Littérature

« You say you want a revolution… Well, you know… » – sur Jeudi d’Eden Levin

Critique

Et si on cassait tout ? Et si on refaisait tout ? Et si on ne faisait rien (il y a une vente flash de sneakers à ne pas manquer) ? À travers les aventures absurdes de trois étudiant·es qui voudraient bien faire la peau au capitalisme mais se prennent les pieds dans les paradoxes de la violence, Eden Levin signe un premier roman drôle et cynique feat. Tintin, Kanye West et William Burroughs.

«On est partis sur un collectif pur jus. » Déjà, ils maîtrisent parfaitement le verbiage du moment, suavement culinaire ou œnophile (« on est sur du fruit rouge », « ça part en cuisson », etc). « Tout le monde fait tout, toutes les décisions doivent être prises à l’unanimité.

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Après trois mois de délibérations, on a fini par se mettre d’accord sur un nom. » Le nom en question est Jeudi, d’où le titre de ce premier roman, joyeuse et rebelle salve d’un jeune écrivain formé au Master de Création littéraire de l’Université Paris VIII.

Il y a trois personnages, Alex, Elena et Valencia, étudiant·es en théâtre comme l’auteur le fut lui-même, puisque le théâtre, c’est le collectif, l’art c’est la vie et la façon de la changer. Alex est plus timoré ou cynique, Valencia plutôt care. Quant à Elena, elle est carrément pugnace : « Pour faire entendre notre message, il va falloir tuer. Non, non, c’est trop fort. Pour faire entendre notre message, nous sommes prêts à tuer. Non. Nous sommes prêts à mourir. Non, toujours pas, ça fait corporate. » Et voilà comment ce collectif théâtral devient politique. Elena écrit un manifeste révolutionnaire pour tout faire sauter, version indécise et explosive de l’Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007), et dont les extraits rythment Jeudi.

Sauf qu’être artiviste est compliqué, être jeune est fatigant, être un collectif qu’est-ce que cela veut dire ? En passant la parole à chacun de ses personnages tour à tour, Eden Levin brosse les incohérences du désir de révolution au début du XXIe siècle, quand on a dix-sept ans et qu’on est mortellement sérieux. Le roman est composé selon un principe de collage (manifeste, journal d’écriture du manifeste, pièce de théâtre, fausses informations maquettées avec soin) qui accentue le sentiment de grotesque et de déflagration – sans toutefois obérer la lecture.

Côté dispersion et retombées, les forces vives de nos héro·ïnes sont hélas détournées par un conflit absurde et inutile : c’est qu’il existe dans le pays un autre collectif de théâtreu·x·ses en révolte, Les Ravitailleurs, emmené par un certain Jean-Luc Lebœuf qui « sortait d’une fac de philo et rêvait d’être conseiller dramaturgique. » La révolution ne se partageant pas, Lebœuf et ses acolytes se lancent dans une guérilla sanglante contre Jeudi.

La première vertu de Jeudi est de nous faire ricaner sur nos idéaux de gauche et notre volonté d’en découdre

C’est l’occasion pour Eden Levin de décrire des batailles picrocholines : on pense devant ce fatras à la fin du Zazie dans le métro de Louis Malle ou du Dr Folamour de Kubrick, avec effondrement du quatrième mur et gags visuels cartoonesques. Ce fil de l’intrigue n’est pas le couteau le plus affûté, à notre sens, du tiroir de Levin, un peu comme s’il servait à gonfler le manuscrit plutôt qu’à lui conférer consistance. Il donne cependant lieu à de belles envolées poétiques, comme quand Valencia se retrouve blessée à l’hôpital : « Je suis un sac de nerfs sanglants. Mon corps est criblé de câbles et de tubes qui pulsent et bruitent et s’éparpillent dans l’espace. Je suis cousue à cette pièce par des fils électriques. Les machines autour de moi sonnent quand mon cœur sonne. Elles râlent quand mon cœur râle. Je suis diffusée sous forme de bips et de signaux dans toute la pièce. Je suis la pièce. »

La première vertu de Jeudi est de nous faire ricaner sur nos idéaux de gauche et notre volonté d’en découdre ; sur notre jeunesse aussi, passée ou présente (plus rarement à venir). Et d’abord sur le fromage blanc constitutif du cerveau post-adolescent. La bibliographie d’Elena est ainsi « composée principalement, mais pas exclusivement, d’analyses critiques de Mein Kampf, de comptes-rendus détaillés de la révolution d’Octobre, et d’essais militaires écrits par divers généraux de tous les camps. » Non qu’elle soit nazie. Simplement, « elle avait décidé de casser la gueule à l’Univers » note Alex (cependant que Valencia désapprouve). Deuxio : la contradiction. Elena voudrait bien être pure, mais c’est très compliqué : « Je pense qu’une partie au moins des vêtements que je possède et que je porte ont été fabriqués par des Ouïghours dans des camps de concentration chinois. (…) J’ai honte. Je les porte quand même parce que je les ai achetés. Je les ai achetés alors que je ne suis pas vraiment sûre d’en avoir besoin. » Mais alors pourquoi ? Pour économiser de la lessive, donc la planète. Pour avoir du temps pour penser à la Révolution. « Je les ai achetés pour avoir plus de temps pour négliger mon linge sale. (…) C’est beaucoup de culpabilité pour de la lessive. Qui se répercute immanquablement sur le bon déroulement du surpassement de soi nécessaire à l’accomplissement de tout projet personnel, ici le mien. »

Ce chapitre buandier est un des moments de bravoure du roman puisque le personnage y lamine toute une philosophie politique sous les auspices de l’obsolescence programmée et de la responsabilité individuelle, jusqu’à arriver à ce constat imparable : « La fin des monarques et des empires coïncide avec un ras-le-bol général du pillage du reste du monde par l’Europe. » Cet essorage rapide est peut-être emprunté au Doc Benway de William Burroughs, chirurgien junkie assez dangereux pour ses patients, qu’on a l’impression de croiser aux pages 100-101, tandis que Burroughs est directement cité p. 267. Il n’est pas le seul. Levin emprunte aussi au cinéma quand Alex doit traverser la ville en voiture avec un de ses ennemis capturés et qu’il n’arrive, jeunesse oblige, toujours pas à comprendre ce qu’il fait : « C’est la merde oh non ça y est c’est la merde c’est Down by Law on a quelqu’un dans le coffre et j’ai une arme dans la main j’arrive pas à la lâcher ».

On notera au passage que c’est une caractéristique de l’enfance bien observée : quand on casse un truc vers trois ou quatre ans, tel un chat qui file des coups de pattes au vase Ming de la cheminée, on croit très sincèrement que l’objet s’est cassé tout seul et non pas qu’on y est pour quelque chose (enfin, moi, c’était comme ça, je ne sais pas vous). Alex a aussi des aperçus utiles sur la bande dessinée : « il y a des armes à feu dans Tintin ? Il tire sur des gens Tintin, je savais pas. J’ai jamais beaucoup regardé et j’aime pas trop je crois, enfin je base mon jugement sur pas grand-chose, je savais pas qu’ils se tiraient dessus en tout cas. C’est plus anxiogène que ce que j’aurais pu imaginer. »

La deuxième vertu de Jeudi est de tirer à boulets rouges sur le capitalisme, y compris dans son propre pied littéraire, car « comment imaginer quoi que ce soit, quand tous les imaginaires appartiennent déjà au Capital ? Comment s’exprimer quand Virginie Despentes est publiée par une maison d’édition qui appartient à un groupe qui appartient à Bolloré ? » se demande Elena (renseignement pris, Notabilia, l’éditeur de Levin, appartient à Vera Michalski-Hoffmann, ce qui le place à mi-chemin symbolique entre la fondation Luma d’Arles et le valium des laboratoires Roche, deux choses tout de même assez bienfaisantes pour l’humanité). Sauf qu’on ne peut pas non plus prendre Elena très au sérieux, on l’a vu. Il y a une page bien sur le rapport entre le fordisme et Hitler (épine récemment affutée par Yves Pagès dans Les chaînes sans fin. Une histoire illustrée du tapis roulant (La découverte, 2023)). Une autre utile sur la fabrication des cocktails Molotov. Des bombes philosophiques distillées par flèches comme ces ironiques « exercice illégal de l’intimidation » et « acte de terreur non réglementé » qui valent aussi bien pour le monde de la culture (le premier) que la question de la violence politique (le second).

Il reste peut-être la création pour s’en sortir. Ça tombe bien, Eden Levin y excelle.

Le terrain capitaliste est en outre miné par une anecdote vraie : une vente-disette de Yeezy Slides par Adidas qui tourna à l’émeute et aux blessés. Eden Levin choisit de la reprendre et la mettre en forme dramatique : la pratique après la théorie, en quelque sorte. Un dialogue s’engage entre un certain Ruben et un certain Simon, couple gay ou bromance gone terribly wrong, qui font la queue pour les tatanes inaccessibles, dans un centre commercial à « l’odeur toute-puissante de produits d’entretien et de McCafé. » Le jeune écrivain y déploie sa connaissance amusée du répertoire théâtral absurde (« C’est une journée magnifique. Pour attendre. Et ne rien faire. »), du parler creux sous prétexte de psychologie pour sociabilité néo-policée (« On peut le dire si on n’est pas d’accord. ») et de cruauté ubuesque (« Allez, deux paires ! Ou je fais preuve d’infamie ! »). La quête de la sandale se termine par la métamorphose de Simon en Morrigan, déesse de la guerre vidéoludique (et ici drolatique), au milieu du pugilat généralisé.

C’est sans doute le moment de ressortir Burroughs : Levin cite un long extrait de Ah Pook is here (1970) autour du « contrôle ». On sait que Gilles Deleuze, dans sa conférence « Qu’est-ce que l’acte de création ? » à la Femis en 1987, dira avoir repris le concept de « société de contrôle » à Burroughs. Il le développe devant les étudiant·es, montrant que le contrôle est l’outil par excellence du capitalisme tardif, via l’information (le « mot d’ordre ») et la communication. Face à cet ordre nouveau et cet enfermement d’un nouveau genre (puisque chacun·e dans la société l’intègre et s’autocontrôle en quelque sorte), il reste l’art comme acte de résistance. C’est à la page 253 de Jeudi : « Créer un Nouveau Réel. Pas résister : reconquérir. Pas réagir : créer. » En ce sens, si le manifeste d’Elena n’est pas probant et si la bouillie envahit même nos cerveaux éveillés, il reste peut-être la création pour s’en sortir. Ça tombe bien, Eden Levin y excelle.

Quant au roman, comment est-ce qu’il finit ? Comme il a commencé, par une contrariété (« La personne qui a pris l’extincteur s’immole par accident dans les flammes ») et un espoir un peu compliqué : « Les flammes sont noires de monde. »


Éric Loret

Critique, Journaliste