Littérature

Fleuve et toile – sur Mississippi de Sophie G. Lucas

Écrivain

Quinzième livre de la poétesse et documentariste Sophie G. Lucas, Mississipi, son premier roman, traverse les époques, les drames et les bouleversements sociétaux pour proposer la fresque familiale de ceux qui courent derrière leurs rêves. Cette généalogie mêle, avec une maîtrise rythmique remarquable, la petite et la grande Histoire, dans la langue vulgaire : la langue de tous et de chacun, dont nul n’est propriétaire.

Comme un fleuve entré en crue menaçant de déborder le présent pour fertiliser l’avenir, Mississippi, la geste des ordinaires emporte deux siècles de colère sociale dans le flot d’une écriture vive, aussi changeante d’un chapitre et donc d’une époque à l’autre qu’un miroir à facettes : une écriture parfois rugueuse qui vise à étreindre le réel plutôt qu’à se couler dans une réalité enjôleuse.

publicité

Pour relever de la catégorie des premiers romans comme y insiste l’éditeur, le quinzième livre de la poétesse et documentariste Sophie G. Lucas n’est certes pas un premier roman ordinaire – constat qui ne va pas, d’ailleurs, sans interroger cette notion si discutable de « premier roman » devenue une sorte de sésame commercial dans la grande machinerie des rentrées éditoriales et médiatiques, qui n’aime rien tant que consommer la virginité.

Réduire la notion de premier roman à un grand bal annuel des débutant·e·s relève de l’ineptie, et Mississippi, la geste des ordinaires le prouve s’il en était besoin : quand bien même elles seraient déployées pour la première fois dans le temps long d’un roman, la maîtrise rythmique dont il témoigne et sa capacité à faire chanter la langue populaire se sont forgées au long des recueils qui l’ont précédés, dans une évidente continuité – citons en particulier, chez le même éditeur (Éditions La Contre Allée), On est les gens (2023), chronique poétique des révoltes sociales, et le très remarqué Témoin (2016). Hommage au grand poète objectiviste américain Charles Reznikoff, Témoin doit son impulsion première au célèbre Testimony : The United-States 1885-1890, écrit à partir d’archives judiciaires : ayant « suivi des procès en correctionnelle au Tribunal de grande instance de Nantes de septembre 2013 à janvier 2014 », Sophie G. Lucas s’en est inspirée pour élaborer un montage à partir du matériau brut qu’elle avait collecté, rythmant et découpant les phrases entendues pour, peu à peu, y tramer le portrait d’un père absent et longtemps détesté dont elle reconnaît l’histoire tumultueuse et les traits dans la parole fragile des accusés – figure du père défaillant que l’on mentionne d’autant plus volontiers qu’il ressemble fort à « l’homme en guerre » des derniers chapitres de Mississippi, la geste des ordinaires.

On pourrait ici s’attarder sur l’emploi du mot « geste », bien évidemment, qui renvoie traditionnellement à un ensemble de poèmes épiques chantant les hauts-faits de personnages historiques ou légendaires, et vise plutôt à l’édification qu’au récit des vies ordinaires. Ce qui est sûr, c’est que la présence de ce sous-titre paradoxal indique que Sophie G. Lucas a une claire conscience de la grande liberté qu’invite à prendre le genre résolument bâtard qu’est le roman qui s’est inventé à la croisée de tous les genres, donnant d’ailleurs l’occasion de rappeler que ledit roman doit son nom à la langue vernaculaire, la langue vulgaire dans laquelle il s’écrit : la langue de tous et de chacun, dont nul n’est propriétaire, ainsi que le revendique d’ailleurs l’un des personnages ici arrachés aux berges du grand fleuve Oubli qu’est l’histoire : « elle dit que tout petit déjà je fuguais, que c’est dans mon sang, que c’est un truc de famille, elle dit que ça lui fait penser à son père, mon grand-père, je l’ai pas connu, elle le voyait plus », celui qui a traversé deux fois l’océan pour rencontrer un fleuve qui aurait « brûlé ses rêves, je sais pas trop quoi […], le Mississippi ça s’appelle, elle emploie ce mot à tort et à travers, elle dit des rêves mississippiens, et je lui dis que ça n’existe pas, qu’on peut pas dire ça, et elle s’énerve et me dit qu’on peut inventer, qu’on peut nous aussi créer des mots, c’est pas parce qu’on est des miséreux, et qu’il va pas falloir que je lui parle comme ça, comme si je savais et pas elle ».

Au contraire de la légende (du latin legenda : « ce qui doit être lu » tel qu’il convient de le lire), le roman, indocile aux normes, n’a de sens véritable qu’à faire bouger les lignes, déroger au chantage général qu’impose la communication pour déplacer les frontières de la narration individuelle et collective, frontières invisibles qui conditionnent notre façon de nous raconter des histoires, serait-ce la nôtre, et dès lors conditionnent notre façon d’exister parmi les autres. Alors, susceptible de déployer à nouveaux frais un imaginaire ou une vision selon une logique toujours spécifique mais dont le moteur reste l’événement de langue qu’enclenche l’écriture, le roman peut devenir instrument de connaissance et, pour reprendre une formule de Bernard Lamarche-Vadel, viser à « écrire aux inconscients ».

Si cette formule si marquante revient en mémoire à lire Mississippi, la geste des ordinaires qui déploie une forme d’inconscient familial en donnant voix et corps à une lignée de sans-grades, cohorte souvent déglinguée d’ignorés décrétés ignorants quel que soit leur rapport aux arbres et à la terre, dès lors voués à tramer leurs existences sur l’envers des éclatantes tapisseries mondaines, c’est que cette formule de Bernard Lamarche-Vadel est immédiatement ambivalente : d’une part, elle invite à écrire aux inconscients qui s’ignorent, ceux qu’un mode d’existence imposé a coupé de toute conscience tragique du réel, leur écrire afin de les rappeler à l’ordre du vivant et au pouvoir des mots, pouvoir plus souvent subi qu’usité dans les limites étroites de la réalité lénifiante qu’impose la domination sociale ; d’autre part, mais les deux interprétations sont évidemment liées, « écrire aux inconscients » peut aussi désigner l’utopie d’écrire d’inconscient à inconscient, sous couvert de raconter une histoire, pour en somme ouvrir les digues et les écluses du langage – ce qui ne peut advenir, précisément, qu’à laisser la langue produire des événements forcément inattendus au hasard d’un récit d’autant plus productif qu’il est travaillé, orchestré.

C’est d’abord en cela que le premier roman de Sophie G. Lucas fait lui-même événement, dans la foule des romans trop souvent formatés, corsetés, aussi sincères et talentueux seraient-ils. En réalité, l’élasticité du genre romanesque, sa bâtardise (si le mot insiste ici, c’est aussi du fait que le cours du récit est émaillé de nombreux enfants de père inconnu), permet à Sophie G. Lucas de le tirer vers l’épopée, ce qui pourrait d’ailleurs nous ramener à « la geste » du sous-titre, cette fois sans paradoxe : comme dans toute épopée depuis l’antiquité, la question n’est pas tant d’illustrer ou d’entretenir une mémoire du passé que de répondre à une question fondamentale : comment en est-on arrivé là ? Et rendu là, qu’est-ce qu’on va devenir, tous ensemble ?

Les questions du devenir et de l’origine se mêlent, ici, alors que le « venir de » (du monde des ordinaires) complique immédiatement ce « devenir » ; par sa construction en douze chants et trois parties, l’ensemble du livre pourrait se résumer du titre du plus célèbre des tableaux tahitiens de Paul Gauguin, le profondément obscur et si lumineux « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? »

Tout au long du récit, deux métaphores se font concurrence : celle du fleuve et de ses affluents à l’arbre généalogique, et celle de la tapisserie, là où se nouent et se dénouent les fils.

C’est bien pourquoi le dernier chant de Mississippi, intitulé « 2006 » en référence aux suites tragiques de l’ouragan Katrina qui a dévasté la Louisiane en 2005, boucle la boucle entamée en 1839 avec le personnage d’Impatient, héros du premier chant qui a vécu une épiphanie grandiose et fondatrice en découvrant le paysage des rives du Mississippi, le « grand fleuve », ainsi que l’ont nommé les amérindiens (misi-ziibi), au cœur de cette Amérique où le goût de l’aventure l’avait mené après cinq années passées à faire la guerre. Payé pour tenter de sauver sa peau et ne pas « mourir à la place d’un de ces fils nantis », Impatient, conscrit par substitution, n’a pu quitter son village natal, en effet, qu’à « se vendre, considérer sa vie moindre que celle d’un bourgeois, s’en défendre (mais quand même), s’en saisir comme d’une chance ».

Les rives du Mississippi et les ormes de l’enfance qu’il y a retrouvés dans un paysage tellement plus grandiose l’ont fait naître une seconde fois, Impatient, dont on apprendra bientôt qu’il s’appelait en réalité Alexis Lansard, fils de vigneron, né le 19 septembre 1808 à Ormoy, Bourgogne. De retour au pays pour se marier, il y a découvert en 1839 que ses parents avaient omis de le déclarer à l’État civil, contrairement à ses frère et soeur. Il n’existe pas. Cette scène inaugurale le confronte à Julien Henriot, responsable du Registre, tout à fait formel : « Julien Henriot soupire, tourne la tête, Ce n’est pas moi, Impatient, c’est la Loi. Tu n’es pas dans le Registre, tu n’existes pas aux yeux de la Loi, on ne t’a pas déclaré, un oubli, une erreur ». Une erreur, un hiatus propice à l’imaginaire « mississippien », source du récit.

Si Impatient est le double imaginaire d’Alexis Lansard, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen que l’imagination pour approcher sensiblement ce que ce fut que d’être un homme du peuple en 1839, un homme revenu d’Amérique pour reprendre le travail de la vigne, dont la trace unique s’est fondue jusqu’à disparaître dans l’envers de la tapisserie historique : « À quoi ça ressemble un homme du XIXe siècle ? Comment ça bouge dans son corps ? Comment ça épouse le paysage ? Comment il s’arrange, ce paysan, de ses sabots, de son chapeau large bord, de ses vêtements raidis par l’épaisseur des tissus et de la crasse ? » Ce sont là les premières lignes de ce premier chant. On les retrouvera à peine modifiées à la toute fin du dernier chant, qui clôt l’épopée six générations plus loin, à un point de bascule dans la vie d’Odessa, née en 1968, comme l’auteure du livre (Odessa, bien sûr, étant à son tour un double imaginaire, le double imaginaire de la fille de « l’homme en guerre ») : ce dernier chant porte en titre le millésime 2006, on l’a dit, année qui fut celle du voyage d’Odessa jusqu’aux terres de Louisiane dévastées l’année précédente par l’ouragan Katrina, terres de pauvres auxquels personne ne fut pressé de porter secours, à l’embouchure du grand fleuve deux fois mythique aux yeux d’Odessa.

Ce dernier chant s’écrit cependant plusieurs années après 2006, comme l’annoncent ses premières lignes, amenant la question si prégnante du devenir, tant collectif qu’individuel : « Après ça, Odessa changea de vie. Après ça, fit cabane et terre quelque part dans les marais (pas les marais de son enfance) (à ce moment-là, ils étaient déjà engloutis par les eaux montantes, nous parlons là d’un temps à venir). Cet après-ça mit des années à s’inventer. » Dans ce dernier chant, contrairement à la plupart de ceux qui les séparent, on retrouve (avec bonheur) l’écriture vive et heurtée du premier chant, bousculée de parenthèses comme autant de colères rentrées, et rémanentes, resurgies d’où ?

L’écriture, entre temps, a pu se faire tantôt fluide, tantôt à bout de souffle dans une course contre la mort, parfois même elle a pu paraître canalisée par les digues de l’instruction obligatoire, au long de chapitres qui tous portent une date en titre, nous menant de guerre en épidémie, de bain de sang (1871) en épisode colonial (1946) d’où ne pouvait sortir encore et toujours que la guerre, dans le monde et chez soi, au fil d’une longue lignée d’ébréchés de la vie qui bégaient la même question centrale, décidément : « que sommes-nous » – et l’on ne peut ici que se souvenir du fait que Gauguin, de son côté, ait usé du pronom « que » plutôt que du pronom « qui » enfermant immanquablement dans les questions identitaires, quand bien même le social ferait retour ici, que sommes-nous au monde pour compter si peu, fétus de paille emportés par les crues de l’histoire ?

Reste que, tout au long du récit et jusque dans cet article, deux métaphores reviennent qui se font concurrence entre celle du fleuve, alors que le livre semble vouloir substituer le cours du fleuve et de ses affluents à l’arbre généalogique bien trop statique et ordonné, et celle de la tapisserie ou, plus exactement, de l’envers invisible de la tapisserie, là où se nouent et se dénouent les fils. Cette seconde métaphore, rémanente, prend un tour explicite au beau milieu du livre, à l’instant où le récit opère un renversement inattendu, et particulièrement riche : « Ce n’est pas toi qu’on retiendra. Ce n’est pas important. Toi tu es l’envers de la tapisserie de tes fils cousus de fils d’or. » C’est que, là où d’ordinaire les récits de vie d’hommes illustres peuvent nous émouvoir par l’apparition brève d’individus ordinaires en raison de leurs liens plus ou moins distendus avec le héros, Mississippi, la geste des ordinaires laisse au contraire une place, petite mais centrale, à Antoine Lumière, né le 13 mars 1840 à Ormoy dont il s’est tôt arraché pour gravir l’échelle de corde de la réussite et ouvrir la voie à ses célèbres fils Louis et Auguste.

De fait, les Frères Lumières furent les neveux d’Impatient, alias Alexis, et de sa femme Françoise, mais ne les ont jamais rencontrés, n’en ont peut-être jamais entendu parler, d’un côté l’autre de la somptueuse tapisserie brodée d’or qui prétend illustrer la grande histoire, l’illustrer telle qu’elle doit être lue sans jamais déroger pour l’édification de tous et de chacun.

Mississipi, Sophie G. Lucas, Éditions La Contre Allée, août 2023, 192 pages, 18 euros.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire