Entre espérance et tragique – sur « Chronique Vie Amour » de Letizia Battaglia
Entrer dans Palerme, c’est entrer dans une ville qui se cache, une ville à la beauté dure, contrastée, et aujourd’hui encore, pauvre d’entre les pauvres, en dépit de quelques traces de splendeur aristocrate. C’est aussi une ville qui a enjambé les XXe et XXIe siècles dans le sang né de la lutte entre les clans de la mafia sicilienne, filmée, chantée au sens épique, analysée, redoutée. Et photographiée par une femme étonnante, disparue en 2022 : Letizia Battaglia.
Elle était née en 1935 à Palerme, dans une famille bourgeoise, en un temps, une génération et un environnement qui ne favorisaient pas la vie professionnelle ni l’épanouissement personnel des femmes. Est-ce pour cela qu’elle s’est mise à photographier les rues de Palerme tard, à près de 40 ans ? N’allons pas trop vite. D’abord, rien ne nous autorise à imaginer que toutes les femmes étaient soumises et prostrées, quand bien même tout conspirait à ce qu’elles se taisent. Ensuite, il faut tenir compte du besoin. Ceci étant dit, Letizia Battaglia a, en effet, eu l’immense audace de divorcer d’un mari dont elle avait trois enfants. Elle avait 37 ans et il lui fallait gagner sa vie puisqu’elle refusait de toucher une pension de femme divorcée. Elle avait écrit quelques piges pour L’Ora, quotidien palermitain, alors elle continua, comprenant très vite qu’il lui fallait illustrer ses articles par des photos.
Elle est donc venue à la photo par nécessité et elle se définissait comme reporter-photographe, sûrement pas comme photographe artiste. Dans le film que montre l’exposition de l’Institut culturel italien, elle est plus âgée et se dit photographe humaniste : elle met en avant le cœur, bien plus que la technique. Précisons que cette exposition n’est pas une immense rétrospective. Elle est même modeste puisqu’elle rassemble quatre salles en tout dans le cadre majestueux de l’hôtel de Galifet, au cœur du très paisible septième arrondissement parisien, à mille lieues de la misère que Letizia Battaglia a saisie dans son objectif.
La force des photos rassemblées là vient notamment du noir et blanc. La majorité des photos exposées ont été prises dans les années 1980 et 1990. (La première date de 1975 ; quelques-unes datent du début des années 2000.) 1980-90 : ce sont des années à la fois proches – nous étions jeunes adultes –, mais lointaines – le numérique n’existait pas. Si bien que le noir et blanc donne une patine temporelle aux photos et les fait pencher vers les années 1950, vers cette gamme que l’on assimile au néo-réalisme, bien plus que vers notre XXIe siècle. L’époque, l’esprit de ces photos est plus proche de la fin de la guerre que de nous, spectateurs vivant en 2023. Veuves, les femmes portent du noir. Mères, elles n’ont pas le loisir de scolariser tous leurs enfants. Nous sommes en Sicile, dans le Sud extrême, dont Battaglia a capturé la beauté, le soleil, la corruption, les brûlures sociales et politiques.
Car la violence que montre ses photos est folle. Les années 1980-90 sont les années de « gloire » de la mafia sicilienne, celle qui inspira Coppola, celle qui tuait à bout portant dans la rue, à domicile, dans un parking, une voiture, sur une plage, un terrain vague… tous ces arrière-plans banals qui sont le décor des photos de Battaglia. Sur une chaise : ainsi la photo de 1975, qui montre un homme assis sur une chaise au milieu d’un trottoir de Palerme, la tête sous une couverture jetée à la diable, geste de pudeur dérisoire, des gouttes de sang à ses pieds, quelques personnes attroupées au fond. La photo est intitulée « Meurtre sur la chaise ». Elle fait peut-être écho à un vieil usage sicilien que décrivait ainsi en 1894, René Bazin, auteur de récit de voyages : « Même aujourd’hui, on rencontre cet usage, évidement très ancien, d’exposer le mort dans la chambre funèbre, non pas sur son lit, mais assis dans une chaise, la tête attachée au mur avec un mouchoir et tournée vers la porte. »
Un an après cette photo, en 1976, c’est une femme qui hurle, bouche ouverte, pieds nus et aspergés de sang, mains jointes, devant le cadavre couvert d’un drap de son mari. Le titre de la photo est plus qu’une légende, une micro-micro-fiction : « Vincenzo Battaglia était sorti pour acheter des cannoli. Ils l’ont tué dans l’obscurité, au milieu des ordures. Sa femme avait essayé de l’aider en vain. » On ne saurait mieux signifier la pénétration de la cruauté la plus brute dans la quotidienneté la plus brute.
L’exposition ne montre pas que des photos de violence et de mort, elle met aussi en valeur les enfants, concentrés de vie, et les femmes.
Ce sont deux exemples d’une série qui doit à Letizia Battaglia d’être qualifiée de photographe de la mafia. Il est facile de comprendre pourquoi. Elle est aux années mafia à Palerme, celles qui précèdent l’opération « Mains Propres », ce que Weegee est à l’ère du crime à New York. Instantanés, génie du cadrage, sentiment d’urgence, vies arrêtées en plein vol, regards médusés, foules atterrées, bas-fonds : nombreux sont les points communs que l’on peut énumérer. Et le noir et blanc, une fois de plus, qui assombrit l’obscurité de la nuit et des taches de sang ; qui rend la lumière fugace et accentue les corps morts, vivants quelques secondes plus tôt ; qui fait taire le bruit et forme un linceul, un vernis d’éternité posé sur les sujets photographiés.
La photo du juge Falcone qui se rend aux funérailles d’un général assassiné en 1982 est éloquente : il est en train de fermer le bouton de sa veste devant des rangées d’hommes au garde-à-vous, le regard inquiet, sans doute conscient de qui l’attend – il sera victime d’un attentat dix ans plus tard. Peu après, Letizia Battaglia arrêtera de photographier les crimes de la mafia, trop destructeurs, y compris pour une personnalité aussi forte que la sienne : elle refusait de photographier au téléobjectif et tenait à être sur place, proche, en dépit des avertissements des uns et des autres. C’était une amie de Giovanni Falcone et de Paolo Borsellino, elle avait un infini respect pour leur volonté de justice, qu’eux-mêmes opposaient à la tradition de la vengeance.
L’exposition parisienne ne montre pas que des photos de violence et de mort. Elle met aussi en valeur les enfants, concentrés de vie, et les femmes, c’est-à-dire les filles, les mères, les veuves. Elle révèle des visages d’une ardeur inouïe, dépourvus de joliesse, plein de résistance, de larmes, de rides, d’yeux noirs, d’âmes vives. Un portrait se distingue, celui de Rosaria Schifani (1992), jeune veuve du garde du corps de Giovanni Falcone, les yeux fermés, la moitié gauche plongée dans le noir ; c’est un chef d’œuvre de composition et d’émotion, un visage de pietà contemporaine, une de ces rares photos qui semblent atteindre à l’expressivité de la peinture – deuil et douleur.
On remarque aussi les pieds, ou les mains : celles de prisonniers derrière les barreaux d’une prison, d’une fillette jouant au ballon, d’hommes ou de gosses qui tiennent un revolver, de femmes qui les joignent en désespoir de cause ou pour prier, d’une gamine qui fait la plonge à Monreale, en 1979, dont le film nous apprend qu’elle n’est pas scolarisée, de deux amies rieuses qui brodent devant leur voiture, pour se détendre, un lundi de Pâques. Présence des corps, mouvement, gestes spontanés, culturels ou plus universels, gestes « sacrés », dirait Pasolini.
Faut-il souligner la pauvreté ? Une photo prise en 1978 montre une femme endormie sur un matelas défait avec deux enfants aux visages bouffis et sales, au milieu d’une petite pièce sans eau ni lumière. Dans le film, Letizia Battaglia souligne l’avantage qu’il y avait à être une femme pour photographier « les gens simples ». Ce jour-là, dit-elle, intriguée, elle poussa une porte et tomba sur cette mère et ses deux enfants reclus dans le noir.
Ce n’est pas le seul cliché sur lequel hurlent la déchéance et la détresse. Brigands et mafieux, sous-prolétaires et miséreux : ils sont là, de toute éternité. Comme si les conditions sociales et économiques n’avaient pas changé depuis l’époque de ce Christ dont le visage orne l’omoplate tatouée d’un homme qui vient d’être abattu. Épines, croix, façades d’églises décrépites, habits noirs : les photos de Letizia Battaglia témoignent d’un catholicisme antique et porteur d’une espérance sombre et tragique. Y a-t-il une vie après la mort quand un proche la détruit aussi brutalement ? Elle-même qualifie Bagarella, un des boss mafieux les plus cruels, d’« homme foncièrement mauvais ». Alors, que faire de l’idée de rachat ?
« L’arbre sec » : la photo est de 1980. Y figure un homme mort, allongé sur le dos au pied de caisses de fruits ou de légumes empilées dans une cave, tandis qu’au-dessus de lui s’élève un tronc d’arbre chétif, tordu, qui forme une fourche. On dirait une sculpture de l’arte povera, mélange de bois, matériau brut, et de dépouillement. La verticalité du tronc accentue la position couchée du mort et confirme le sens inouï de la composition de Letizia Battaglia – qu’il faut donc aller voir ou revoir rue de Varenne, à Paris, où l’exposition risque d’être prolongée au-delà du 15 septembre. C’est un petit échantillon des 600 000 clichés que cette femme a pris, puis archivés en créant, avec le second compagnon de sa vie, Franco Zecchin, un centre de documentation, considéré aujourd’hui comme un des plus riches sur la mafia et la Sicile de la fin du XXe siècle.
Letizia Battaglia, « Chronique Vie Amour », Institut culturel italien de Paris, jusqu’au 15 septembre 2023.