Tempête sous un crâne – sur Les Alchimies de Sarah Chiche
Au seuil du livre de Sarah Chiche, Les Alchimies, nous sommes prévenues : « toute cette histoire restera énigmatique à qui n’accepte de s’armer de sa propre part de ténèbres pour aller à la rencontre de ce qui peut arriver aux êtres humains. »
Les ténèbres, l’écrivaine nous y avait déjà habituées, éclaboussant de noir jusqu’aux titres de ses deux précédents ouvrages, Les Enténébrés et Saturne, dont les auspices sont réputés ombrageux. Sarah Chiche y trempait sa plume dans l’encre de la mélancolie, pour reprendre l’expression du médecin et théoricien de la littérature Jean Starobinski, afin de transformer l’impossibilité de vivre en possibilité de dire.
Secret familial, exil, sexe, violence – dans ce nouveau roman, on retrouve l’entrelacs des thèmes chers à l’écrivaine, on sillonne les couloirs de l’hôpital, on oscille sur le fil fragile de la conscience, tendu entre raison et folie au-dessus d’un volcan jusque-là endormi qui, en se réveillant, risque de tout dévaster. On y croise Saturne, on s’appesantit sur Goya, figures déjà familières dans l’univers de Sarah Chiche, qui tente, avec Les Alchimies, de nouveaux alliages pour plonger plus franchement dans la fiction.
On y suit les pas pressés de Camille Cambon, parisienne bientôt quinquagénaire et médecin légiste. Femme mûre, elle a « connu [s]on petit lot de désenchantements personnels, quitté l’homme avec qui [elle] comptait passer [s]a vie, vu [leur] fille prendre son parti et s’éloigner. » Pourtant, elle tient le coup, elle continue de se battre chaque jour pour faire son métier, et, de facto lutter contre l’effondrement de l’hôpital public. De petite taille mais grande gueule, elle ne « s’incline devant personne », et c’est d’ailleurs pour son sens de la punchline qu’elle est choisie pour monter au créneau dans les médias et y porter la parole des soignants.
Avec le même tranchant, Camille dissèque les cadavres et fait l’anatomie de cette institution chérie, ce système de soins « mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et qui faisait la gloire de notre pays », désormais moribond. « Les Désastres de la guerre », titre de cette première partie emprunté à Goya, désigne aussi, métaphoriquement, cette agonie – et l’on se souvient du vocabulaire martial utilisé lors de la pandémie de Covid-19, où un personnel hospitalier exsangue montait au « front », bataillant contre le virus et les conséquences des politiques austéritaires et néolibérales mises en place à son égard.
La narratrice est amère, et elle regrette que, même si « les chaînes d’information en continu propagent régulièrement la nouvelle de [leur] déroute », le public préfère se plonger dans « des séries mettant en scène l’ambiance trépidante des coulisses de service hospitaliers » plutôt que de « prêter une oreille attentive aux manifestations des soignants. » Cependant Camille n’a pas déserté. Soigner, le salaud comme le bienfaiteur, est inscrit dans l’ADN familial. Mais pour oublier ces matins « où toute la violence du monde sembl[e] s’échouer sur [leurs] chariots en acier inoxydable », se détacher de son directeur – un technocrate encravaté –, évacuer la pression et la rancœur face au délitement généralisé, quelques remèdes : baiser ; écouter du Céline Dion ; se gaver de contenus sur Netflix – posologie exutoire préférée à la tisane du soir.
Jusque-là, on se dit que Sarah Chiche prend le pouls de l’extrême-contemporain, qu’elle promène le miroir noir de son smartphone le long d’un boulevard de la capitale. Avec le mordant d’une tweeteuse à succès héritière d’une veine de moraliste classique, sa narratrice désigne les envieux de son milieu, croque en quelques expressions bien senties ses collègues, lance des saillies sarcastiques sur l’époque et ses petites médiocrités, où le seul salut serait d’en rire. De fait, après être intervenue sur un plateau télé, Camille récolte un message dont l’émetteur, anonyme, l’invite à prendre conscience de ses privilèges, qui délégitimeraient immanquablement sa prise de position, ou encore reçoit une « proposition de partenariat d’une marque de prêt-à-porter spécialisé en “combinaisons destinés aux femmes inspirantes”».
Cette tournure gothique se pressent dès les premières pages, à travers les effluves putrides charriées par les corps, censés être étudiés par les étudiants de la fac de médecine de Paris
Le roman, comme d’autres (pensons à ceux de Maria Pourchet), s’amuse des nouvelles mondanités 3.0 et autres célébrités éphémères sur les réseaux sociaux, dénonçant avec un sourire goguenard ces traînées de poudre formées par des citations coupées-décalées-partagées, déclenchant des incendies de quelques heures aussitôt allumés, presque aussitôt éteints – tout passe, disait l’autre… et Chiche passe, elle aussi, bien vite à autre chose. Car Les Alchimies n’opère pas seulement comme un relevé d’un instant T dans un monde où tout s’accélère, où l’on verrait une femme s’ébouriffer comme bien d’autres avec ces différentes casquettes de médecin ambitieuse, mère accusée conséquemment de négligence par sa fille adolescente, divorcée en quête de nouvelles passions. Ces quelques graines dramatiques sont essaimées, mais aucune ne germera.
Non – car il n’y a pas seulement des corps froids sur les brancards, il y a déjà un cadavre dans le placard. Cette tournure gothique se pressent dès les premières pages, à travers les effluves putrides charriées par les corps, censés être étudiés par les étudiants de la fac de médecine de Paris, mais qui sont en réalité entassés et utilisés pour des actes délictueux. Ces relents nous parviennent sous la forme d’un article ouvert au gré d’une errance numérique, et réveillent personnellement l’effroi toujours délectable ressenti à l’écoute d’une série d’émissions d’Affaires sensibles… Décidément, il y a quelque chose de pourri au royaume de l’Hôpital. Mais revenons au livre de Chiche : quelques mails obscurs plus tard, qui font office de McGuffin, et voilà que Les Alchimies fait une embardée, annoncée certes par quelques indices.
Nous sommes désormais sur les traces de Goya, et plus particulièrement de son crâne. La recherche de ce dernier a donné lieu à des hypothèses plus ou moins farfelues auxquelles l’écrivaine ajoute la sienne, recherche qui nous entraîne en réalité sur celle des origines du génie et à l’écoute du récit d’une amitié brûlée par le soleil noir du mal et de la connaissance. Qui se risque à croquer dans le fruit en payera les conséquences…
Comme dans Saturne, c’est une vieille femme qui ramènera à la surface d’eaux troubles un lourd secret, sauf que la scène ne prendra pas place sur les rives du lac Léman mais à Bordeaux, où les parents de la narratrice ont fait leurs études de médecine. On le sait, le mystère se loge souvent au plus près de nous. Par exemple : nos pères et nos mères. Camille se souvient qu’avant cette accident tragique qui l’a privée, à seize ans, de ses parents, il y avait la joie, le bonheur simple des présences qui se frottent les unes aux autres, avec cette familiarité qui n’a besoin ni de mot ni de confidence pour être profondément intime, comme l’est souvent celle que l’on entretient avec sa famille. Ils échangeaient des livres et les propos ordinaires qui font le liant de la répétition des jours ; elle gardait ses questions en suspens. Ses parents étaient des médecins reconnus, et son père savait qu’elle avait hérité de son démon : celui de la libido sciendi, de l’envie de comprendre les arcanes du monde. Elle sera médecin, comme eux, dans une lignée humaniste qu’on pourrait faire remonter à la Renaissance, et plus particulièrement médecin légiste comme son père.
Saturne va-t-il dévorer sa fille ? C’est une des questions obsédantes qui traverse les livres de Sarah Chiche, tout comme celle de l’héritage, accepté ou subi, et de la transmission du trauma. Ici, l’ombre de l’exil algérien laisse place à celle de la fuite depuis l’Espagne, les fantômes flottent toujours dans les silences, et la mort rôde dans leur sillage. Camille se demande : est-il possible de vivre tant d’années dans l’ignorance, découvrir que l’on a pu côtoyer ainsi, finalement, des inconnus, sans même le savoir ? Car ses parents n’étaient pas ceux qu’elle imaginait.
Mêlant quête d’absolu romantique et affinités électives, voyance du génie et phrénologie, rythme flamenco et épiphanie sous LSD lors de soirées cataphiles pour atteindre le dérèglement de tous les sens, sociétés secrètes et tragédie de snuff ou teen-movie dans une Fraternité version française, Sarah Chiche ose des mélanges audacieux, ce dont on peut la féliciter, mais ne réussit pas à fondre ses matériaux divers dans le creuset d’une histoire totalement organique, malgré l’alchimie de son verbe toujours affûté.
L’écrivaine nous avait habitués à des montages textuels travaillant différents styles et stratégies d’écriture, tissant avec brio ses affres personnels avec les aspects les plus sombres du XXe siècle, la hantise à la fois des maux passés avec celle du « mal qui vient ». Elle réussit toujours aussi bien à raconter le coup de foudre, a déployé parfois des phrases que l’on souligne avidement – notamment ce que Goya lui fait dire – mais ce livre ne brûle pas de la même nécessité qui bouleversait tant dans ces précédents ouvrages, véritables leçons de ténèbres. La connaissance par les gouffres laisse place aux gouffres de la connaissance, sans provoquer le même vertige.
Les Enténébrés explorait le pendant maternel de sa famille, l’écartèlement amoureux de la narratrice entre deux hommes et le spectre de la fin du monde. Saturne, rongé en son centre par le feu sombre du deuil originel du père, se composait d’une centaine de pages, gagnant une somptueuse densité en ménageant des ellipses, pour remonter vers la branche paternelle, depuis l’Algérie des années 1830 jusqu’au début des années 2000. L’écriture de Chiche y était remarquable par sa force de frappe, nous secouant par sa crudité d’un côté, nous cajolant par sa poésie de l’autre, jamais avare en formules piquantes. Fouillant dans sa blessure sans faire preuve d’aucune concession à son égard, elle y avait puisé l’audace et la profondeur nécessaires pour, en retour, atteindre son lecteur en plein cœur.
Est-ce à dire alors que des écrivains ayant fait du récit sincère d’eux-mêmes la principale matière de leurs livres seraient condamnés à être des romanciers moins convaincants ? Il faut sûrement considérer Les Alchimies comme une étape nécessaire pour avancer et se détacher, une nouvelle fois, du passé. Jeanne, cette femme de théâtre et donc du jeu avec la vérité, rapporte avant de mourir à Camille des révélations qui pourraient tout aussi bien être des affabulations. Dans les dernières pages, Chiche semble ironiser à travers ce personnage sur ses propres mobiles à écrire : « Qui sait combien de pièces de théâtre ou de romans renferment, sous le couvert de la fiction, d’authentiques aveux concernant des crimes ou des disparitions inexpliquées. Mais l’obsession d’avoir à dire quelque chose sur soi, de sortir à tout prix quelque chose de soi, d’étaler ses tripes fumantes sur des pages et des pages pour se prouver et prouver aux autres qu’on a existé, et de le faire soi-disant pour le bien de tous, mais plus probablement pour être applaudi par la foule qui vous appelle alors un artiste, cette obsession d’avoir à révéler quelque chose sur soi cache encore un désir de notoriété, c’est-à-dire un effrayant besoin d’amour. » Et de conclure : « Vanité, vanité imbécile. Le seul triomphe, c’est de se taire. ».
Morale conventionnelle, noble discrétion ascétique : la parole est d’argent et le silence est d’or, certes, mais l’on devine l’œillade de l’écrivaine derrière le prêche catégorique en faveur du retrait. Car Chiche s’inscrit plutôt dans le sillage des alchimistes que des anachorètes : celle ou celui qui écrit puise dans son expérience sensible et ses réflexions, pille le réel, pioche dans ses rêves et ses lectures pour les faire entrer en ébullition dans le magma de son imagination pour, un jour, peut-être, les transfigurer et atteindre l’œuvre au noir – et il n’est jamais trop tard.
Sarah Chiche, Les Alchimies, Éditions du Seuil, août 2023.