Littérature

Un nouveau souffle – sur Respire de Marielle Macé et Invasives de Céline Curiol

Écrivain

Dans son nouvel essai Respire, Marielle Macé fait vivre les solidarités entre la poésie et ce que l’on pourrait désigner comme une anthropologie élargie aux choses, aux environnements, aux autres vivants. Voilà qui invite à lui associer un autre livre, qui aspire lui aussi à la découverte d’un nouveau souffle, nous installant dans un paysage préservé, ou supposé l’être : Invasives de la romancière Céline Curiol, écrit au rythme d’une résidence longue au sein d’une réserve « naturelle » en Camargue.

«Lorsque la terre respire cela s’appelle le vent », disait Tchouang-tseu. Et lorsque la langue respire, cela s’appelle la poésie, osera-t-on ajouter.

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Je me souviens d’ailleurs d’avoir avancé, voici des années, dans le cadre d’une intervention sur l’art d’Hélène Cixous, et plus précisément à propos d’un passage où le signifiant « vent » courait sans mesure, que décidément, « la littérature, c’est du vent » : du vent, en ce qu’il est indispensable à la vie, dans sa douceur ou sa violence, dans l’incontrôlable désordre qu’il apporte en même temps qu’il brasse et renouvelle l’air que nous respirons, quitte à nous claquer les portes au nez.

Le vent, qui ne se décrète pas mais qui soulève et emporte, dissémine le pollen et disperse les cendres, bouleversant le ciel des rêves et des idées au rythme des nuages, le vent est là, sous une forme ou sous une autre dans toute page vivante, toute page qui respire, condition sine qua non au fait qu’elle s’anime sous nos yeux. À une époque où l’œuvre d’Hélène Cixous demeurait boudée par la grande presse, je n’étais pas loin d’avancer dans la même conférence que la critique, qui a heureusement mille autres raisons d’être, adopte régulièrement la fonction du paravent : tant il est vrai que le vent dérange, au purgatoire des idées reçues.

Lisant, écrivant, cherche-t-on autre chose que se donner de l’air dans le chaos des phrases ? Et, certes, on en vient parfois à se donner de bien grands airs, au galop des mots qui lui aussi ébouriffe, échevelle. N’empêche : la poésie est l’oxygène du langage, tant qu’il est vivant en chacun comme en tous, et l’instant poétique un trou d’air qui, parfois, réussit à faire bouger les lignes de la réalité pour qu’y fulgure un instant du réel, à la verticale du temps socialisé ; alors, en ce bref instant où ils reprennent connaissance comme on ouvre au vent les fenêtres, le poète et son lecteur retrouvent les puissances du souffle et donc de l’âme (du latin anima) dans ce qui nous tient lieu de réalité, si souvent doxique, c’est-à-dire asthmatiforme : « On étouffe, on étouffe, on étouffe / Et on vous regarde / On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret », comme, en vérité, n’a pas dit le Poète étonné – puisqu’Henri Michaux, par ailleurs très présent dans ce nouvel essai de Marielle Macé, écrivait, aux dernières lignes du merveilleux « Grand Combat » : « On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne / Et on vous regarde / On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret. »

D’évidence, certains lecteurs s’étonneront surtout que l’on entame ainsi un article sérieux quant au petit livre orange que publie cette rentrée Marielle Macé, Respire, forme brève comme l’étaient les précédents articulant eux aussi politique et esthétique, Nos cabanes (2019) et Sidérer considérer, sous-titré « Migrants en France » (2017).

Mais après tout, puisqu’il faut sans cesse le rappeler, les livres ne sont jamais que ce qu’en font leurs lecteurs : de même qu’une seule partition peut donner lieu à une cacophonie grinçante comme à un merveilleux concert, l’interprète fait le livre (et le regardeur le tableau, disait Duchamp) – cela reste vrai dans la catégorie des essais quand ces derniers se refusent aux normes académiques dominantes, cherchant une autre respiration, une autre manière de respirer : ce qui en appellerait à une « manière d’être », pour glisser d’entrée une référence au livre qui a révélé en 2011 l’essayiste à la belle liberté qu’est Marielle Macé, l’imposant Façons de lire, manières d’être (Gallimard, NRF Essais). De cet essai fondateur, il convient de restituer ne serait-ce que cette présentation brève mais déterminante qu’en donnait alors l’auteure :

« C’est dans la vie ordinaire que les œuvres se tiennent, qu’elles déposent leurs traces et exercent leur force. Il n’y a pas d’un côté la littérature, et de l’autre la vie ; il y a au contraire, dans la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des styles qui circulent entre les sujets et les œuvres, qui les exposent, les animent, les affectent. Car les formes littéraires se proposent dans la lecture comme de véritables formes de vie, engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles. / Dans l’expérience ordinaire de la littérature, chacun se réapproprie son rapport à soi-même, à son langage, à ses possibles et puise dans la force du style une esthétique. »

Rien ne saurait séparer la littérature et la vie qui ne serait de l’ordre, soit d’une érudition protectrice (une armure), soit d’un paravent dérisoire. Cela si clairement posé n’a pas nécessairement besoin d’être rappelé de livre en livre, et ne l’est pas dans Respire, quand bien même la question de la parole, qui est également le matériau de la littérature, y est introduite dès les premières pages : « c’est aussi le soin pris à la parole et à ce qu’on s’y réserve jour après jour les uns aux autres qui me donne plus ou moins à respirer. La façon dont la parole se répand dans le monde, fait ses lignes entre nous et avec tout le reste, y met de l’air ou le pollue un peu plus, c’est ce qui me rend la vie respirable, c’est-à-dire très exactement fraternelle, ou pas du tout. / Peut-être d’ailleurs qu’on ne parle que pour respirer. Peut-être qu’on parle uniquement pour que ce soit respirable, en nous et tout autour ».

Et que dire dès lors de la parole qui s’écrit ? Il n’est évidemment pas anodin que ce passage intervienne quelques lignes après la mention de ce que l’on n’appelle pas par hasard « l’air du temps », que « chacun concourt à produire » par l’air qu’il expire – et il est sans doute inutile de pointer ce que peut avoir de « doxique » (pour jouer du mot doxa) l’air du temps dans une époque, la nôtre, où la léthargie collective semble l’emporter face à la tragédie quotidienne des naufrages de migrants (c’est peu de dire que l’atmosphère en devient « irrespirable »), une époque marquée par la question de la respiration jusque dans les violences policières (« I can’t breathe » de George Floyd), une époque où, ainsi qu’en joue Marielle Macé, la mobilisation face au déni climatique qui, à l’issue pourtant de deux siècles d’industrialisation forcée qui a littéralement produit « une nouvelle condition respiratoire », en vient à renvoyer les militants mêlant leurs souffles dans une lutte contre le dévoiement capitaliste des ressources essentielles à une forme de con-spiration. Beaucoup plus loin dans le texte, on lira d’ailleurs : « Il se pourrait d’ailleurs que la parole soit l’une des régions les plus polluées de la planète, et cela aussi réclame un véritable réengagement. »

Ce réengagement concerne tous « les vivants, les respirants », évidemment, amenant un questionnement singulier sur la notion de fraternité. Mais il en va assurément de même de la parole écrite. Que serait une littérature qui n’inspirerait plus, sinon une littérature qui expire ? C’est aussi ce qu’avance une belle citation de Jean-Christophe Bailly et le commentaire qu’y ajoute Marielle Macé : « “L’inspiration faisant signe vers ce qui provient du plus loin ou du très loin de l’homme (le dieu, disait-on, ou la muse – nous dirons seulement l’air, rien que l’air) tandis que l’expiration, d’elle-même, dépasse sa simple issue rythmique pour se signifier comme un final en se courbant vers la mort.” L’existence est ce fil très ténu que fait vibrer l’archet de la respiration. / – Et, oui, l’air est la muse. Rien d’autre en vrai, rien de plus évidemment divin pour m’inciter au poème, que la grâce de l’air. »

La poésie en devient la respiration profonde de Respire, invitée à déposer la buée de sa nécessité sur la vitre de nos yeux de lecteur

Voilà bien en creux (et, après tout, dans un livre intitulé Respire, ce qui est en creux peut être l’essentiel : une caisse de résonance du vivant, en somme) comment ce nouvel essai, à sa manière, c’est-à-dire avec une forme revendiquée de légèreté refusant la norme académique, prolonge le geste de Façons de lire, manières d’être et travaille notamment sur les solidarités décelables entre la poésie et ce que l’on pourrait effectivement désigner comme une anthropologie élargie aux choses, aux environnements, aux communs, aux plantes et aux animaux (il est beaucoup question d’oiseaux dans Respire, et plus encore de paysages) : Respire persiste de fait à interroger le lien entre la littérature et la vie, à l’articulation des questions littéraires et des interrogations politiques que porte le livre.

Mais il le fait effectivement en creux, dans la mesure où il n’explicite pas ce lien qu’il installe cependant au fil des pages de manière insistante, puisque les citations de poètes se font de plus en plus nombreuses à mesure que le texte avance – qu’il s’agisse de classiques (Goethe, Rilke, Michaux comme on l’a dit, Zanzotto,) ou de contemporains (Aurélie Foglia, Stéphane Bouquet ou encore Valère Novarina : « Souviens-toi ! N’oublie jamais ce mouvement d’amour qu’il y a dans l’acte de respirer. »).

La poésie en devient la respiration profonde de Respire, invitée à déposer la buée de sa nécessité sur la vitre de nos yeux de lecteur – et le livre lui-même en devient effectivement une caisse de résonance pour mieux la faire entendre dans ses articulations avec nos manières de vivre, alors même que l’on a ouvert le livre de Marielle Macé avec en tête une série d’évidences induites par le titre, évidences qu’on y retrouve, bien sûr, et d’autant plus que le texte est né « dans la réclusion et les colères du confinement », au temps du Covid où chacun était renvoyé à la claire conscience que la respiration de l’autre pouvait le contaminer, que sa propre respiration pouvait précipiter une personne fragile dans l’enfer de la réanimation.

Quoi de plus commun que la respiration ? Tout un chacun respire. Chacun a sa manière cependant, et le propos ici n’est assurément pas de dire qu’il n’en est qu’une qui serait la bonne, pas davantage de nous apprendre à « bien respirer » comme on prétendrait encore nous apprendre à « bien lire » ou « bien écrire » plutôt que de lire et d’écrire avec la plus grande justesse possible : ancrée dans l’expérience (et donc l’autobiographie), le livre en passe par la mémoire de l’enfant asthmatique qui l’écrit devenue adulte, se souvenant au passage « des pathologies qui touchent depuis longtemps certains métiers », dont ceux de la boulangerie (univers qui fut celui de son enfance et sur lequel Façons de lire, manières d’être comptait de très belles pages). Au passage, on notera d’ailleurs que la pâte elle aussi doit respirer, comme un texte se rêve autant qu’il s’écrit : pâte et texte ont chacun leur levain, le second le trouve dans la bibliothèque, et l’on pourrait s’employer à montrer qu’à l’instar de la pâte qui, une fois qu’elle a été pétrie, « pousse » tandis qu’elle respire, un texte lui aussi doit « lever », et souvent lève durant la nuit.

« Pour respirer en effet il faut de l’air », précise d’emblée Marielle Macé, « mais il faut surtout une qualité de liens, de paysages, d’avenirs, beaucoup d’autres personnes avec qui respirer, en qui espérer, et qui puissent se respirer en vous ». Voilà qui invite à lui associer un autre livre, fort différent mais qui pourtant lui aussi aspire à la découverte d’un nouveau souffle, nous installant dans un paysage préservé, ou supposé l’être, de cette « nouvelle condition respiratoire » dont parle Marielle Macé et qu’ont imposée partout les différentes vagues industrielles : la romancière Céline Curiol a écrit Invasives au rythme d’une résidence longue au sein de la réserve naturelle des Marais du Vigueirat, en Camargue (rappelons par ailleurs que Marielle Macé et Céline Curiol ont été associées en 2021 par la publication conjointe d’un volume de la collection « Imprimés AOC » consécutif au Covid : d’un côté la fiction « Paroles malheureuses », de Céline Curiol, de l’autre « Parole et pollution », de Marielle Macé[1]).

Sous-titré « L’Épreuve d’une réserve naturelle », Invasives est un témoignage, le récit d’une immersion au cœur d’un paysage dont il serait abusif de dire qu’il respire librement ou qu’il renoue avec un état « sauvage », tant la main de l’homme y reste omniprésente non seulement à ses lisières (où piétinent chasseurs et pêcheurs sûrs de leur bon droit à « réguler » la nature en prélevant « leur » part…) mais aussi en son sein (puisqu’il s’agit bien, dans une réserve, et Céline Curiol y insiste en creusant la question à travers une multitude de lectures et d’entretiens, d’élaborer un « conservatoire » : de conserver la nature dans un état donné qui de toute façon ne saurait avoir qu’un très lointain rapport avec un supposé état originel – le système fort élaboré de canaux et d’écluses sur lequel repose la réserve suffit à en attester).

Ce paysage a cependant la particularité de préserver un espace des possibles à la vie dite sauvage, y compris la vie migratoire, abritant une faune extraordinairement étendue et une végétation foisonnante avec lesquelles l’auteure est invitée à interagir, immergée par périodes de deux semaines au rythme des saisons dans une petite maison aux allures de cabanon des plus sommaires qu’elle habite seule (si l’on peut dire : puisqu’il s’y trouve nombre d’animaux, et même, un beau matin, un serpent dans la cuisine).

Jouant pleinement le jeu, Céline Curiol s’aventure en terrain inconnu, sans revendiquer ou construire rétrospectivement une forme d’autorité qui justifierait sa présence : « Exercer mes perceptions tout en les inscrivant dans une démarche qui n’aborderait rien par le dessus, mais tout par le dedans. Car il me faut raconter la Réserve sans en faire un “objet” d’étude […]. C’est à l’intérieur que se répercute l’expérience […]. Là réside la difficulté, l’enjeu majeur : capter la manière dont je vais me mêler à ce milieu et ce milieu à moi, en en étant le témoin mais aussi, malgré moi, l’un des nombreux [détr]acteurs. »

Elle découvre, documente, questionne les professionnels et les bénévoles qu’elle croise en journée, mais aussi les fantômes de migrants ou de réfugiés qui ont pu se cacher dans cette maisonnette du bout des mondes lors des contractions de l’histoire, et ce faisant nous initie à la connaissance qu’elle acquiert au long des pages, donnant une respiration nouvelle au texte – une connaissance de ce qui l’environne, mais plus encore d’elle-même, citadine d’ordinaire encline à chasser toute trace de vie intrusive dans son appartement parisien.

Elle y parvient d’autant mieux qu’elle invite régulièrement le rêve et la poésie pour laisser le texte « lever » ou pousser au rythme des saisons – et l’on se souvient, au détour des pages, qu’au plan étymologique aussi le rêve et le sauvage font cause commune, puisque selon l’une des deux étymologies possibles du mot « rêve » (qui fait partie de ces mots fascinants d’être le fruit d’une évolution que les étymologistes ne peuvent « arrêter » avec certitude), il appartient à la même famille que le sauvage, mais aussi la divagation, l’extravagance, le vague du vague à l’âme ou du terrain vague.

Le récit tiré de cette situation d’échanges réciproques qu’installe l’auteure avec la vie végétale et animale, y compris humaine, au sein de la réserve est d’autant plus précieux qu’elle étaye minutieusement les problématiques qu’elle développe – et tout particulièrement cette notion d’« invasives » qu’elle a choisi pour titre, et qui n’en finit plus de rebondir au fil des pages alors que la réserve est contrainte de se battre (littéralement, « sans fin ») contre l’invasive par excellence que serait la « jussie », plante aquatique d’origine sud-américaine introduite en France au XIXe siècle pour l’ornement des bassins et qui, depuis, faute de prédateur d’aucune sorte, prolifère dans les marais au point de menacer les espèces dites locales, ou autochtones – qui ont pourtant, elles aussi, une longue histoire : c’est bien un état historique de la nature camarguaise que conserve la réserve…

Il en résulte un essai éclairant, vivifiant et, in fine, libérateur, quand bien même une autre forme de doute s’insinuerait, certaines pages, dans notre rapport à ladite « nature » : en matière d’espèce invasive, se développant à grande vitesse sur la surface du globe au mépris de tous les équilibres préexistants, l’espèce humaine est décidément fort bien placée en tant qu’espèce pour savoir de quoi elle parle – serait-ce à son insu.

Respire, Marielle Macé, Verdier, août 2023.
Invasives. Ou l’épreuve d’une réserve naturelle,
Céline Curiol, Actes Sud, octobre 2023.


[1] « Imprimés AOC » n° 7, paru en librairie en mars 2021.

Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

Notes

[1] « Imprimés AOC » n° 7, paru en librairie en mars 2021.