-faire dans des situations de travail, pour permettre aux jeunes en formation de gagner en maturité et de construire un début de réseau qui pourra servir à leur future recherche d’emploi. Encore faut-il que ces stages soient conçus, organisés, encadrés et évalués de façon rigoureuse. En effet, tout stage n’est pas un bon stage, loin de là !

Même si les situations aussi dramatiques que celle présentée dans About Kim Sohee restent rares, nombreux sont les stages inutiles (où le stagiaire ne fait pas grand-chose et apprend peu) et les stages néfastes (où les stagiaires expérimentent surtout la dureté du travail). En majorité, les stages manquent en France d’un encadrement substantiel faute de temps, de savoirs et de moyens tant du côté des enseignants référents que des tuteurs de terrain. La réforme annoncée ne prévoit rien pour améliorer l’organisation, le contenu et l’encadrement des stages. Nombre de recherches montrent qu’il serait souhaitable de réduire le nombre et la durée des stages pour améliorer leur qualité[3]. Il est inutile et dangereux d’ajouter encore des dizaines de milliers de stages dans des entreprises qui ne sont d’ailleurs pas demandeuses (comme le montre la réaction mitigée du Medef aux annonces du président de la République), d’autant que les « bons » stages sont de facto réservés aux élèves les plus dotés en capital social grâce aux contacts tirés de leurs réseaux familiaux ou à des aléas chanceux dans leur parcours.

En Corée du Sud, la diffusion d’About Kim Sohee, et le rappel des faits intervenus en 2016 dont la réalisatrice s’est inspirée, a suscité de nombreux débats et conduit à une modification de la loi encadrant les conditions de travail des stagiaires. La France avait connu en 2005-2006 des mobilisations de stagiaires organisées par le collectif Génération précaire et un mouvement d’opposition au CPE (le contrat première embauche était un CDI réservé aux moins de 26 ans que l’employeur pouvait rompre sans motif durant les 2 premières années). Ces mouvements différents mais complémentaires ont conduit d’un côté à l’abandon du CPE (créé par une loi votée et promulguée, que le président de la République Jacques Chirac décide de ne pas appliquer avant qu’elle ne soit abrogée par le Parlement), et d’un autre côté à la mise en œuvre d’un processus de règlementation des stages (notamment trois lois en 2006, en 2011 et en 2014).

Il y a urgence à construire une autre réforme de l’enseignement professionnel pour préserver cette filière des méfaits du néolibéralisme débridé si tragiquement illustrés par About Kim Sohee, un film à voir absolument pour ses qualités esthétiques comme pour son intérêt politique.


[1] Guillaume Cuny, « Une injonction à s’orienter dignement ? », dans M. Roupnel-Fuentes, S. Heichette et D. Glaymann (Coord.), L’injonction à de former. Nouvel avatar de l’adaptation des individus au marché ?, éd. Octarès, 2023, p. 117-133.

[2] Cf. Bienvenue au lycée professionnel, podcast sur France Culture.

[3] Dominique Glaymann, « Quels effets de l’inflation des stages dans l’enseignement supérieur ? », Formation Emploi, 2015, n°129, p. 7-24.

Guillaume Cuny

Sociologue, Doctorant en sociologie visuelle et filmique

Corinne Glaymann

Inspectrice honoraire, Inspectrice de l’Éducation nationale d’Histoire-Géographie en Lycée Professionnel

Dominique Glaymann

Sociologue, Professeur des universités émérite de sociologie

Notes

[1] Guillaume Cuny, « Une injonction à s’orienter dignement ? », dans M. Roupnel-Fuentes, S. Heichette et D. Glaymann (Coord.), L’injonction à de former. Nouvel avatar de l’adaptation des individus au marché ?, éd. Octarès, 2023, p. 117-133.

[2] Cf. Bienvenue au lycée professionnel, podcast sur France Culture.

[3] Dominique Glaymann, « Quels effets de l’inflation des stages dans l’enseignement supérieur ? », Formation Emploi, 2015, n°129, p. 7-24.