Cinéma

La maison cinéma – sur Portraits Fantômes de Kleber Mendonça Filho

Critique

Quatre ans après l’épique et fougueux Bacurau (coréalisé avec Juliano Dornelles), œuvre étendard de l’anti-bolsonarisme, Kleber Mendonça Filho revient avec un film-essai fabriqué à domicile. L’exploration de son propre appartement comme des anciens cinémas de sa ville, Recife, met à jour un lien intime et politique entre différentes mémoires : familiales, cinéphiles et urbaines. A la fois joyeux patchwork et voyage mélancolique, le film pose idéalement la question qui devrait hanter tout amateur et professionnel de cinéma : comment se laisser habiter par la fabrication et le souvenir des films ?

En France, Kleber Mendonça Filho a été découvert en 2014 avec la sortie des Bruits de Recife, film qui avait été présenté deux ans auparavant au festival de Rotterdam, et dont le tournage datait de l’été 2010.

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Si du strict point de vue du plaisir cinéphile, on peut regretter cet effet retard – car le cinéaste s’est immédiatement imposé comme une voix majeure du cinéma sud-américain contemporain – on peut aussi y voir un clin d’œil du destin tant la sédimentation temporelle est une composante essentielle de cette œuvre.

La preuve avec Portraits Fantômes, mix fascinant de documentaire à la première personne et d’essai réflexif sur le devenir du cinéma, film « fait main » sur lequel le cinéaste a commencé à travailler il y a sept ans.

En réalité, le film vient même de beaucoup plus loin tant il met en jeu l’épaisseur d’une vie de spectateur, qui est aussi un regard de citoyen qui observe depuis chez lui, les transformations de son logement, de sa rue, de son quartier, de sa ville et partant de la société dans laquelle il évolue.

Pour qui a vu Les Bruits de Recife – dont l’argument montrait comment le démarchage d’une société de sécurité privée reconfigurait les rapports sociaux du voisinage –, les lieux de Portraits Fantômes apparaîtront rapidement familiers. Il s’agit tout simplement du propre appartement du cinéaste, véritable personnage principal de la première partie du film. Un appartement déjà hanté à plusieurs titres. Au sein d’un îlot construit dans les années 70 et reconquis sur la mangrove, et hanté par le souvenir de la figure maternelle, puisque la propre mère du cinéaste, Joselice, historienne de métier, y a d’abord vécu après son divorce. Rien d’un schéma à la Psychose dans ce nœud entre mère, fils et foyer, quand bien même Kleber Mendonça Filho est un fervent amateur de thriller et de cinéma fantastique, (cf. ce joyau de court-métrage Vinil Verde réalisé en 2004).

Le lien avec la figure maternelle – serait-elle le premier fantôme qui a inspiré le film ? – se situe dans la méthode d’approche de la mémoire des lieux. Si Joselice a travaillé sur les figures de l’abolition de l’esclavage en utilisant la méthode de « l’histoire orale » (pour s’émanciper d’une histoire « officielle » peut-être sujette à caution durant les années de dictature), le film expérimente le cinéma comme outil d’une « histoire spatiale ».

Chez Kleber Mendonça Filho, le foyer est véritablement double. C’est dans son appartement qu’il a tourné ses premiers films amateurs, puis ses courts-métrages et enfin son premier long Les Bruits de Recife. Il est autant logement que lieu de travail, atelier et même studio de cinéma. Vivre, écrire, filmer, créer, tout cela au même endroit. Ou comment transformer un quatre-pièces en une discrète utopie domestique et de création.

De fait, l’appartement a été filmé sous tous les angles, et sur tous les supports depuis les années 80. Le montage de la première partie ne cesse de jongler entre les sources (films et photos de famille, extraits de premières fictions au caméscope puis des films en 35mm, making-of montrant subrepticement la machinerie cinéma parasitant la vie domestique) documente évidemment les transformations et réaménagements successifs de l’appartement, à la manière d’un malicieux inventaire d’«espèces d’espaces» perecquiens. Transformé en organisme scénographique en perpétuelle mutation, le foyer devient un entrelacs de ramifications spatiales teintées du patchwork des différentes textures cinéma et vidéo. S’opère alors une redoutable opération alchimique : une somme d’enregistrements de différents instants, qui se sédimentent en un fascinant feuilleté de temporalités et d’imaginaires (le terme portugais « fantasmas »).

Si le cinéma est l’art d’enregistrer les présences, le montage est l’art de les exhumer. Ainsi, l’aboiement d’un chien enregistré, par inadvertance, dans Les Bruits de Recife passe dans le registre fantastique, quand il est ré-entendu, plusieurs années après lors d’une diffusion télé du film. On croyait qu’il s’agissait d’un « bruit du voisinage » (titre original des Bruits de Recife). Il est devenu un témoin sonore d’un changement d’atmosphère. Car ce chien sans maître, malheureusement disparu depuis, était aussi le gardien d’une maison en déshérence, au cœur d’îlot, et dont le délabrement, de plus en plus manifeste et de plus en plus silencieux, a aussi une valeur métaphorique.

Le délicieux vertige ressenti devant cette première partie du film est comparable à celui de se perdre dans le dédale d’un espace-temps, à la fois familier et perpétuellement réagencé. Ce vertige, on ne pensait pouvoir le ressentir que devant les cinéastes démiurges de l’espace-temps (de Fritz Lang à Wong Kar Wai en passant par Jacques Tati), pas forcément devant un artisan du « home movie ».

Kleber Mendonça Filho avait d’ailleurs déjà répondu à cette interrogation. La mise en place des Bruits de Recife, quadrillage virtuose d’un îlot d’habitation, explorant tous ses accès, vues, et passages secrets, donnait déjà l’idée d’un décor « bigger than life » qui ne pouvait exister qu’au cinéma. « Parfois, les gens me demandent si ce qu’on voit dans le film est le travail d’un décorateur. Non, ce ne sont pas des décors. Ou alors, selon la situation, il m’arrivait de mentir. « Oui bien sûr, que c’est un décorateur ! » Et la personne me regardait impressionnée. », glisse-t-il ainsi malicieusement en voix-off.

Portraits Fantômes est ainsi un « home movie » qui évite l’écueil du genre, la tentation du repli sur soi et de la fétichisation de bibelots personnels. Au contraire, le film est doté d’une étonnante force centrifuge, où le noyau domestique est rapidement projeté vers l’extérieur. Par un incessant jeu de contiguïtés et de porosités, la cellule personnelle, familiale, créatrice est constamment remise en relation avec le voisinage, à des distances plus ou moins proches, que les outils du cinéma permettent de jauger. Aussi bien à l’intérieur du logement, qu’au sein de son îlot d’habitation, les espaces intermédiaires (terrasses, balcons, fenêtres) apparaissent comme autant de seuils modulant les limites et les rapports de proximité. Cette appétence spatiale stimule des jeux de cadrages et de transparences, qui mettent à jour un paradoxe sociétal. Autant l’espace peut apparaître visuellement ouvert, autant il est constamment redivisé, sectorisé, sécurisé par des murs de plus en plus haut, des grillages de plus en plus épais et même des barbelés.

Si, dans les années de dictature, la salle de cinéma pouvait se transformer en agora clandestine, est-elle encore, en 2023, un lieu si central dans la société ?

Paradoxalement, filmer depuis chez soi, transformer son chez-soi en lieu d’observation panoramique, c’est affirmer un mouvement inverse à ce repli. Les perpétuels enchâssements entre soi-même, son logement, son îlot, sa rue et partant les nouveaux quartiers de la ville qu’on devine au loin, fonctionnent dans les deux sens. Il en va de même pour la dynamique temporelle entre présent et passé, qui esquisse une position pour savoir regarder le futur.

Ce jeu d’emboîtements opère aussi dans le propre rapport de Kleber Mendonça Filho au cinéma. Lui-même est tout autant resté cinéphile, critique, programmateur de festival, cinéaste amateur puis professionnel. Activités perméables entre elles qui sont autant de manières d’habiter, et même de hanter, le cinéma.

Osons alors une variation sur la célèbre formule de Truffaut (« chacun a deux métiers, le sien et critique de cinéma ») en affirmant que chaque cinéphile a deux maisons : la sienne et la salle de cinéma.

C’est précisément le propos de Portraits Fantômes qui après, l’auscultation mémorielle du foyer, saute le pas et cartographie les cinémas de sa ville. Ou plutôt cartographie leur disparition car de la flotte des vastes paquebots du passé ne reste plus qu’un unique vaisseau amiral, le São Luiz à la décoration francophile (et comme son nom l’indique en référence à notre bon roi Saint-Louis). Les autres ont été remplacés par des églises évangélistes, des grandes surfaces dédiées à l’électroménager ou à la parapharmacie. Quelque part, une forme de continuité s’opère. L’église, le temple, le sanctuaire, la salle de cinéma c’était déjà ça. Au bazar d’électroménager, vous pouvez acheter votre écran plat, mais au cinéma vous trouviez un écran beaucoup plus vaste. Vous allez à la pharmacie pour vous sentir mieux, service que vous rendait déjà le cinéma.

Les balades dans les travées et rayonnages des anciens cinémas part en quête de rencontres (anciens projectionnistes et habitués) et d’indices physiques (les rangées de fauteuils inchangées dans les églises). On peut même penser au fragment culte de l’émission Cinéma-Cinémas en 1990 où Patrick Modiano, errant entre les paquets de lessive et bacs à surgelés d’une supérette de la rue de Sèvres, faisait ré-émerger, par le bercement de sa voix, tout un glamour Cinémonde – Rive Gauche des années 50 enfouis en ces murs. La démarche de Filho n’a pas uniquement la même visée nostalgique. Elle vise à percer un secret plus politique, celui de la salle comme lieu social, et même lieu idéologique. Aussi bien comme lieu de propagande (le Palacio, inauguré à la fin des années 30, cinéma lié au studio UFA, et programmant le cinéma allemand puis nazi pendant la guerre) que de contestation spontanée (les slogans et refrains antimilitaristes du Hair de Milos Forman, passant spontanément de l’écran à la salle du São Luiz à la sortie du film en 1979.

Mais si, dans les années de dictature, la salle de cinéma pouvait se transformer en agora clandestine, est-elle encore, en 2023, un lieu si central dans la société ? Si Portraits Fantômes nous arrive à un moment d’inquiétude sur la pérennité de la salle (après le Covid et l’hégémonie des plates-formes), il le documente évidemment depuis son périmètre volontairement restreint. Mais aux conclusions alarmistes, il préfère affirmer son inépuisable envie pour la fabrication.

Ainsi, la reconnaissance des lieux reste indissociable d’un plaisir créatif. L’approche ludique du cinéaste tient autant d’un situationnisme personnel (goût de la dérive, jeux de mots sur les titres des films affichés sur les marquises monumentales) que d’un plaisir jamais érodé à rapprocher images et sons. Montage urbain et montage cinématographique se nourrissent mutuellement. Ainsi, si le Cine Veneza, théâtre de flamboyantes avant-premières dans les années 60-70 est devenue une encombrante carcasse de béton, on peut y faire à nouveau résonner un magma de bandes-son des blockbusters des années 80 qui y étaient autrefois montrés. La mémoire du cinéma, c’est ce qui reste d’un cinéma, quand il ne fonctionne plus comme cinéma. Somme toute, le film réimplante le cinéma, précisément à l’endroit où il s’est évaporé.

De fait, après le fantôme familial et le fantôme cinéphile, un troisième fantôme s’invite alors à la table. Un fantôme encore plus insaisissable. En écho aux images d’un spectre expressionniste croisé furtivement sur un pont (image au statut volontairement incertain, sans doute saisie à la volée un jour de carnaval, mais qui pourrait tout autant sortir d’une série B d’épouvante), ce fantôme est aussi celui des années sombres, à la fois anciennes et faisant retour (le Brésil sortant à peine des années Bolsonaro). Comment, dès lors, le conjurer ?

Portraits Fantômes n’a pas la prétention de fournir la solution à une inquiétude aussi aigüe. En regard des formidables œuvres de combat qu’étaient Aquarius (2016) et Bacurau (2019), c’est un film ouvertement plus paisible et mélancolique. Il garde néanmoins la même clairvoyance, guidé par la suprême élégance de faire sourdre, entre les interstices de ses images, un précipité très personnel de l’Histoire du Brésil, où le mélange d’époques permet de mieux regarder le futur. Dans une toute dernière séquence, Kleber Mendonça Filho se permet une balade en Uber, où il indique trois destinations différentes sur l’appli, histoire de définir un itinéraire de traverse. A moins qu’il ne s’agisse aussi d’une façon de déjouer l’algorithme, stratégie qui peut aussi valoir contre les injonctions des plates-formes, et facilement extrapolable au plaisir buissonnier de la cinéphilie.


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