Suite – sur Petite bande de Charles Pennequin
On s’était dit : on va faire une petite danse. La chaire est triste et on avait lu presque tous les Pennequin, en vingt ans recensé huit de ses ouvrages pour Libé, un dans Le Monde, un dans AOC, fait son portrait pour un Téléramuche hors-série sur la poésie, placé sa statuette lare sur la cheminée.
Cette fois, on ne sait pas : peur de se redire sans doute, ou inspiré par le titre, Petite bande – on a pensé à tort au nom de l’ensemble de Lully sous Louis XIV et à celui de Sigiswald Kuijken faisant refleurir le baroque dans les années 1970 – l’idée de danse, de balisage du territoire, langage des abeilles, est venue.
Faire une petite danse parmi le livre sans le lire en entier ni au fil des pages. On ne peut de toute façon pas lire un Pennequin « en entier » parce que cela ne veut rien dire, tant son écriture est du domaine de la performance et de l’action ; chaque livre est une installation, un dispositif. Or, est-ce qu’on visite une exposition en entier ? Lire un Pennequin d’un bout à l’autre et totalement, ce serait comme vouloir voir un accrochage « en entier » : on prendrait une loupe et l’on observerait chaque tableau, sculpture, vidéo, etc. centimètre par centimètre, histoire d’être sûr·e de l’avoir bien vu·e entièrement. Et puis d’ailleurs, on resterait plusieurs vies devant une seule œuvre car on ne sait jamais quand la contemplation est terminée : est-ce que l’expérience de la Joconde dure trente secondes, une demi-heure, une semaine ? Faut-il faire des pauses et revenir ou alors battre des cils jusqu’à ce qu’un truc spécial apparaisse ?
Donc on feuillette et on tombe assez vite à la page 95 sur cette phrase : « Il est plus difficile de danser que d’avoir des idées. » Ah ben merci Charles, nous voilà bien.
Prélude
Commençons par décrire les lieux. Il y a huit salles dans l’exposition (intitulées « Poèmes délabrés », « Ecriturie » ou « Doigts autres »), avec beaucoup d’œuvres graphiques de Charles Pennequin lui-même. Des mains, des profils (des « binettes ») qui ressemblent à l’auteur, des paysages à la Dubuffet, des jeux graphiques serrés où le poème est déroulé comme un réseau paradoxalement inextricable. Pas besoin de lexicomètre pour s’apercevoir que les mots « doigts » et « mort » sont les plus nombreux ici, que c’est le thème du parcours. Première phrase : « ce sont les morts qui écrivent dans mes doigts ». Dernière phrase typographiée : « la mort est le seul point qui nous intéresse ici / parce que nous nous intéressons aux angoissés / puisque nous faisons partie des angoissés / parce que nous sommes de ces angoissés / qui progressent dans l’existence / parce que nous sommes des promoteurs / de l’angoisse / parce que nous portons l’angoisse des autres / les autres et leur vie / les autres et la mort de soi dedans / nous portons tout ça une bonne fois pour toute. »
L’ambiance n’est pas macabre pourtant. Ces morts sont plutôt des forces qui bordent le vivant, un réseau de paroles : « petite bande c’est les morts qui nous poussent dans la main. » Et les mains négatives qui illustrent le livre semblent d’enfants, convoquent la peinture pariétale aussi bien que le théâtre de marionnettes à doigts.
Vide (allemande)
La première danse est joviale mais mesurée. Trois phrases manuscrites qui ouvrent, page 108, la reproduction d’un texte sur papier millimétré de marque Canson : « Écrire c’est voir tout le vide qu’on a devant. Et qu’on croit devoir remplir. Il faudrait toujours remplir le vide mais avec rien. » Art de l’enfance ou art brut, la tentation de remplir toute la page, gribouiller jusqu’au bord, laisser le feutre de couleur griffer la table. On ne sait pas si c’est désespérant ou satisfaisant. Comme de tracer une tête ou une main sur une feuille, c’est un acte de naissance, les enfants savent qu’une fois le crayon levé, on peut jeter la feuille avec le dessin, ce n’est pas le résultat mais l’action qui importe. Et qui doit (qu’on « croit devoir ») être fait. Soit que 1) le texte est un dessin et pas un objet si l’on ne remplit pas la feuille, pour que ça vive il faut saturer, sinon on risque de voir les phrases s’échapper (serpentant) c’est-à-dire réclamer du sens, qui n’existe pas. Soit que 2) si c’est du sens qu’on cherche, alors l’écriture ou la parole est toujours happée par le futur, il est faux de croire qu’on exprime quelque chose comme si l’on était une orange, il n’y a rien dans mon cerveau avant que ça coule, le sens est une succion du « vide qu’on a devant ».
Je ne crois pas que « remplir le vide mais avec rien » soit une histoire littéraire à la Flaubert-livre-sur-rien, c’est plutôt une question de rythme : « on avance au jugé ». Le jugé c’est « rien ». On remplit le livre avec l’attention dirigée vers ce qu’on croit qui va fournir du sens. Pennequin dit : « Tu entends que ça parle, mais tu ne comprends pas, alors c’est là que ta voix entre en scène, pour parler à la place de ce qui se dit. » L’écriture c’est quand on somnole dans un train à l’étranger dont on ne connaît pas la langue et, dans le demi-sommeil, on croit saisir dans notre propre langue des conversations dont la signification s’effiloche à mesure que le train avance, tous les sons de la langue étrangère devenus une sorte de verbigération française persistante – il suffirait d’être tout à fait réveillé pour comprendre.
Metaxu (courante)
Pour la deuxième danse, une phrase dactylographiée sur un dessin page 187 : « Nous sommes démesurément moyen ». Il n’y a pas de « s » et c’est peut-être une erreur mais on peut penser aussi que nous sommes « [un] moyen », les uns pour les autres, il paraît que l’amitié est très compliquée a écrit Aristote, par intérêt ou plaisir, ce qui nous rappelle qu’entre deux piquets il y a un intervalle, qui constitue le moyen par lequel les deux piquets sont séparés. Être moyen c’est être pivot, passage, mutation : donc pas si mal. La médiocrité est dorée à la peinture acrylique. Son étendue en nous nous surprend, on a beau ramer on n’accoste jamais au bord où l’on cesserait d’être médiocre.
C’est notre milieu comme la mare est celui du moustique. Le moyen est démesuré puisqu’il est la mesure même. Je me sens plein de moyenneté, quand je me regarde je suis pris dans un miroir déformant, tout est au milieu de mon corps : la tête et les jambes dans le tronc comme un dessin d’enfant. Démesurée est ma puissance de médiocrité, mon impuissance à m’étendre au-delà de mon pas grand-chose ordinaire. Étant moyen ce n’est même pas que je suis raté, c’est que je ne suis même pas ça. Comme-ci comme-ça, p’têt ben que oui, p’têt ben que non, réponse de Normand comme on disait avant, ça dépend s’il y a du vent, etc. (Pennequin habite en Bretagne). Je remonte dans la page 187 : « né à un poil près » ; je descends : « Tous au pilon. (Titre de polar) ». Je note que les lettres de « pilon » sont dans « un poil », ce qui ne m’étonne pas, parce que « je » dans la même page commande « une noisette, avec du lait, donc » et se rend compte à cette occasion que « fleur bleue » en verlan ça fait « bluffeur » et qu’il va écrire « tout un poème régalant avec les sons fleu et bleu » voire « bleur » comme le groupe de pop britannique et l’idée d’estomper, brouiller, flouter. Page 234, je trouve un truc sur le doigt écrivant et le médial : « le doigt est un moignon-moi ». Je ne sais pas si le doigt en question est le médium (dressé comme pour « va te faire foutre » par exemple) mais le « moignon-moi » me semble être adéquatement son propre moyen, vu dans un tondo convexe.
Ver (sarabande)
Le vif du sujet demande d’y aller très lentement : les « écrituries » sont calligraphiées de telle sorte que chaque lettre est formée avec une partie de la précédente, toutes attachées, comme les mots entre eux. Donc c’est illisible, c’est-à-dire divinatoire à l’aune des équivoques graphiques. Si j’essaie de déchiffrer les 9 fragments de la page 146 intitulés « La pétaudière humaine », je vois d’abord des serpentins blancs comme sur un tableau noir. J’en saisis un court : « Je vo… ». Ah zut, la suite part en dessous du « o » (qui est carré, tout est carré dans cette calligraphie), on ne sait pas si c’est un « i », un « l », un « s ». En dessous, on dirait des « e » mais il y en a deux. Est-on passé à l’anglais ? « week », « weed », « meek » ? La fin du ver[s] est plus inquiétante : on dirait qu’il y a deux lettres à la fois raccrochées à la dernière. Chemins qui mènent de toute part ? Prenons le ver[s] au-dessous, plus simple au début : « jaimeraisbienavoirmed… ». Médire ? Ça ne marche pas. C’est la poésie de fête foraine, avec la célèbre machine à pince et peluches qui laisse systématiquement tomber sa proie. Les calligrammes aussi sont bons comme des sucettes tourbillons.
Perte (menuet)
Pour cette danse noble, on s’arrête sur la section « Profils perdus », dédiée au metteur en scène Alain Brugnago, décédé en 2020. « Première voix / les chemins qui s’élèvent dans la montagne noire / Deuxième voix / la montagne aux pierres noires qui s’ouvre / Première voix / elle s’ouvre aux petits chemins » (page 153) ; « les cailloux et la neige. La neige tombée par endroits sur la montagne noire » (page 158). À peine sortis des nœuds graphiques qu’on a beau éloigner ou rapprocher des yeux pour y voir du feu, c’est la figure de l’écrivain Robert Walser, spécialiste des « microgrammes » serrés sur des enveloppes et autres supports, ou « méthode du crayon », qui vient. Il ne faut pas longtemps en ligne pour s’apercevoir que Walser a été traité de danseur par un professeur de littérature. Il y a aussi la célèbre photo de ses traces de pas dans la neige et tout au bout, le corps écroulé dans le blanc, chapeau à côté de la main tendue comme un dernier salut. Noël 1956, le Suisse était sorti de l’hôpital psychiatrique où il demeurait depuis 1929 pour faire une promenade.
On dirait que Pennequin refait cette promenade : « Et ce corps qui avance sous cette voûte et dans ce chemin. Ce corps qui abandonne tous les chemins pour rejoindre les cailloux et la neige. […] Ce corps qui est le mien et qui sent ces autres corps qui le frôlent. De gros corps de glace et de pierre. Ces pierres aiguisées qui sortent dans la nuit. » Or, dès qu’on a le corps qui avance dans la neige, on se retrouve dans la montagne car comme l’écrit Büchner, « Le 20, Lenz traversait la montagne ». Lenz (1751-1792) est fou en sortant de voir Goethe, se trempe dans une fontaine glacée, parle mal aux femmes et comme dit Wikipédia, il « est enchaîné ; on le confie à un cordonnier, puis à un garde forestier, enfin à un médecin. » Büchner le met sur une charrette qui l’emmène chez les fous et « il se moquait de savoir où on l’emmenait […] – Ainsi laissa-t-il dès lors aller sa vie. » (traduction Jean-Pierre Lefebvre). Chez Pennequin, c’est plus hérissé : « Tintin les classes de neige ! Classe morte et demie [sic] tour au bercail ! C’est d’ailleurs là où j’me trouvais, avec mon vrai moi, tandis que l’autre piquait une tête sur les pare-brise ! »
Tact (gigue)
La gigue est très rapide et conclut la suite. Pennequin parle beaucoup de « toucher » dans Petite bande. Par exemple page 233 : « tout le monde finit par se toucher / les écrivains touchent tout le monde / tout le monde devient écrivain / finit par se toucher en écrivant / moi-même j’arrive à me toucher ». Ayant parcouru l’autre jour Derrida sur le toucher, se rappeler que le touchant est toujours touché, plus de piquets, juste un intervalle. Il paraît que Derrida est le phénoménologue de la masturbation. Dans son Le toucher, Jean-Luc Nancy (Galilée, 2000), il y a des morceaux de Jean-Luc Nancy comme ça : « une bouche sans visage, donc, faisant l’anneau de sa contracture autour du bruit je » (Ego sum) ou ça : « C’est pourquoi cette pensée s’appelle aussi « écriture », c’est-à-dire inscription de cette violence, et de ceci : que par elle tout sens est excrit, ne se revient pas sans reste, et que toute pensée finie est une pensée finie de cet excès infini » (Une pensée finie). Ça doit pouvoir servir.
Charles Pennequin, Petite bande, aux éditions P.O.L., 320 pages, mai 2023.