Art contemporain

À ciel ouvert – sur « Marée Métal » de Jacques Perconte

Critique

Intéressé de prime abord par la nature comme matière première d’expérimentations visuelles, l’artiste Jacques Perconte étend sa prise de conscience écologique grâce à une approche tout à la fois esthétique, sensible et politique. Au Lieu Unique, à Nantes, l’exposition « Marée Métal » se présente plus largement comme une synthèse de son travail, soit une porte d’entrée idéale pour découvrir une œuvre picturale et filmique d’une grande singularité.

«Prendre le temps d’inspirer et d’ouvrir grand les yeux ». Ce mot d’ordre guidant le cinéaste et plasticien Jacques Perconte lors de ses différents voyages pourrait être aussi celui de la superbe exposition que le Lieu Unique à Nantes et son directeur Eli Commins consacrent, jusqu’au 3 septembre prochain, à son travail.

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Dans les 1 000 m² qui composent la salle principale de cet ancien édifice industriel sont disposés six écrans verticaux, de plus de quatre mètres de haut, ainsi que trois points d’écoute, entre lesquels les visiteurs sont invités à naviguer librement parmi les images et les sons.

Conçue par un artiste devenu au fil des années l’un des plus éminents alchimistes du numérique, l’exposition « Marée Métal » brille en premier lieu par l’élasticité de son dispositif d’installation : aucun chemin ne semble être tracé dans cet espace propice à la circulation, qui invite les arpenteurs à s’arrêter quand ils le souhaitent, pour écouter par exemple quelques poèmes, un casque audio sur les oreilles. Il est question de glisser parmi de vibrants panoramas et des paysages en mutation, et de s’arrêter quand on le désire pour entendre des voix qui en appellent à une autre façon d’être au monde, à l’heure du dérèglement climatique et des écocides en série.

« Marée Métal » s’affirme plus largement comme une synthèse du travail de Perconte, soit une porte d’entrée idéale pour découvrir une œuvre picturale et filmique d’une grande richesse. Depuis plus de vingt ans, le cinéaste et plasticien travaille à l’aide de la même technique, qu’il aiguise, perfectionne et fait évoluer de pièce en pièce : la compression vidéo. Si dans le langage commun la compression désigne un processus visant à réduire la taille de fichiers et de données numériques afin d’en faciliter le stockage et le transfert, elle est ici utilisée comme un pinceau grâce auquel le moindre pixel coloré, en subsistant à l’écran plus de temps que nécessaire ou en se déplaçant de façon inattendue, métamorphose toutes les formes à la manière d’un tableau animé.

Inspiré par la peinture impressionniste, les toiles de Courbet, de Turner voire même celles de Klimt, Perconte remodèle les paysages qu’il filme à travers l’Europe afin d’en révéler, par la compression, les pulsations et les fluctuations. Le moindre mouvement ou tressaillement s’accompagne bien souvent d’un véritable événement graphique : un nuage qui se déplace laisse derrière lui des traces semblables à des traînées de poudre blanche, un oiseau disparaît dans le fond brumeux d’un ciel doré, les feuilles d’un arbre, une fois caressées par la brise, transforment un plan fixe en une scintillante constellation colorée, etc. Des maillages et des mutations qui sont à la source d’un spectacle visuel parfois sidérant, mais qui restent au fond toujours au service d’une forme de contemplation apaisée de la nature, cœur battant de son œuvre.

D’une technicité élaborée (bien que l’expérimentation et la sensibilité soit chez lui plus importantes que les équations et les calculs savants), les images de Perconte sont également d’une grande sensualité. Cela tient en partie à son approche de la couleur, le plasticien s’autorisant souvent d’étonnantes propositions chromatiques (comme dans Salammbô, relecture colorée du texte de Flaubert réalisée l’an dernier). Chez lui, un lac peut devenir d’un rose éclatant et l’océan se confondre avec la couleur et la brillance d’une feuille d’or. Une considération picturale des images qui tient à sa formation en arts plastiques, à l’issue de laquelle il a notamment tourné, dans les années 1990, plusieurs courts métrages consacrés au corps et plus spécifiquement à la couleur rouge, omniprésente dès ses débuts.

« Marée Métal » rassemble en l’occurrence l’ensemble des motifs explorés depuis dix ans dans ses œuvres d’installation et ses films destinés à la salle de cinéma, d’Après le feu (2010) à Silesilence (2022) en passant par Impressions (2012) ou Ettrick (2015). On y retrouve le littoral, la montagne et la forêt, qui occupent une grande partie de sa filmographie de même que la majorité des images choisies pour l’exposition. Ici, de l’eau s’écoule paisiblement sur le flanc d’une montagne. Là, des vagues balaient l’entièreté du cadre pour modifier, au gré du ressac, la couleur de l’image. Devant ces espaces interstitiels, entre le ciel et la terre, l’eau et la roche, se dégage un même parfum : celui d’une matière en ébullition, où rien ne saurait être figé pour l’éternité.

La verticalité des écrans de « Marée Métal » évoque plus spécifiquement de grands piliers raccordant les cieux et les profondeurs. Jalonnant une zone ouverte aux quatre vents, ils apparaissent comme des portails fantastiques permettant de « voir, à travers la fenêtre épaisse, le dehors défiler », comme le formule l’un des beaux poèmes diffusés à un point d’écoute du parcours. Perconte joue notamment, dans la composition de ses plans, avec les effets de contraste et de glissement générés par la profondeur de champ, par exemple à l’intérieur d’une scène, centrale à l’échelle de l’exposition, dans laquelle des vaches broutent sur un pré salé tandis qu’à l’arrière-plan les colonnes rouges d’une usine s’étirent vers les hauteurs.

C’est l’un des éléments notables de l’exposition, qui s’inscrit dans le prolongement de ses courts métrages récents (en particulier SileSilence et Salammbô, ses derniers films à ce jour) : en plus de la nature, Perconte filme désormais aussi les décors industriels. Depuis son installation près du port industriel de Rotterdam aux Pays-Bas, l’une des plaques tournantes du commerce par voie maritime et fluviale en Europe, le cinéaste semble ne pouvoir y échapper. Des navires de frets, machines dévorantes, hélicoptères et autres calamités de fer et de métal strient les paysages à intervalles réguliers, nous rappelant sans cesse à la fragilité d’un écosystème contraint de négocier avec la gloutonnerie et l’expansion maladive du monde moderne.

Une séquence de « Marée Métal » montre par exemple des excavatrices à godets dévorer la terre dans une immense mine à ciel ouvert alors que, sur l’écran avoisinant, une scie tronçonne les arbres d’une forêt de conifères. Une telle imagerie industrielle a de quoi séduire d’un point de vue plastique, notamment par les couleurs très vives qu’elle offre au plasticien, qui complète encore davantage sa palette chromatique (rouges ardents, jaunes vifs, oranges fluorescents, etc.). Quelque chose résiste pourtant systématiquement à cet attrait du mécanique, en particulier dans les vibrations des pixels qui, comme un rappel, amènent toujours une infime part d’instabilité dans les images, capables par conséquent de muter à chaque instant.

« Marée Métal » introduit un paramètre essentiel : celui du mouvement des visiteurs eux-mêmes, qui participent à cette ronde à laquelle s’adonnent pixels et éléments.

Chez Perconte, les machines détruisent la nature autant que la nature balaie les machines, par un coup de vent ou une vague inespérée, aux effets sublimés par la compression vidéo. La bande-son diffusée dans tout l’espace de l’exposition alterne dans cette même optique bruitages bucoliques et nappes alarmantes aux accents noise et industriels. Entre la marée et le métal, le parcours auquel invite le Lieu Unique a pour singularité de faire cohabiter ces deux pôles a priori antagonistes, voire de les entremêler en cherchant à figurer, comme Perconte sait très bien le faire, une sorte de voie transversale – celle qui permettrait de passer par l’un pour aller vers l’autre.

En témoigne la technique même du plasticien, à travers laquelle il essaie, selon ses mots, « de donner aux images numériques une forme particulière qui laisse le vivant traverser les écrans ». La technicité des images transfigurées par le recours à la compression agit ainsi comme un révélateur : si le vent semble par exemple passer d’un écran à un autre tout au gré des traînées de pixels, c’est que l’ensemble des éléments filmés (l’eau, la terre, le vent, la végétation) communiquent d’ores et déjà entre eux. La dimension documentaire de l’œuvre de Perconte se trouve entre autres dans cette dynamique de dévoilement par la technique, en ce que son travail rend compte, par la manipulation des données graphiques, des mouvements et des forces qui sculptent le monde.

« L’image animée, quand elle est animée autant qu’elle a la faculté de l’être par le mouvement de l’objectif, des objets ou de la lumière, montre partout diversité, transition, inconstance[1] » disait Jean Epstein, lui aussi porté par le littoral autant que par les puissances plastiques d’un cinéma envisagé comme une manière de voir autrement ce qui nous entoure. En conférant une certaine liquidité aux éléments solides ou en accordant au moindre décor la possibilité de fusionner avec un autre, le travail de Perconte s’inscrit pleinement dans ce sillage : celui des images littéralement en mouvement – des images qui retranscrivent le mouvement d’un motif tout en se déplaçant elles-mêmes, glissant de haut en bas ou de droite à gauche.

La profusion des panoramiques dans les différentes séquences qui composent l’exposition (dont certains, très étirés, durent près d’une dizaine de minutes) contribuent en partie à cette esthétique de l’impermanence. Il y a dix ans, le cinéma de Perconte convoquait en majorité deux types de plan : le travelling avant et le plan fixe. Il semblerait que son œuvre récente soit aussi celle qui donne une place grandissante au panoramique horizontal, soit une figure qui relève non plus d’une sorte de pénétration vertigineuse vers les confins de l’abstraction (par exemple le travelling avant d’Après le feu, son film le plus célèbre), mais d’une contemplation d’un monde coulissant autour de soi, comme un rouleau que l’on déplierait jusqu’à ce qu’il nous enrobe complètement.

Par rapport à ses films, « Marée Métal » introduit toutefois un paramètre essentiel : celui du mouvement des visiteurs eux-mêmes, qui participent à cette ronde à laquelle s’adonnent pixels et éléments. Si les humains brillent par leur absence dans les images que filme Perconte, le parcours leur laisse à l’inverse une place primordiale. Dans le noir, seulement illuminés par les paysages colorés du plasticien, les visiteurs s’inscrivent a fortiori à l’intérieur des cadres verticaux, qui ont pour spécificité de toucher le sol et d’être par conséquent souvent à moitié cachés par les silhouettes des arpenteurs. Il suffit de s’éloigner des écrans, en se positionnant en bord de salle, pour voir ces derniers se changer en ombres volatiles, dérivant d’un univers à un autre comme les fantômes d’explorateurs en transit.

L’ouverture dont fait preuve l’exposition permet de cette façon d’œuvrer soi-même à la construction d’un enchaînement qui nous est propre, en tissant des liens de circonstance selon le nombre d’écrans que l’on voit en un seul coup d’œil ou en fonction de nos mouvements, qu’ils soient guidés par une association chromatique, un rapprochement sémantique ou un lien volontiers plus hasardeux. L’activité du visiteur y devient « créatrice, ne serait-ce que parce que la multiplication des écrans dans l’espace invite au montage, par désir/réflexe de transformer le divers en univers[2] ». En parallèle, les poèmes diffusés sur les trois points d’écoute ne sont pas directement liés aux images : ils accueillent eux-aussi une collection d’impressions, de sensations et d’états d’âme qu’il s’agit d’associer à sa guise avec ce que l’on voit.

D’une grande précision, comme le révèle l’un des documents de travail consultable dans la bibliothèque du Lieu Unique, le positionnement des écrans les uns par rapport aux autres a été mesuré de sorte à offrir plusieurs options : regarder un à un les films projetés, trouver l’angle qui permette de tout voir en même temps, mais aussi écouter sans voir, pour laisser son imagination prendre le relai voire faire l’expérience, dans un coin plongé dans le noir tout au fond de la salle, d’un monde où même les paysages nous auraient tourné le dos.

« Marée Métal » repose de manière générale sur un beau contraste de conception, dans la mesure où c’est la rigueur géométrique du dispositif qui permet de jouir d’une grande liberté. Liberté de déplacement, de regard et d’écoute à l’image des pérégrinations de Perconte lui-même, dans les pas duquel il s’agit peut-être ici de marcher, en se livrant à une promenade libérée des contraintes au même titre que le sont ses images, sublimes et inestimables.

« Marée Métal » de Jacques Perconte, au Lieu Unique (Nantes) jusqu’au 3 septembre 2023.


[1] Jean Epstein, « Le monde fluide de l’écran » in Les Temps modernes. n° 56, 1950, p. 5 de l’édition numérique.

[2] Térésa Faucon, « L’œil monteur du spectateur » in L’art de très près. Détail et proximité, Presses Universitaires de Rennes, 2012, pp. 99-108.

Corentin Lê

Critique, Rédacteur en chef adjoint de Critikat

Rayonnages

CultureArts visuels

Notes

[1] Jean Epstein, « Le monde fluide de l’écran » in Les Temps modernes. n° 56, 1950, p. 5 de l’édition numérique.

[2] Térésa Faucon, « L’œil monteur du spectateur » in L’art de très près. Détail et proximité, Presses Universitaires de Rennes, 2012, pp. 99-108.