Par la peau des choses, créer du réel – sur « Johan van der Keuken, le rythme des images »
Dès l’entrée dans la première salle s’imposent une évidence, et un étonnement. L’étonnement tient à cette impression qu’il faille toujours redécouvrir un artiste, un auteur aussi important et nécessaire que Johan van der Keuken. Une triste ironie s’attache au sentiment qu’il importe de réexpliquer depuis le début combien ce qu’a accompli le cinéaste et photographe néerlandais est décisif dans le monde des images, pour son temps et pour aujourd’hui.
Grâce à un admirable travail d’édition, la totalité de sa soixantaine de films de tous formats est disponible en cinq coffrets DVD chez Arte Vidéo, mais qui le sait ? Plusieurs ouvrages[1], dont L’Œil lucide consacré à ses photos, et de nombreux articles ont été publiés.
Mais il était significatif que, lorsqu’en 1998 la revue Images documentaires lui consacrait un numéro spécial (à l’occasion d’une précédente rétrospective au Jeu de Paume), elle trouvait utile de republier un article de 1985 d’Alain Bergala, qui lui-même appelait à retourner découvrir une œuvre alors déjà très fournie mais toujours en cours. Et ce sera encore sur l’air de la découverte ou de la redécouverte qu’en 2006 la Cinémathèque française, puis en 2018 le département cinéma du Centre Pompidou lui dédieront une vaste programmation.
Van der Keuken n’est ni inconnu ni oublié, mais il reste dans des limbes incertains, loin de la place qui devrait lui revenir. Il y a là une injustice flagrante, mais peut-être aussi matière à une approche plus ouverte, plus aventureuse. C’est à quoi convie la proposition du Jeu de Paume intitulée « Le rythmes des images » et composée par les commissaires Frits Giertsberg et Pia Viewing.
L’évidence concerne la légitimité de cette exposition, dans la forme qui est la sienne. Cela tient à la force singulière des œuvres exposées, évidemment, à ce qu’elles partagent au présent comme à ce qu’elles évoquent de l’époque où elles ont été faites, des années 1950 aux années 1990. Cela tient aussi à deux choix curatoriaux, qui semblent tout simples et qui s’avèrent d’une grande fécondité. Le premier consiste à exposer ensemble photographies et films, dans le même espace. Johan van der Keuken, amsterdamois né en 1938, s’initie très jeune à la photo et publie son premier recueil, Nous avons 17 ans, en 1955. Au même moment, il commence aussi à utiliser une petite caméra, puis s’inscrit à l’IDHEC, l’école de cinéma parisienne, en 1956. Qui a eu l’occasion de s’intéresser à celui qui deviendra une figure essentielle du documentaire européen de toute la fin du XXe siècle sait sa double pratique. Mais il est tout à fait inusité, et extrêmement révélateur, que ce qui en est résulté, des photos et des films, soit montré côte à côte.
Salle après salle, la rencontre se fait avec les images fixes et celles des images en mouvement issues de quelques uns des très nombreux courts métrages que van der Keuken a tourné au cours de sa prolifique carrière, et qui sont aussi importants que ses seize longs métrages réalisés entre 1972 (Journal, premier volet de sa Trilogie Nord-Sud) et Vacances prolongées, filmé en 2000, un an avant sa mort à 62 ans.
Le rapport à la durée
Ce qui rapproche photos et films est aussi riche de sens que ce qui les différencie. Ce qui les rapproche : la cohérence d’un regard, qui de l’attention aux proches – les copains, la famille, les villes où il habite – à l’attention aux êtres et aux forces qui se connectent ou s’opposent à l’échelle de la planète, mobilise constamment une disponibilité au détail, au fortuit, au contingent, et l’impérieux besoin de défaire les conventions du point de vue, les habitudes de vision. Il s’y voit avec émotion, et à l’occasion un certain humour poétique et ludique, combien le travail documentaire mobilise de recours aux outils de la fiction, dans les ballades nocturnes filmées dans les rues de Paris aussi bien que dans les compositions photographiques autour de deux rues de la cité hollandaise. Quant à ce qui contraste entre cinéma et photo, ce n’est pas tant le mouvement ou son absence, mais le rapport à la durée. Nul ne peut décider combien de temps chacun·e regardera une photo, alors que le cinéaste décide de la durée de son plan. Ce sont deux stratégies différentes, aussi légitime l’une que l’autre, deux claviers sensoriels sur lesquels l’auteur d’un film nommé Temps n’aura cessé de jouer simultanément. Et de questionner de multiples façons.
À la mise en dialogue des films et des photos s’ajoute, discrètement, l’autre choix curatorial important, qui consiste à plonger toute l’exposition dans une relative pénombre. Sans gêner la visibilité des photos et des documents (principalement les livres) exposés, elle unifie l’espace, favorise la mise en relation de ce qui s’y trouve, suscite une proximité bienvenue avec des images elles-mêmes proches les unes des autres, qu’elles aient été enregistrées au coin de la rue ou au Rajasthan. D’une immense diversité quant aux lieux, aux « sujets » et aux agencements entre elles, toutes ces images ont en commun un refus du tape-à-l’œil, de l’effet de manche visuel, de l’anecdote pour elle-même. Chaque photo comme chaque séquence (le plus souvent avec la caméra en mouvement) témoigne d’un art du cadre d’une précision aussi rigoureuse que refusant toute prise pouvoir par la délimitation du champ visuel, toute affirmation de la puissance de qui regarde sur ce qu’il regarde.
Van der Keuken n’a jamais eu d’illusion sur un supposé « enregistrement du réel tel qu’il est » par les outils contenant de la pellicule, lui qui écrivait « on peut créer du réel, par la peau des choses ». C’était dans son premier texte, publié à 17 ans, et auquel succéderont un grand nombre d’écrits d’un photographe et cinéaste qui n’aura cessé de réfléchir ses pratiques, poursuivant d’articles en livres, occasionnellement via la critique de cinéma, une longue méditation sur les rapport au monde que permettent les outils d’enregistrement et de montage. C’est d’ailleurs une des vertus de l’exposition « Le rythme des images » de mettre en scène aussi les montages photographiques agencés par JVDK.
Une géopolitique et une métaphysique
Les cinq salles qui composent l’exposition s’organisent selon un parcours que la chronologie modélise à grands traits, des débuts dans les années 50 à la dernière décennie d’activité, les années 90, tout en accueillant par capillarité des œuvres appartenant à d’autres moments. Il s’y dessine deux des principales lignes directrices du travail de van der Keuken, l’enquête politique à propos de ce qui relie et oppose simultanément les parties du monde et celles et ceux qui les habitent, l’enquête poétique sur la manière de se rendre sensible à ce qui est déjà là où il semblait n’y avoir rien de particulier à percevoir, à ressentir, à comprendre. Une géopolitique et une métaphysique. Géopolitique : d’abord depuis Amsterdam, Paris et New York, puis en Indonésie, au Biafra, au Vietnam, en Inde, en Palestine, en Amérique latine, à Sarajevo, il ne cesse à la fois d’observer des personnes, des lieux, des situations, et d’en chercher les connexions porteuses de vérités, même partielles et fragiles, surtout partielles et fragiles.
À sa manière sans tapage, il aura été à la fois un grand explorateur et un grand analyste de la globalisation, des rapports de domination économique et de mépris entre le Nord et le Sud. Mais aussi, de manière encore plus innovante, il aura su percevoir et donner à percevoir ce qui circule « horizontalement » entre les pays du Sud, avec des grands films politiques dépourvus de tout discours surplombant comme L’Œil au-dessus du puits et Cuivres débridés (1988). Cette trajectoire le mènera à composer le portrait, à la fois parfaitement situé et ayant valeur de modèle plus général, d’une cité occidentale ayant intégré la mondialisation dans son paysage social, urbain, linguistique, etc., avec le génial Amsterdam Global Village en 1996. Ces trois titres sont ceux de longs métrages, ils ne figurent pas dans l’exposition, mais celle-ci accueille, sous forme de photos et de courts métrages, les échos de cette pensée en actes sensible, intensément politique et éthique, qui caractérise tout son parcours.
Celui-ci a connu un moment décisif, et qui est lui bien présent au Jeu de Paume, avec le voyage à Sarajevo assiégée, à l’occasion du festival de cinéma qui s’y tenait, comme un acte de résistance sous les obus et les tirs des snipers serbes. Sarajevo Film Festival Film (1993) affirme du même élan la compréhension de ce qui est alors en train de basculer en Europe, et la recherche de ce que peut, de ce que fait le cinéma dans un monde en conflits. Van der Keuken partage avec deux autres réalisateurs majeurs, grands témoins du siècle qui finissait, l’attention immédiate à ce qui se jouait dans les Balkans : Jean-Luc Godard et Chris Marker.
À la suite d’autres commentateurs, un cartel de l’exposition fait le rapprochement entre ces trois cinéastes, sous le signe du « film essai » dont le Hollandais serait la troisième figure majeure. Judicieuse, la mise en relation de ces trois noms vaut autant par ce qui distingue les trois auteurs que par ce qui les rapproche. Si la formule « film essai », inventée par André Bazin à propos d’un film de Marker, Lettre de Sibérie, vaut en effet pour les trois, on peut considérer que van der Keuken en fait, curieusement, l’usage le plus bazinien – quand bien même Bazin fut l’ami de Marker, et la figure tutélaire à l’ombre de laquelle Godard débuta aux Cahiers du cinéma. Plus bazinien au sens où c’est bien chez l’auteur de I Love $ et de Face Value que s’active de la manière la plus radicale les puissances du langage enregistré, quand les jeux de la langue chez Marker, ceux de l’image-icône et de la citation chez Godard mobilisent des ressources en partie différentes.
La texture de la vie même
La troisième salle de l’exposition s’appelle « La surface plate ». Le titre, s’il renvoie à celui d’un des premiers grands films écologiques au plein sens du terme, La Jungle plate (consacré en 1978 à la Waddenzee, zone côtière des Pays-Bas, de l’Allemagne et du Danemark qui, selon les marées, est tantôt mer, tantôt terre), évoque de manière discutable un des principaux axes de recherches qui traverse toute l’œuvre de l’auteur des deux L’Enfant aveugle, en 1964 et 1966. Avec l’apprentissage du monde de jeunes gens privés de vision, puis avec l’un d’entre eux, Herman Slobbe, le cinéaste mobilisait les puissances perceptives et suggestives du dispositif cinématographique, dans ses dimensions visuelles, sonores et rythmiques. Il n’y a pas de surface véritablement plate chez van der Keuken, même dans le cas d’une plaine, ou d’un mur blanc, les profondeurs, les aspérités, les failles et les gouffres sont à explorer par les moyens de la perception sensible. Et ainsi, de la même démarche parfois sereine et réceptive, parfois endiablée pour rompre avec les pesanteurs qui bloquent les accès au monde, explorer la texture de la vie même.
Explicite est à cet égard l’admirable On Animal Locomotion (1994), conçu avec celui qui fut, après Nosh van der Lely, sa femme et son ingénieure du son depuis 1965, son plus proche complice, le musicien Willemn Breuker. Ensemble, le compositeur et le cinéaste, qui fut aussi un passionné de jazz auquel il emprunta beaucoup, y déploient l’équivalent visuel et sonore d’un poème mallarméen du corps en mouvement, qui finit par suggérer que cette locomotion animale est celle du cinéma lui-même. Explorer la texture de la vie, donc, dont la mort fait inexorablement partie. La mort, JVDK aura voulu et su l’admettre à sa place, décisive évidemment, dans l’existence de proches (La Porte, Lucebert, temps et adieux, Derniers Mots – Ma sœur Joke), et jusqu’à la sienne propre, avec Vacances prolongées en 2000, qui est son dernier film terminé.
À cet égard aussi, le dispositif de l’exposition au Jeu de Paume permet de percevoir qu’avec les moyens de la photographie, il aura exploré les mêmes chemins, parfois en cherchant à rapprocher les deux médiums (recours au montage, comme dans le très bel ensemble intitulé Jaïpur, de l’après-midi à la nuit, à la fictionnalisation) et parfois à en mobiliser les singularités.
Aux cinq salles de l’exposition proprement dite s’ajoute un espace où est montré intégralement un film de 50 minutes réalisé par Ramon Gieling pendant le tournage en 1997 à Amsterdam de Tosang Foto Studio, qui est une sorte de postface à Amsterdam Global Village. On y voit Johan van der Keuken au travail, sa joie et sa curiosité, son exigence, les recherches ininterrompues sur la forme, la réflexion en acte sur la place de l’artifice et du fortuit. On y entend aussi un grand nombre de bons connaisseurs de l’œuvre de van der Keuken en souligner divers aspects. Parmi eux figure un autre cinéaste majeur, dont les travaux font écho à de nombreux titres à ceux de son contemporain néerlandais (et qui mériterait lui aussi une exposition rétrospective), Robert Kramer. C’est lui qui a la formule qui donne son titre au film, Vivre avec les yeux (1997), soulignant l’importance décisive qu’il y eut à ce que Johan van der Keuken ait toujours tenu lui-même la caméra, comme évidemment il tenait son appareil photo. Kramer a aussi, parmi bien d’autres, cette très belle expression, qui au fond dit tout : ce qu’il appelle une loyauté envers la réalité.
« Johan van der Keuken, le rythme des images », au Musée du Jeu de Paume, jusqu’au 17 septembre 2023.