Dissident, indocile et drôle – sur l’œuvre de Sergueï Dovlatov
S’il était vivant et libre, parions que Sergueï Dovlatov serait sollicité par les médias avides de témoignages sur la Russie actuelle, son goût de la guerre et sa peur, voire sa détestation de la liberté. Dovlatov est né en 1941 et mort jeune, à 48 ans, en 1990. Il vivait alors à New York, exilé, légèrement dépité, mais enfin publié et armé d’une épée inoxydable nommée humour.
En Russie, aujourd’hui, c’est un écrivain dont on se passe les livres comme un manuel de survie par le rire et la pirouette. En France, curieusement, Dovlatov est méconnu. Alors saluons l’entreprise des éditions de la Baconnière, maison suisse francophone, qui édite et réédite toute son œuvre.
Et rappelons que la Suisse fut le pays d’accueil du jeune et fiévreux Lénine, avant qu’il ne devienne le meneur de la révolution d’Octobre. Du héros révolutionnaire, que reste-t-il dans l’URSS des années 1970, celle de Dovlatov ? Des slogans desséchés, des portraits reproduits ad nauseam, une sanctification au laïcisme trouble, ainsi que l’occasion pour les résistants intérieurs de se gausser plus ou moins ouvertement de ce culte.
C’est ainsi que dans Le Livre invisible, autobiographique, le débutant Dovlatov est convoqué par la commission spéciale des jeunes auteurs de Leningrad. Ses interlocuteurs lui demandent ce dont il aurait besoin « en premier lieu ». « “Je leur réponds en grasseyant comme Lénine : en premier lieu, il faut s’emparer des ponts. Puis assiéger les gares. Bloquer la poste et le télégraphe… ” Les membres de la commission frémissent et échangent des regards. »
Dans un pays dirigé par d’immaculés produits du Parti et du KGB, toucher aux idoles et à la mystique de la révolution, c’est blasphémer. En face, on panique, on s’indigne face à tant d’audace, on craint pour son poste, sa peau et celle de ses proches… Ou on éclate de rire parce que la puissance subversive de la parodie est irrésistible. Il n’est pas un récit de Dovlatov qui ne joue de la peur qu’un régime distille avec méthode et de l’insolence qu’un individu lui jette à la figure pour ne pas en mourir. La réaction est risquée, si bien que toute sa vie, Sergueï Dovlatov a été entravé, humilié et harcelé par les censeurs[1]. Et toute son œuvre met en scène les appâts grossiers et la perversité de la censure. Ce fut un cercle vicieux qu’il a su transformer en cercle vertueux parce qu’il avait un œil, une oreille et une plume vives comme l’éclair.
Le Livre invisible n’a pas été publié en URSS. Il l’a été par une petite maison d’édition américaine sise à Ann Arbor, dans le Michigan, en 1977, peu avant que Dovlatov émigre à New York. Là, il fondera avec des semblables une revue. Cette expérience est mise en scène dans Le Journal invisible, un récit aussi impertinent envers les siens que son pendant, Le Livre invisible. Sergueï Dovlatov est un être doué du génie comique, un talent précieux, à la fois un moyen de résister et de tenir à distance la réalité quand elle est trop dure. De ce point de vue, La Zone, sous-titrée, Souvenirs d’un gardien de camp, est un chef d’œuvre. Même là, dans un univers de brutalité extrême, l’écrivain parvient à exploiter son art de croquer des gestes, son aptitude à isoler des séquences et des répliques pour en faire presque des sketches, sa capacité à saisir les contradictions, les retournements et autres paradoxes qui sont au cœur de l’humour.
Mais revenons quelque temps à l’homme. Sergueï Dovlatov était un enfant de Leningrad, mais il est né à Oufa, capitale de la Bachkirie, république située à l’extrême Est de la Russie européenne. C’était en 1941, ses parents, metteur en scène et actrice, avaient été évacués à cause du siège de Leningrad, ville où la famille revint en 1944. Son père était russe juif, sa mère était arménienne. Il avait moins de dix ans quand il fut enregistré sous le nom maternel, Dovlatova, moins suspect et moins étrange/étranger que le nom paternel, Metchik. Et un peu plus de dix ans quand il envoya ses quatre premiers poèmes à une revue appelée Les Étincelles de Lénine. Un des trois poèmes était une ode à Staline, passage obligé de la littérature en pays soviétique, les trois autres étaient consacrés à des animaux. Il essuya son premier refus.
L’œuvre de Dovlatov est largement autobiographique. Elle met en scène l’incessant jeu du chat et de la souris auquel il fut contraint de se livrer pour gagner sa vie et être publié : d’abord à Leningrad ; puis dans le camp de détenus de droits communs où il fut gardien à titre de service militaire ; ensuite à Tallin, en Estonie soviétique, où il trouva un emploi de correspondant journalistique ; enfin, à New York, où la concurrence entre revues dissidentes exigeait non seulement d’être habile mais d’apprendre à vivre avec la liberté.
Dovlatov ne parle pas que de lui, c’est aussi un psychologue qui observe la façon dont chacun louvoie, s’accommode de la loi, se soumet, plie, ou au contraire, tient et persiste.
Nous autres, Occidentaux, nous parlons d’« écriture de soi » ; les censeurs obéissants, eux, lui reprochaient sa littérature d’« autoaffirmation », un choix très mal vu dans un régime qui prône une « vision réaliste du monde objectif » et l’effacement, voire le sacrifice du sujet au profit d’une entité plus vaste : Patrie, Parti, dictature du Prolétariat, Avenir radieux ou fabrication d’un nouvel Homme.
Le Livre invisible est le plus directement injurieux pour la censure et le régime. C’est un texte court, cent pages divisées en saynètes, échanges verbaux, extraits de courriers officiels, propos tenus ici par un ami, là par un ennemi… un collage de brèves et faits divers. Chaque épisode a un titre dont la liste formerait un inventaire à la fois hilarant et poignant. Exemple : « Comment gagner 1 000 (mille) roubles / Des Juifs partout / Plainte / Remarque / Je constate tristement / Solo pour Underwood / Permettez que je signe / Le directeur Kondrachev… » Ces quelques mots suffisent à imaginer les tracas de la bureaucratie qui use, l’antisémitisme qui guette, les problèmes d’argent qui minent, en bref, la vie quotidienne et lassante d’un artiste en temps de totalitarisme.
Dovlatov ne parle pas que de lui. C’est aussi un psychologue qui observe la façon dont chacun louvoie, s’accommode de la loi, se soumet, plie, ou au contraire, tient et persiste. Que ce soit dans le monde des écrivains, des détenus ou des émigrés, il y a les lâches, les traîtres, les froussards, les courageux, les cyniques, les désespérés, les malins, les médiocres… Où qu’il soit, toute une typologie de la grandeur et de la servitude se déploie sous son œil de moraliste. Dovlatov est terriblement lucide, excellent interprète de la moindre concession, de la moindre courbette, il ne laisse passer aucune faiblesse, mais il n’est pas malveillant ni rosse. Il porte un regard aussi distancié sur lui-même et saisit des comportements universels sans se draper dans les habits de la probité.
Il ne parle pas non plus qu’au lecteur·trice potentiel de ses récits. Dans Le Livre invisible et Le Journal invisible, il s’adresse à sa machine à écrire sous la forme de refrains intitulés « Solo pour Underwood ». C’est un des ressorts de la drôlerie de ces deux récits rythmés par ces apartés au fil desquels son outil de travail devient son complice, son double, son confident et son exutoire. (On imagine mal un dissident s’adresser aujourd’hui à son ordinateur, un moyen de traçabilité idéal.) Chacun de ces solos est l’occasion d’une blague, d’une saillie, d’un jeu de mots, d’un pied de nez politique. Dovlatov ne cesse d’innover et de rebondir. Sous sa plume vive se mêlent la satire, l’humour juif, les larmes, la mélancolie, mais aussi la force et le courage.
Prenez le dédoublement : c’est un des leviers de son comique et un de ses moyens de survie. « Je me sentais mieux qu’on n’aurait pu le penser. Ma personnalité se dédoublait. La vie se transformait en sujet littéraire, écrit-il au début de La Zone. J’ai commencé à me penser à la troisième personne. Pendant qu’on me tabassait […] ma conscience fonctionnait de manière presque imperturbable. » Le dédoublement est un des traits du stoïcisme, une qualité qui s’acquiert, mais diable, quelle n’est pas la violence que l’écrivain décrit dans cette Zone. Il faut lire ce récit pour prendre la mesure de cet habitus, cet humus sur lequel prospère sous nos yeux, en ce moment même, des entreprises comme Wagner.
Courage aussi parce que Dovlatov ne cède jamais à la plainte. Au contraire, plus il proche de ceux qui l’entourent, plus il est exigeant. « Le pouvoir soviétique, c’est nous, » écrit-il à New-York, au milieu de compatriotes malheureux. « Donc le plus important pour nous, c’est d’emporter une victoire sur nous-mêmes, » ajoute-t-il. Le comique Dovlatov cache le sage Dovlatov, lequel sait parfaitement qu’il écrit après les très grands témoins de la vie dans les camps, Dostoïevski, Soljenitsyne, Chalamov. Il a le sens de la mesure.
Est-ce à cause de la présence de ces illustres antécédents qu’il est presque inconnu en France ? Difficile de répondre. Dans tous les cas, lu en 2023, Dovlatov rappelle le fil rouge qui relie le comique et la résistance, à tel point que revient à l’esprit qu’un certain Zelensky débuta dans sa vie d’adulte en faisant le pitre.
Sergueï Dovlatov, Le Livre invisible – Le Journal invisible et La Zone, tous deux traduits du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, Éditions La Baconnière, 188 pages et 218 pages.