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Le labyrinthe des passions sadiennes – sur l’exposition « Sade, la liberté ou le mal »

Journaliste

Salué par les philosophes et les artistes d’un XXe siècle qui l’a pris au sérieux, Sade est-il resté un auteur fréquentable au XXIe siècle ? Interrogeant le malaise que son œuvre suscite encore, mais aussi les ressources émancipatrices qu’il incarne pour de nouvelles générations d’artistes et penseurs, l’exposition « Sade, la liberté ou le mal », proposée par le Centre de culture contemporaine de Barcelone, restitue de manière dialectique l’inexpugnable puissance de feu du divin marquis pour penser nos vices et nos vertus.

Comment lire Sade aujourd’hui ? Figure extrême de la modernité, l’écrivain salué au XXe siècle par les avant-gardes artistiques et philosophiques, l’infernal marquis est-il encore fréquentable, au regard des critères et des modalités d’acception actuels des formes de violence et de domination ? Le retour d’un certain « moralisme » peut-il s’accommoder de ses principes du libertinage effréné, déployés dans sa Philosophie dans le boudoir ?

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S’il a toujours troublé les consciences, même de ceux qui l’admiraient au plus haut point, Sade n’échappe-t-il pas, plus que jamais, à un système de normes éthiques à travers lequel une société se définit comme épanouie et décente ?

La complexité que confère aujourd’hui la lecture de l’œuvre de Sade, et les manières multiples et paradoxales dont elle infuse le paysage de la création artistique et intellectuelle, traversent la magistrale exposition du CCCB (Centre de culture contemporaine de Barcelone), « Sade, la liberté ou le mal ». Proposée par Alyce Mahon, professeure d’Histoire de l’Art moderne et contemporain à l’université de Cambridge, et Antonio Monegal, spécialiste en théorie de la littérature, l’exposition réussit ce tour de force d’éclairer la puissance émancipatrice et/ou maléfique de l’œuvre de Sade, en mobilisant les analyses de nombreux penseurs attachés à son œuvre (Stéphanie Genand, Éric Marty, Dany Robert-Dufour, mais aussi Georges Bataille interrogé par Pierre Dumayet en 1958 à propos de La littérature et le mal…), et les œuvres qui, du cinéma aux arts plastiques, de la performance à la littérature, puisent dans le corpus sadien la sève d’un regard aiguisé, parfois déguisé (latex et cuir noir), sur le monde.

De Guillaume Apollinaire à Luis Bunuel, de Hans Bellmer à Andres Serrano, de Jean-Jacques Lebel à Albert Serra, de Salvador Dalí à Toyen, de Man Ray (sublime Monument à D.A.F de Sade) à Pier Paolo Pasolini, de Pierre Molinier à Robert Mapplethorpe, de Susan Meiselas à Angelica Liddell, de Paul McCarthy et Mike Kelley à Laia Abril, de Teresa Margolles à Shu Lea Cheang…, le paysage de la création a abrité, et abrite toujours, l’imaginaire fantasmatique de Sade, qui porte sur son seul dos lacéré le poids de la culpabilité de tous les pervers. Car, avec Sade, les images de corps fouettés et les grands mystères existentiels se déploient dans leur cruelle nudité, tels la sexualité et les formes de la perversion qui l’accompagnent immanquablement, la loi et la transgression, le pouvoir et la domination, le « sadisme », expression inventée au XIXe siècle par le psychiatre Richard von Krafft-Ebing cherchant à classifier les pathologies sexuelles caractérisées par l’obtention du plaisir via l’imposition de la souffrance. Un sadisme dont l’inspirateur lui-même se serait volontairement détaché, puisqu’il ne cessa de répéter qu’il n’était ni criminel ni assassin.

Comme le rappelle Stéphanie Genand, spécialiste de la littérature du XVIIIe siècle interrogée dans l’exposition, Sade n’a jamais torturé de jeunes filles, contrairement à la légende noire qui l’a longtemps poursuivi. Et si les vices inondent ses écrits (pensons à la pauvre Justine, héroïne sadisée, et à la sadique Juliette), il ne les justifiait pas pour autant ; il les interrogeait plus qu’il ne les sacralisait. Moins qu’un « apologue de la cruauté », Sade était en réalité un « anthropologue de la cruauté ». À sa manière, Éric Marty, auteur d’un essai marquant, Pourquoi le XXème siècle a pris Sade au sérieux ? (Seuil, 2011), le rappelle aussi : Sade s’est contenté d’affronter la pulsion de mort, moins en bourreau qu’en « victime » (une formule empruntée à Bataille, pour qui la littérature permet de voir le pire et apprend à le surmonter).

Les ambivalences tenaces sur la façon de comprendre la perversion de Sade constituent ainsi le fil rouge de l’exposition, qui se refuse d’imposer une lecture univoque de l’écrivain, préférant explorer subtilement, et dialectiquement, les visages multiples d’une œuvre dont la richesse procède précisément de l’ambiguïté interprétative, évolutive dans le temps. Comme si on ne pouvait jamais en finir avec Sade : son œuvre continue de troubler les plus grands défenseurs de la vertu, qui eux-mêmes préfèrent taire et cacher les vices qui les rattrapent parfois malgré eux. Autrice en 1986 de Soudain un bloc d’abîme, Sade, et commissaire en 2014 au musée d’Orsay de l’exposition « Sade, Attaquer le soleil », Annie Lebrun a toujours insisté sur cette idée que le marquis fait peur en dévoilant la violence logée au cœur de l’homme. Interrogé dans l’exposition du CCCB, Éric Marty affirme même que dans notre époque en proie aux pires sévices, Sade reste d’une certaine manière notre contemporain, notre prophète, tournant en dérision tout espoir de rationaliser l’univers et toute croyance au progrès.

Entre peur du mal et regard sur le mal, entre effroi de l’abus sexuel et réappropriation néo-féministe de sa liberté sexuelle, entre réification et émancipation, entre corruption et libération, entre tortures et caresses, entre fouets et chatouilles, entre faux et vrais scandales… , tous les angles d’attaque et motifs de compréhension se retrouvent dans le riche parcours de l’exposition, structuré en quatre parties, envisagées comme autant de seuils permettant d’entrer dans le labyrinthe des passions sadiennes : des « passions transgressives, perverses criminelles, et politiques ».

Simone de Beauvoir avance dès 1951 qu’il ne faut pas brûler Sade, mais le lire.

D’images photographiques en performances filmées, d’extraits de films en installations, d’entretiens filmés en documents littéraires…, la multiplicité des traces artistiques ici consignées signifie combien Sade nous obsède, nous travaille, nous traverse autant qu’il nous horrifie. Cette obsession s’amorce dès le début du XXème siècle avec les avant-gardes aspirées par ses textes transgressifs : Apollinaire publie en 1909 une anthologie de ses textes, Maurice Heine réédite les ouvrages à partir de 1926, les surréalistes voient en lui un précurseur, de Luis Buñuel à Salvador Dalí, de Man Ray à Toyen, de Hans Bellmer à Jean Benoît… Dès la fin des années 1940, de nombreux philosophes se penchent sur l’œuvre de Sade pour en saluer la puissance émancipatrice. En 1947 sont publiés Sade mon prochain, de Pierre Klossowski, Juliette ou Lumières et morale, d’Adorno et Horkheimer, et deux essais de Maurice Blanchot et Georges Bataille. Simone de Beauvoir avance dès 1951 qu’il ne faut pas brûler Sade, mais le lire. Dans les années 1960, Jacques Lacan, Michel Foucault, Gilles Deleuze et Roland Barthes effectuent de nouvelles relectures des textes de Sade.

Si plusieurs grandes figures de la modernité philosophique et esthétique, comme Theodor Adorno et Pier Paolo Pasolini, associent la perversion de Sade au nazisme et au fascisme (lien explicite dans le film de Pasolini, Salo ou les 120 journées de Sodome, réalisé en 1975), mais aussi au capitalisme débridé et à l’exaltation pulsionnelle aboutissant à la destruction du monde, les philosophes français, quant à eux, dissocient Sade de tout lien avec les totalitarismes, à l’image de Bataille le mettant à l’abri de ce soupçon tenace.

Comme l’a finement analysé Éric Marty, les penseurs modernes français (de Klossowski à Barthes, de Deleuze à Foucault…) font paradoxalement de Sade une figure émancipatrice, par-delà le bien et le mal. Ce geste d’adoubement philosophique est à l’époque redoublé par les interventions des artistes qui de Bunuel (La voie lactée) à la performance scandaleuse de Jean-Jacques Lebel, 120 minutes dédiées au divin Marquis, en 1966, puisent en lui des images transgressives, jouant avec les limites de la censure. Mais au-delà des avant-gardes elles-mêmes, Sade devient dans les années 1970 une figure de référence dans la culture populaire, réceptive à la perversion sadienne entendue comme un écart avec la norme. Son influence est associée, rappelle l’exposition, à l’acceptation sociale de pratiques sexuelles non normatives librement consenties, tel le BDSM, mais aussi à la revendication de la multiplicité du désir et à la remise en question des rôles de genre, dont témoignent aujourd’hui nombre de militants et activistes LGBT+. Une reconnaissance incarnée ici par des artistes comme Pierre Molinier, Robert Mapplethorpe, Jan Švankmajer, Nobuyoshi Araki, Quimera Rosa, Joan Morey ou Carles Santos.

Pour autant, en dépit de l’intronisation de Sade dans la culture du XXe siècle qui l’a vraiment pris au sérieux, le sadisme continue de susciter des réflexions critiques qui, tout en prenant acte des pulsions théorisées par la psychanalyse après Sade, interrogent néanmoins l’intensité des délires pervers du marquis. Nourrie des œuvres de Sira-Zoé Schmid, Paul McCarthy, Laia Abril ou « Domestic data streamers », collectif questionnant dans une installation glaçante la réalité des féminicides dans le monde à travers l’écho de métronomes résonant au rythme des violences, la troisième partie de l’exposition centrée sur les passions criminelles impute à Sade la fonction de révélation du mal dans la condition humaine, que même des expériences célèbres de sciences sociales ont mis en lumière (les expériences de Milgram sur l’obéissance à l’autorité et de Zimbardo à Stanford, sur la violence en milieu carcéral). Des extraits de l’Orange mécanique de Stanley Kubrick et de Funny Games de Michael Haneke suffisent à nous rappeler que le sadisme reste à nos portes.

Mais, si le visiteur saisit au fur et à mesure qu’il avance dans les ténèbres du mal, combien Sade incarne le penchant archaïque pour la violence, la destruction et la domination du plus fort, le dernier temps de l’exposition nous rappelle que Sade s’est opposé aux exécutions à la guillotine dont il a été le témoin durant la Révolution et qu’il est possible de penser avec lui une philosophie de la liberté, qui ne s’opposerait pas naïvement à celle du mal, mais qui s’y adosserait dialectiquement, pour imaginer l’envie d’en conjurer les effets et d’effacer les traces indélébiles sur les peaux agressées.

« Doit-on considérer l’œuvre de Sade comme une philosophie de la liberté ou du mal ? », se demandent les commissaires Alyce Mahon et Antonio Monegal, suggérant au terme du parcours que les deux sont peut-être indissociables. « Sans penser le mal, il est difficile de définir la liberté ». Mettant en lumière des œuvres prélevées dans le paysage artistique contemporain, à l’image de l’artiste taïwanaise Shu Lea Cheang qui explore les sexualités queer, l’épilogue de l’exposition remet Sade sur de bons rails, moins tortueux que ceux enrobés par l’imaginaire suppliciateur.

À la lumière émancipatrice de Sade, de nombreux mouvements artistiques et activistes dissidents, proches du post-féminisme, de la pensée queer ou du « post-porno », s’opposant aux visions sexuelles normatives, déploient des gestes et des réflexions sortant le marquis de l’enfer dans lequel la légende noire veut encore l’enfermer. Il existe aujourd’hui au sein d’une nouvelle génération d’artistes et de spécialistes de ses textes la volonté de dé-pathologiser Sade. Incarnation fétichisée de la toute puissance phallique et de la pulsion de mort, il fut tout autant l’inverse : une figure de la subversion des normes et de la liberté absolue. Vraiment irrécupérable, le marquis. C’est peut-être pour cette raison même qu’il ne cesse de nous hanter, comme celui qui nous renvoie à nous-mêmes, à nos vertus brouillées dans nos vices acharnés.

« Sade, la liberté ou le mal », CCCB à Barcelone, jusqu’au 15 octobre 2023.


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC

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