Littérature

Quand la blessure est béante – sur Triste tigre de Neige Sinno

critique

Triste tigre ne raconte pas seulement l’histoire glaçante, son histoire, d’une enfant soumise à des viols systématiques par un adulte qui aurait dû la protéger. Il s’agit également d’une réflexion sensible, intelligente, et d’une sincérité tranchante. Le but de Neige Sinno n’est pas de choquer, ou de se soigner, c’est de comprendre, de souffrir moins, avec lucidité.

Triste tigre n’est pas le premier récit de Neige Sinno, mais il en donne l’impression. Ce n’est pas non plus le premier témoignage d’une femme victime de viols incestueux répétés, mais il laisse une impression forte. L’auteure est née en 1977. Elle vit avec son compagnon et sa fille au Mexique où elle enseigne la littérature, mais elle est brûlée au fer rouge d’une enfance volée et violée.

publicité

Alors elle cherche à comprendre, et plus qu’elle ne raconte, elle analyse, plus qu’elle ne décrit, elle réfléchit. Elle s’interdit tout lien de cause à effet qui irait de soi, et c’est sans doute ce qui fait de ce Triste tigre un livre difficile à oublier.

Le récit est loin d’être composé avec méthode ou avec le soin d’un jardin à la française. Il est divisé à la diable, en trois grands chapitres, suivant une succession irrégulière de séquences titrées. Il y a même plus : il tire une partie de sa valeur de ses répétitions et de ses ratures, de sa dimension directe, pourtant pudique au vu de ce que son beau-père a fait subir à cette fillette dès l’âge de 9 ans et des années durant – « une machine de guerre m’est passée dessus » écrit l’auteure. Neige Sinno pense, ou plutôt écrit tout haut, en se reprenant, en ponctuant ses réflexions de « je ne sais pas », en repérant des contradictions, pesant le pour et le contre de la chose juridique, nuançant, comparant, toujours suivant le fil d’une pensée qui s’élabore seule, avec les adjuvants que l’auteure se choisit elle-même.

Elle évoque un monde social défavorisé et vacillant entre quart-monde et précarité : une mère qui fait des ménages, un père « tendrement aimé » et marginal, un beau-père brutal et frustre, à qui sa fonction de guide de montagne confère un certain prestige dans le village des Hautes-Alpes où tous vivent. Adulte, lisant Annie Ernaux, elle a la surprise d’apprendre que ses parents étaient épiciers alors qu’elle-même se souvient de l’humiliation qu’elle éprouvait quand il lui fallait réclamer une ardoise à l’ép


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice