Littérature

Ondes de choc – sur Provinces de la nuit de Loïc Merle

Journaliste

Dans Provinces de la nuit, Loïc Merle fait résonner le parcours d’un personnage marqué par une passion amoureuse de jeunesse avec des tragédies ayant secoué le monde, en particulier les attentats du 13 novembre 2015.

Loïc Merle n’est pas un jeune homme pressé désireux de monter quatre à quatre les marches de la renommée littéraire. Six ans ont passé entre son précédent roman, La Vie aveugle (Actes Sud, 2017), et celui qui paraît en cette rentrée, Provinces de la nuit. Sa maturation et sa composition exigeaient sans doute ce temps pour obtenir cette amplitude. Qui ne se juge pas à son nombre de pages mais à son ambition. Précisons laquelle.

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On pourrait souligner combien le quatrième roman de Loïc Merle embrasse de larges pans de ce qui fait notre réalité, intégrant à une passion amoureuse de jeunesse d’autres histoires d’amour, un roman d’apprentissage, plusieurs réminiscences historiques, le retentissement de tragédies qui ont marqué le début du XXIème siècle, jusqu’aux attentats du 13 novembre 2015, qui y occupent une place importante.

Merle fait preuve en effet d’un appétit, d’une curiosité pour notre monde, avec une inclination envers ce à quoi la littérature ne s’intéresse guère en priorité. Comme les émeutes dans les cités des périphéries urbaines, par exemple. Tel était en effet le motif de son premier roman, L’Esprit de l’ivresse (Actes Sud, 2013), qu’on aurait profit à (re)lire aujourd’hui après le souffle de révolte qui a embrasé des quartiers de nombreuses villes en France à la suite du meurtre du jeune Nahel.

Mais s’en tenir aux sujets représentés dans Provinces de la nuit serait faire fi de la manière dont l’auteur agence ces différents éléments au long de son récit. Ce livre n’a rien d’une saga ou d’une fresque romanesque au sens où on l’entend communément. Même si son action se déroule chronologiquement. Loïc Merle procède par collages, par effets de résonance et échos souterrains, alliant l’horizontal (l’écume des choses) et le vertical (en profondeur). Cette structure est favorisée par le fait que le roman est choral, plusieurs personnages prenant tour à tour le relai de la narration. Par ailleurs, si l’auteur n’est pas avare de descriptions psychologiques, il est loin de tout expliquer. Au lecteur d’accomplir son travail : à lui de faire des ponts, des associations, de se laisser pénétrer par les multiples directions que prend le récit – Merle n’est pas un admirateur de l’œuvre de Roberto Bolaño pour rien –, qui possède tout de même un fil rouge en la personne d’Ismaël.

Nous disions plus haut que la temporalité du roman est chronologique – avec cinq parties : « Poursuite 1997-2001 », « Par la forêt obscure 2002-2010 », « Midi 2010-2015 », « Minuit 2015 », et « Provinces ». Pour autant, il est construit sur un flashback dès la première page, où Ismaël revient à C., la petite ville du sud où il a passé son enfance et son adolescence. « Après tant d’années, je suis de retour chez moi ». C., dont le nom n’est jamais donné autrement que par son initiale, et qui apparaissait déjà dans le deuxième roman de Loïc Merle, Seul, invaincu (Actes Sud, 2015), qui mettait en scène un personnage retrouvant lui aussi sa ville natale après l’avoir fui des années auparavant. C., cité médiévale entourée de remparts, caractérisée par « la rude franchise et la fureur obsidionale de ses habitants qui dressent, plus sûrement que les plateaux calcaires et une terre inculte plantée de genêts et de sapins, des barrières infranchissables entre la petite ville nichée au creux d’une vallée étroite, et le reste du pays. » C., enfin, où tout a commencé et où le roman se termine.

C’est dans cette ville qu’Ismaël a nourri pour Réa une passion dévorante et fondatrice, rencontrée au lycée où elle est dans sa classe de terminale – il a 17 ans, elle 18. Ils vivent quatre ans ensemble, même si les choses se sont délitées entre-temps – Réa témoigne d’une grande indépendance d’esprit, ou d’un certain détachement – surtout dès lors que la jeune fille a souhaité s’installer à Paris, Ismaël l’ayant suivie.

La première partie, « Poursuite 1997-2001 », semble dédiée à ces quatre années. Cependant, s’y insinuent quelques pages où Ismaël raconte son arrivée au Stade de France, en compagnie de son jeune neveu de 8 ans, pour assister à un match de football entre la France et l’Allemagne. C’est le tout premier volet du récit des attentats qui va très progressivement se déployer – ce match se déroule le 13 novembre 2015. Il y est aussi question du sommet des pays industrialisés qui s’est tenu à Gênes en 2001, où un jeune militant de 23 ans, Carlo Giuliani, a été tué par les carabiniers, les contestataires ayant eu à subir une répression féroce. Évocation liée à la destination de Réa quand celle-ci a soudain décidé de quitter Ismaël, « claqué la porte de l’appartement au petit jour » et pris un train pour Gênes en juillet de cette année-là.

Loïc Merle ne surligne rien, ou, plus exactement, donne une égale importance à chaque « épisode » de son récit.

Enfin, toujours dans cette première partie, Ismaël – qui est enseignant – s’interroge sur la manière dont il peut utiliser en classe la photo d’un homme tombant d’une des tours du World Trade Center, symbole des attentats du 11 septembre 2001 à New York. Mais il ne voit pas, vingt ans plus tard, comment rendre à sa juste mesure le cataclysme déclenché par cet événement. Comment « transmettre l’impression ressentie alors d’avoir passé le seuil de l’inconnu et d’entrer dans une grande pièce noire, d’entrer en possession de la part d’obscurité, de mon propre désastre, de la catastrophe qui, quoi que j’en dise, m’ayant marqué à vie, ne pourrait plus être surpassée ». Ismaël a pourtant rêvé de ne pas avoir à faire de commentaires devant ses élèves. Montrer l’image et renvoyer à la page appropriée du manuel, « parce que cette vision passera dans la gorge et dans le ventre et ne pourra plus être niée : l’événement, qui toujours nous oblige à regarder la vérité en face ».

Des phrases qui pourraient être clés dans la compréhension du roman, ou à tout le moins de la personnalité d’Ismaël – c’est pourquoi nous les citons –, même si elles n’ont rien de plus extraordinaire que les autres. Loïc Merle ne surligne rien, ou, plus exactement, donne une égale importance à chaque « épisode » de son récit, ne privilégiant ni le drame ici, ni le lyrisme là, ou, au contraire, le prosaïque. En n’effectuant pas de hiérarchie de ton ou de forme, mais en jouant sur les effets de contraste thématique, l’auteur, même si cela peut surprendre, est ainsi plus proche d’un certain réalisme, la vie ne se privant pas de faire alterner sans transition le sérieux au plus anodin.

Ainsi, dans la « forêt obscure » de la deuxième partie (référence évidente à Dante et à son enfer), on retrouve aussi bien Ismaël, sa solitude désespérée et sa lucidité rétroactive sur le malentendu qui s’est instauré entre Réa et lui, que les futurs auteurs des attentats parisiens du 13 novembre dans leur banlieue belge où ils étaient voués à « poursuivre sur la voie qui les avait presque tous menés aux braquages, au deal et à la prison, à ne plus redouter la dérive mais, au contraire, à creuser toujours plus profondément le tunnel qui déboucherait de l’autre côté des lois, dans le royaume d’obscurité où Dieu seul pourrait éclairer l’échelle de soie montant au Paradis ».

Le lecteur peut aussi s’étonner du fait que Loïc Merle consacre de nombreuses pages à la rencontre entre la France et l’Allemagne au Stade de France ou au parcours d’obstacles qu’a constitué la construction de la maison d’Ismaël, qui, bien après ses années de jeunesse avec Réa, vit maintenant avec Claire, devient père, et accède même à la propriété. Dans le premier cas, le match est décrit actions après actions, presque passes après passes, avec plus de détails encore sur les performances des joueurs que ne le ferait le journal L’Équipe. Dans le second, les mensonges par omission des chefs de chantier sur les retards pris dans la construction de la maison, les relations entre le patron et les ouvriers, l’attitude conciliante d’Ismaël, intransigeante de Claire, tout est raconté. Au stade comme sur le chantier, ces « aventures », exposées par le menu, gardent cependant un caractère superficiel – nous sommes dans l’horizontalité des choses.

C’est une des particularités de Provinces de la nuit : s’ajoutent les drames du passé, de tous ordres, comme si ceux-ci diffusaient encore clandestinement leurs ondes.

Toutes deux sont toutefois trouées dans leur relative insignifiance, l’une par le bruit retentissant de deux explosions – celles des attentats –, l’autre par une considération générale qui leste soudain la question de l’édification d’un logement d’une indéniable gravité à l’échelle de l’humanité : « On a pu déterminer que la part idéale de terre habitable à réserver personnellement à chaque être humain, sans distinction d’origine, d’âge de richesse, de sexe ou de classe sociale, serait de deux hectares. Le calcul ne précise pas de quel prix ce grand partage devrait être payé. »

Ismaël n’est sans doute pas la personne la plus volontaire qui soit – même le prénom Réa semble signifier qu’il a besoin d’une réa, une « ré-animation ». Il a tout de même ce point commun avec Réa, bien que cela se traduise différemment chez lui, de ne pas être imperméable à l’état du monde et à ses violences – c’est ce qu’inconsciemment signifie ce retour à C., où il brise avec une vie normée et une insatisfaction existentielle. D’où son idée de refaire le parcours accompli par les tueurs dans les rues de Paris, le 13 novembre. Mais pas seulement.

C’est une des particularités de Provinces de la nuit : s’ajoutent les drames du passé, de tous ordres, comme si ceux-ci diffusaient encore clandestinement leurs ondes. D’où les pages que consacre Loïc Merle au gibet de Montfaucon, exceptionnelle machine de mort mise au point du temps de Philippe le Bel, et dont l’emplacement se situait près de l’endroit où serait construit plus tard l’hôpital Saint-Louis, lui-même proche du Carillon et du Petit Cambodge. Ou celles sur la déchéance de Verlaine à la fin de sa vie, désormais hors d’état de créer, multipliant les séjours dans les hôpitaux, dont Saint-Louis, son corps ne cessant de le martyriser.

Provinces de la nuit est un roman on ne peut plus curieux. Ses imperfections d’écriture (de nombreuses répétitions) sont des défauts mineurs au regard de sa singularité. L’énergie qui en émane n’est peut-être pas totalement maîtrisée, mais elle tranche avec les confections habiles et calibrées du roman courant. D’où le plaisir du texte qu’il suscite.

Loïc Merle, Provinces de la nuit, Actes Sud, août 2023.


Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique