Séries télé

Les fêlures – à propos de Servant de Tony Basgallop

Critique

De l’inquiétude viscérale d’abord suscitée par Servant, qu’est-il demeuré ? Peu de choses, sans doute. Entamée en 2019, la série créée par Tony Basgallop et produite par M. Night Shyamalan vient de s’achever après quatre saisons et quarante épisodes. S’effrangeant à force de détours narratifs, celle-ci n’a toutefois jamais cessé d’établir de troublants rapports entre l’ici-bas et l’au-delà.

Comment traduire « Servant » ? D’habitude peu frileux en la matière, les Québécois ne sont parvenus qu’à une formule hybride : « Servant : La Domestique ». Les Français n’ont pas même essayé. On comprend la difficulté.

publicité

Aucun terme ne convient véritablement. « Bonne » ou « servante » sont trop désuets, trop avilissants. « Domestique » possède au moins l’avantage d’attacher le personnage à un espace concret (la maison) et symbolique (le foyer). De fait, la série s’ouvre par une visite guidée du logement de Dorothy (Lauren Ambrose) et Sean Turner (Toby Kebbell). Pièce après pièce, le couple présente à Leanne (Nell Tiger Free) ce qui deviendra son lieu de travail et de vie.

Installée dans une chambre – confortable mais défraîchie – au deuxième étage, la jeune fille a été recrutée pour s’occuper du petit Jericho. Le nourrisson, ce n’est plus une surprise, est mort. Afin d’aider la mère à sortir de la catatonie, son proche entourage a eu l’idée de recourir à une poupée thérapeutique. Cela a si bien fonctionné que Dorothy s’apprête à reprendre son travail de reporter pour une chaîne de télévision locale. En attendant un réveil, espéré autant que craint, Sean dorlote donc cette figurine de caoutchouc, d’un réalisme inquiétant. Mais pourquoi, en l’absence de la mère, Leanne continue-t-elle à s’adresser avec tant douceur à ce pauvre substitut ? C’est la première énigme de Servant, bientôt redoublée : à la fin du pilote, un enfant de chair occupe à nouveau le berceau de Jericho.

Dès lors, Sean et son beau-frère Julian (Rupert Grint) se font enquêteurs, tentant de retracer le chemin qui a mené Leanne d’une ferme du Wisconsin jusque dans ce quartier bourgeois de Philadelphie. La série y gagne une atmosphère de complot : détective privé, caméras de surveillance, hypothèses chuchotées dans la cuisine ou la cave. Le cynisme de Julian l’incite à imaginer un chantage. Sean élabore le scénario d’une fille-mère à la recherche d’un refuge ; le nouveau Jericho serait son propre enfant. Peu importe ici le détail de ces péripéties : elles offrent aux personnages masculins un dérivatif. L’arrivée de Leanne permet d’abord de repousser l’épreuve de la perte et de la culpabilité. Cette diversion est l’envers du déni dans lequel est plongée Dorothy.

Petit à petit, Sean et Julian sont toutefois obligés de considérer ce que remue en eux la présence du bébé et de la nourrice. La volonté de ménager Dorothy, ou de garder le secret sur la mort de Jericho, ne suffisent plus à expliquer les gestes de tendresse envers l’enfant. Malgré lui, le père commence à croire en la possibilité d’une seconde chance. Les flash-backs, relatant en parallèle les difficultés du couple à avoir un enfant et les circonstances du drame, n’élucident rien. Ils laissent plutôt entrevoir sur quel sol incertain, lézardé d’indicibles douleurs, repose désormais la vie des Turner. Or, ce terrain est fertile pour la crédulité – ou la foi. Dans cette « maison sans Dieu », ainsi que la désigne l’oncle de Leanne, membre de l’Église des Moindres Saints, des rituels oubliés s’imposent à nouveau, tels les bénédicités et le baptême.

Ce retour du religieux pourrait être le motif déterminant de Servant. Mais, comme pour Knock at the Cabin (M. Night Shyamalan, 2022), film avec lequel la série entretient de nombreux liens, celui-ci prend l’allure non d’une réconciliation, mais d’une intrusion, voire d’une invasion. Avant l’éventuel dialogue des âmes, les corps-à-corps. L’oncle George (Boris McGiver) impose à la table raffinée des Turner (Sean est un cuisinier reconnu) ses pieds couverts de terre et ses manières rustres, épongeant avec sa serviette immaculée la sauce qui accompagne sa viande. Non moins perturbants sont les effets de promiscuité produits par la mise en scène, à travers notamment des regards-caméra insistants et des gros plans de visage parfois légèrement décadrés.

De fait, la part mystique de Servant est indissociable de l’horreur et du fantastique. Peut-être l’imaginaire chrétien n’intéresse-t-il d’ailleurs Shyamalan qu’en tant, précisément, qu’imaginaire. Comme auparavant les super-héros (Incassable, Split, Glass), celui-ci fournit un répertoire de figures, de motifs, de formules d’expressivité. Il est ainsi frappant que Julian et Sean postulent la nature diabolique de Leanne en consultant un ouvrage, inventé pour l’occasion, nommé Significant Form : Symbol And Allegory in Western Art. Les gravures concernant le « pacte faustien » annoncent, dans leur composition même, la scène où Dorothy sera tiraillée entre son époux, qui lui a enfin révélé la vérité, et la nourrice, qui tente de la persuader d’un nouveau retour de Jericho.

Plus qu’un dogme, c’est le rapport même au réel, dans son oscillation entre croyance et scepticisme, ignorance et spéculation, qui intéresse Shyamalan.

Que Leanne soit, pour les adeptes de l’Église des Moindres Saints, un ange déchu, n’est au fond qu’une interprétation d’un trait plus fondamental : elle appartient surtout à cette cohorte des « brisés » (« the broken ») dont Shyamalan n’a cessé de faire le portrait. Comme Kevin Wendell Crumb (James McAvoy) dans Split, dont l’identité a été pulvérisée en 23 avatars à force de traumatismes, la nourrice ne se soutient que de ses fêlures. La survie chez Shyamalan est une sur-vie : au milieu des ruines, la découverte inattendue, inespérée, d’un surcroît de puissance. En échappant à l’incendie qui a tué ses parents, Leanne a acquis la conviction tout à la fois de sa culpabilité et de sa nature singulière. C’est ce nouage qui fonde l’ambivalence tragique du personnage, et transforme peu à peu son besoin de retrouver un foyer en volonté tyrannique.

La puissance de Leanne n’a d’abord rien de manifeste. Elle se devine, tout au plus. Ainsi de ce moment, durant la première saison, où Dorothy se fige soudain, le visage baigné par la lumière du réfrigérateur. Tandis que Sean et Julian s’attendent à ce que le voile de l’oubli se déchire, celle-ci retourne après quelques instants vers son fils comme si de rien n’était. Dans la salle à manger, la nourrice, demeurée seule, trempe alors ses lèvres dans ce vin qu’elle avait jusqu’à présent refusé. De façon rétrospective, le spectateur pourra déceler là l’un des premiers signes d’autonomie vis-à-vis de la secte. En permettant au désir fou de la mère de se maintenir, Leanne use en effet d’un pouvoir que son abandon aux plaisirs charnels, pour elle qui a grandi dans la mortification, vient encore affirmer. Mais cela pourrait aussi bien relever, chez le personnage, d’un mécanisme d’auto-persuasion.

La force de Servant tient à cette ambiguïté. Celle-ci n’est pas qu’un fait de scénario : elle naît également de la distance plus ou moins grande que la mise en scène introduit entre l’effet et sa cause supposée. S’il n’a pas réalisé tous les épisodes, Shyamalan a fixé un cadre esthétique rigoureux. Certaines figures récurrentes de mise en scène, telles que les travellings latéraux, les panoramiques circulaires ou les compositions en profondeur, témoignent d’un art de géomètre, d’une précision d’autant plus saisissante que celui-ci induit des rapports d’influence ou de pouvoir sans les déterminer tout à fait. Le choix d’un espace restreint (outre la maison, une section de rue et un parc avoisinant) confère parfois au récit l’allure d’une partie d’échecs. S’il est vrai que Servant tend à se faire de plus en plus directe, des écarts demeurent, par où la fiction travaille à produire des signes et des visions défiant la raison

Le septième épisode de la quatrième saison, intitulé « Mythe », propose une relecture rationnelle de toute la série. Par la bouche de George, qui prétend avoir quitté l’Église, des faits inexpliqués s’éclairent : les échardes qui ont torturé Sean tout au long de la première saison auraient été discrètement disposées par Leanne ; l’infirmière à domicile recrutée par Dorothy n’aurait pas été victime d’un sort mais de la morsure bénigne d’un serpent ; et ainsi de suite. Tout s’enchaîne à la perfection – parole et image, cause et effet. Rassurés, Sean, Dorothy et Julian traitent alors Leanne avec moins de prudence et d’égards. Ce qui s’avère une ruse de la part de George n’en suggère pas moins que l’empire de la nourrice dépend du crédit qui lui est accordé. Plus qu’un dogme, c’est le rapport même au réel, dans son oscillation entre croyance et scepticisme, ignorance et spéculation, qui intéresse Shyamalan.

En se resserrant sur Dorothy et Leanne, l’ultime saison s’apparente à un affrontement. Suite à une chute spectaculaire, la première est pratiquement incapable de se mouvoir seule. La nourrice est devenue maîtresse de la maison, prenant à sa charge d’organiser la première fête d’anniversaire de Jericho. Il ne s’agit toutefois pas pour elle de se substituer à la mère, mais de se rendre indispensable à la famille. D’un même mouvement, elle prodigue les soins et les menaces – ce qui culmine dans une scène glaçante de rasage de jambes. Un fond de supplication demeure, y compris dans ses plus violents accès de colère. C’est que Leanne sera toujours orpheline de l’amour de ses parents. Certaines fêlures sont des gouffres. Servant aura eu le courage de s’en approcher.

Servant, une série de Tony Basgallop, produite par Nina Braddock et Ishana Shyamalan, disponible sur Apple Tv+.


Rayonnages

CultureTélévision