Le boitement inévitable de la vie – sur L’Enfant dans le taxi de Sylvain Prudhomme
D’un roman l’autre, Sylvain Prudhomme tresse une œuvre cohérente qui fait éloge de la vie voyageuse, d’un vent de devenir emportant et pulsant les existences.
C’est cette cohérence qu’intensifie encore Un enfant dans le taxi prolongeant les angles morts et les non-dits d’un roman publié il y a plus de dix ans dans la collection « L’arbalète » : Là avait dit Bahi (2012). Simon, le narrateur, lui-même écrivain, y recueillait le témoignage de Bahi, dans une longue phrase sans point, se remémorant les vibrations d’une Algérie rejetant le joug de la colonisation française, pour dire son amitié fidèle pour son ancien patron, le grand-père du narrateur, Malusci. Une amitié impossible en temps de colonisation, à la veille des Indépendances. L’Enfant dans le taxi développe ou déplie une image restée en souffrance dans ce précédent roman.
Cette silhouette d’un grand-père pied-noir, revenu en France, est le centre magnétique de ce récit, cette fois publié aux éditions de Minuit. Après quelques pages de prologue, le premier chapitre s’ouvre sur les funérailles du patriarche, sur les proches rassemblés, et sur d’amples phrases qui restituent la houle de la rumeur familiale, les anecdotes et les souvenirs que ces moments rituels font surgir, et avec eux quelque chose comme une lézarde, un non-dit, l’ombre d’un secret : la figure d’un fils né hors mariage, pendant que le grand-père Malusci était retenu en Allemagne. Quelqu’un d’autre aurait donc dû être là et c’est la découverte de l’absence d’un fils non-reconnu qui bouleverse le narrateur et lance le roman.
C’est le récit d’un secret découvert des décennies après, quand les uns meurent, quand les autres continuent de se taire, alors que les secrets semblent n’avoir plus d’importance sauf qu’ils pèsent encore sur la conscience des enfants et des petits-enfants. L’exergue emprunté à Georges Hyvernaud le dit magnifiquement : « Mais les vrais souvenirs vivent par en dessous. Ils s’obstinent. » Et malgré l’interdit de la grand-mère d’enquêter sur ce bâtard, qui fissure l’imaginaire familial, le voilà recueillant les confidences de parents, mettant au jour des archives, reconstruisant mentalement le destin de ce bâtard abandonné, faisant route enfin vers l’Allemagne avec ses jeunes enfants pour le retrouver. Le narrateur s’imagine dans Blow up, à reconstituer une histoire à partir d’un coin d’image, d’une bribe de témoignage ou d’un zoom sur Googleview.
Simon trouve dans cet oncle inconnu un nœud de rêve, une figure orpheline où remiser ses propres incertitudes. Car cette révélation d’un oncle caché, vivant au loin sur les bords du lac de Constance, vaut pour le narrateur écrivain l’impératif de se révéler à lui-même.
« […] des bâtards. J’ai écouté le son glorieux que faisaient ces deux syllabes. J’ai pensé que naître bâtard c’était savoir d’avance que les autres ne vous feraient pas de cadeau. C’était apprendre d’emblée le grand partage entre ceux qui osaient nommer les choses et ceux qui préféraient les taire. Naître bâtard c’était gagner du temps, mûrir à vitesse accélérée, apprendre à composer dès les premiers pas avec le boitement inévitable de la vie. C’était grandir plus courageux, plus honnête avec soi-même et avec la vie, tout simplement plus vrai. […] J’ai songé à mon métier d’écrire. J’ai pensé que comme M. je faisais partie des êtres qui avaient un problème avec le monde, n’arrivaient pas à s’en contenter tel quel, devaient pour se le rendre habitable le triturer, le rêver autre. J’ai pensé que j’étais le frère de M. dans l’ordre des condamnés au remodelage, à la fiction. Son frère dans l’ordre des intranquilles, des insatiables, des boiteux. »
Il y a dans le livre cette qualité d’enfance qui sourdait dans les précédents, mais cette enfance un peu désemparée quand c’est soi-même qui endosse les vêtements des adultes sans bien les comprendre.
Le livre alors se trame d’échos et de symétries multiples : au jeune bâtard traversant mille kilomètres en taxi – c’est lui l’enfant du titre – pour rencontrer enfin ce Malusci loin de qui il vit, répond le narrateur partant en Allemagne à son tour, ses enfants Victor et Tom avec lui, pour le retrouver.
Si le récit mobilise puissamment ce goût romanesque du secret accentué par l’interdit de la grand-mère de rien rechercher, peu à peu le texte trouve alors un autre point d’équilibre dans la vie du narrateur, juste séparé de sa compagne, un peu éperdu dans ce vertige qu’est le nouveau quotidien qui s’installe. Sylvain Prudhomme sait dire avec une belle justesse ce quotidien d’un père, les parties de carte improvisées avec les enfants, la poursuite d’un secret familial transformé qui emporte à son tour les deux garçons, sachant bien que c’est là un jeu très sérieux. Il y a dans le livre cette qualité d’enfance qui sourdait dans les précédents, mais cette enfance un peu désemparée quand c’est soi-même qui endosse les vêtements des adultes sans bien les comprendre.
Trouver à l’autre bout de l’Allemagne ce M, manière d’oncle imaginaire, c’est s’inventer une figure de projection quand tout bascule. Et le lecteur alors de comprendre avec plus de netteté la scène inaugurale du prologue du roman, rencontre érotique rêvée entre le patriarche Malusci et la jeune Allemande : c’est à la poursuite de ce partage des corps donnant naissance à cette figure de bâtard que boite à son tour le narrateur. Cette scène érotique originaire, elle court souterrainement et se met à fasciner à son tour le narrateur pour y puiser un étai et un élan dans sa vie : « Je n’ai pas de photo, pas de récit de première ni de seconde main. Je vois simplement que cette scène me poursuit. » Quand ce partage des corps est pour lui révolu, depuis sa séparation amoureuse, c’est dans une autre histoire amoureuse qu’il s’agit de puiser, pour trouver la preuve que quelque chose d’une fidélité, d’une tendresse ou d’une hospitalité perdure malgré les secousses de la vie. Le récit s’écrit en quelque sorte dans les marges de ce point aveugle, de cette « [m]atrice solaire et sombre à la fois, autour de laquelle je veux tourner, retourner, avant le jour […]. »
Avec douceur et tendresse, Sylvain Prudhomme, prix Femina 2019, saisit les failles qui traversent hommes et femmes, et quel appétit de vivre se maintient malgré ces failles : comment une histoire vieille de soixante-dix ans fait boussole dans un « monde entier en vrille » et donne au narrateur l’énergie d’affronter « le boitement inévitable de la vie ». Car ce que le roman permet de faire sourdre, sous les secrets et les non-dits, c’est une générosité et une qualité sensible, qui sont le cœur vibrant de toute l’œuvre de Sylvain Prudhomme, troquant à mesure un deuil familial et une mélancolie amoureuse en joie des retrouvailles.
Sylvain Prudhomme, L’Enfant dans le taxi, Minuit, 224 pages, 20 euros, 2023.