Cinéma

Autoportrait de l’artiste en chef d’orchestre déglingué – sur Le livre des solutions de Michel Gondry

Critique

Le Livre des solutions marque le retour au cinéma de Michel Gondry après une longue absence. Si l’on retrouve avec plaisir l’esprit bricoleur et loufoque du cinéaste, ce film-confession n’est pas non plus sans ambiguïté. Bien moins léger qu’il n’y paraît, cet autoportrait saisit le créateur dans une période charnière entre la crise et la guérison, dans une forme oscillant entre le « home movie » et le burlesque psychiatrique.

Huit ans séparent ce Livre des solutions et Microbe et Gasoil (2015), le précédent long-métrage de Michel Gondry. A l’échelle d’un cinéaste qui a enchainé les projets en jonglant entre formats et échelles de production, cet intervalle est relativement long (nonobstant en 2018 Kidding, série avec Jim Carrey passée un peu inaperçue).

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A la découverte de ce nouveau film, autoportrait de l’artiste en pleine crise mentale, il est clair que les dernières années de Michel Gondry n’ont pas été de tout repos. Ce Livre des solutions serait donc l’apparent exorcisme de tourments psychiques l’ayant assailli. Il chronique l’opération commando menée par Marc – cinéaste évidemment jumeau de Gondry : apparence juvénile, esprit tourmenté et bricolo – qui, s’opposant à son producteur et épaulé par quelques fidèles dévouées (monteuse et assistantes), vole les rushes de son dernier film et part dans la maison cévenole de sa tante (Françoise Lebrun), terminer, vaille que vaille, son montage. Pensant avoir trouvé un havre de paix, le cinéaste arrête alors ses traitements de stabilisation de l’humeur. Ses remèdes créatifs maisons (double retour aux sources : aussi bien dans le giron d’une tata adorée que dans la fabrication expérimentale d’un cinéma « à mains nues ») lui permettront-ils de laisser si facilement derrière lui son stress d’artiste et ses turpitudes mentales ?

L’image sur laquelle se déroule le générique de début montre un entrelacs touffu de branchements et de câbles à l’arrière d’un écran plat. Image à la fois triviale (la face cachée de la machinerie) mais aussi évidemment métaphorique : ce labyrinthe de connections est aussi la cartographie d’un cerveau aussi bouillonnant que pavé d’impasses. Si on a souvent présenté Michel Gondry comme un aimable « savant fou » des images, cette entrée en matière montre que cet appétit à chercher des nouvelles connexions n’est pas non plus sans danger sur la structure de ses propres synapses.

C’est toute la stimulante ambiguïté du film, dont la frontalité dément les adjectifs rassurants enquillés par la promo. Certes, il s’agit bien d’une œuvre « fraiche », « réjouissante », « inventive », « hilarante » même, mais on demeure bien loin d’un feel-good-movie. Disons plutôt que le « feel good » et le « feel bad », à force de se regarder en chiens de faïence, constituent un yin et un yang qui pourrait être la principale solution du film.

Le joyeux histrionisme de Pierre Niney – comme son élancement qui donne parfois l’impression que sa partition a été improvisée – réserve de belles surprises et parvient surtout à générer de l’empathie pour un personnage quand même relié à l’encombrante famille des créateurs-toxiques-excusés-par-leur-génie. Mais ce livre-film est bien moins confortable qu’il n’y parait, tant il porte aussi en lui une part maladive qui le situe précisément dans l’entre-deux de la crise et de la guérison.

Ce Livre des Solutions a donc aussi des parfums de nouvelle fantastique, car le film montre la confrontation – et une confrontation productive – entre un cinéaste et son double malade, voire maléfique. Qui plus est, le film se présente comme la déclinaison (à peine ?) fictionnelle d’un précédent documentaire de Gondry L’épine dans le cœur (2010). Dans ce très personnel portrait de sa tante Lucette, ex-institutrice de campagne, il était question de transmission d’un esprit créatif encore relié à l’enfance. Et si toute l’œuvre de Gondry n’était qu’une immense sublimation de la cour de récréation et des activités du mercredi après-midi ? Ce film, en apparence charmant, révélait un double fond plus douloureux, avec l’évocation du cousin du cinéaste, Jean-Yves, quinqua introverti, « grand enfant » à l’homosexualité honteuse, et qui passait son temps à bricoler des trains électriques dans le grenier de la ferme. La tendresse qu’éprouvait le cinéaste face à ce cousin se teintait d’un parfum de culpabilité, devant cette version plus empêchée de lui-même, double névrotique qui ne serait jamais sorti de sa chambre.

L’artiste et le cas psychiatrique ne font qu’un et le film ne cherche pas tant à les dissocier, qu’à observer le fruit de leurs frictions.

Dans l’autoportrait du Livre des solutions, le rapport au double est plus retors. L’artiste et le cas psychiatrique ne font qu’un et le film ne cherche pas tant à les dissocier, qu’à observer le fruit de leurs frictions. Dans ses clips, Michel Gondry ne cessait de s’amuser avec le motif de la multiplication, en dupliquant les figures et les personnages. Ici, ces possibles avatars s’écrasent sur une figure unique – qu’on pourrait diagnostiquer bipolaire – celle du chef d’orchestre déglingué.

Autant dans ce qu’il raconte que dans son inspiration et son mode de fabrication, le film n’est rien d’autre qu’un éloge du « Director’s Cut » en même temps qu’une très particulière « œuvre de résidence ». Contrairement aux bataillons d’artistes qui voient, le plus souvent, dans leur résidence un lieu d’apaisement, Gondry fait de sa retraite campagnarde, un moment de relâchement. Une fois le traitement médicamenteux abandonné, on laisse éclater la crise, pour chercher à la dompter, à la toréer même.

C’est le sens du morceau de bravoure du film, l’enregistrement d’une musique orchestrale dans un corps de ferme transformé en studio d’enregistrement. La scène joue de plusieurs dynamiques burlesques. D’abord l’effet d’entassement des musiciens et de leurs instruments. Ensuite, une exécution volontairement cacophonique, jusqu’à ce que cette masse sonore soit progressivement dégrossie – à la manière de la taille d’une sculpture auditive – pour aboutir à la mélodie. Quant à la direction d’orchestre de Marc, elle consiste en une improbable chorégraphie tout en soubresauts et sautillements que les musiciens sont chargés d’interpréter.

Si la méthode relève purement du mot d’ordre « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs », elle clame aussi sa confiance devant les intuitions corporelles. Si dès ses premiers clips, Gondry a brillamment trouvé des correspondances formelles entre structure musicale et dispositifs plastiques, il propose aussi, dans cette scène-là, une approche moins conceptuelle, plus directement viscérale (comment la musique traverse nos corps), possibles remèdes contre les nœuds au cerveau.

Le livre des solutions n’est pas tout à fait un inventaire des recettes qui permettraient de trouver le chemin de la sortie de crise. Le dernier acte (attention spoiler), en forme de rédemption par l’amour, n’est pas des plus convaincants, sans doute à cause d’une volonté du film de retomber, à tout prix, sur ses pattes, tout en faisant l’économie d’une remise en question de son personnage. Sur ce point délicat, le film laisse une impression d’inachevé, en dépit d’une toute dernière image kafkaïenne, elle, vraiment très réussie.

Étonnamment, le récit enchaine les moments de désinhibition et d’hyperactivité qui resteront finalement sans suite. Quand Marc achète sur un coup de tête, une bicoque du coin pour la restaurer, on pense que s’ensuivra l’éloge d’un « mini-studio de cinéma à la campagne », phalanstère créatif de poche. Or, l’élan tourne court, ce qui ne veut pas dire que Gondry renonce à cet idéal ludique et démocratique qui traverse son œuvre en filigrane.

Une surprenante parenthèse du film montre ainsi Marc, fort de sa popularité d’artiste, devenir maire du village. C’est peut-être le seul moment où le personnage ne parait pas menacé par son hybris. Certes, l’échelle locale le préserve sans doute de la tentation mégalomane, mais le réalisme d’un tel épisode ne situe pas sur le plan politique. Ou plutôt, l’idéal politique de Gondry, c’est d’inventer et de montrer des lieux (le vidéo club de Soyez sympas, rembobinez !, son avatar muséal « L’usine de films amateurs », ou la géante Block Party brooklynoise du documentaire éponyme) où des personnes de tous âges partagent ensemble leur créativité. Soit opposer au modèle du créateur solitaire, la joyeuse réinterprétation d’une culture partagée.

L’un des ressorts comiques du Livre des solutions exploite ce hiatus, ce qui lui permet aussi d’évoquer, avec une vraie tendresse, le rapport direct entre un cinéaste et son public. Invitant les habitants du village à une projection publique exclusive, il traque leurs réactions, y compris les plus dubitatives et endormies. L’efficacité de la scène est redoublée par une apparente captation documentaire, signalant que Gondry n’est jamais meilleur quand l’imprévu du réel vient heurter les tourbillons fantasmatiques.

A l’opposé, le fantasme de toute puissance éclate dans des scènes de bagarre et de poursuite en voiture, opposant Marc à son producteur. Ces scènes passées au double filtre de l’agitation cartoonesque et de l’abstraction stroboscopique parviennent aussi à une réinvention épurée des principes mêmes du cinéma (de la captation de mouvement scandée par des éclats de lumière), qui est sans doute le Graal après lequel court tout cinéaste. En cela, Le livre des solutions rappelle assez spontanément une autre comédie ovniesque et inconfortable : Le Daim de Quentin Dupieux, tant dans les deux films se déploie de possibles autoportraits du cinéaste-bricoleur en quasi-psychopathe, en même temps qu’un éloge de l’amateurisme comme planche de salut face à la tentation de la démence.

On peut aussi se rappeler qu’il y avait déjà un « livre des solutions » dans l’œuvre de Michel Gondry.

« One day I found a book, buried deep in the ground. I opened it, but all the pages were blank. Then, to my surprise, it started writing itself. » Ces quelques lignes, en ouverture du clip de Bachelorette de Björk (1997) résonnent comme une entame de conte indépendante des paroles de la chanson. Dans le clip, ce grimoire moderne devenait best-seller qui s’écrivait tout seul, tout en narrant le destin de l’héroïne, remis en scène dans un enchâssement virtuose de scénographies escamotables. Le carnet du Livre des solutions est loin d’avoir le même pouvoir. Il n’est qu’un reliquat fané de la pensée magique enfantine (expliquer comment résoudre tous les problèmes de l’existence, du plus simple au plus complexe). Ses pages blanches ont beau se remplir progressivement de géométries ésotériques et d’aphorismes, elles ne témoignent finalement que du désarroi du créateur. Ces pages portent même le seuil conseil de prudence du film : « pour éviter les accidents sur les routes tortueuses des Cévennes, ne rouler qu’en seconde », générant aussitôt à l’image une vue comique de ralentissement routier. Heureusement que Michel Gondry n’a pas suivi son propre conseil et pris, dans ce film-là, le risque inverse de ne pas mettre le frein !

Le livre des solutions de Michel Gondry sort en salle le mercredi 13 septembre


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