Comment on devient écrivain – sur Comédie d’automne de Jean Rouaud
Publié trente-trois ans après son premier livre, Comédie d’automne de Jean Rouaud se propose en apparence de rejouer, avec le recul des ans et la sagesse de l’âge, ce qui s’est passé pour Les Champs d’honneur, prix Goncourt-surprise de 1990. Le titre lui-même suggère cette distance du temps – et du regard – sur un rituel éditorial qui a changé la vie de l’auteur : celui qu’on présentait alors comme le « petit kiosquier de la rue de Flandre », dans le 19e arrondissement de Paris, devenu lauréat du plus important des prix littéraires français, nous invite, dirait-on, à (re)visiter les coulisses du Goncourt, en se moquant forcément de cette « comédie » qui lui a profité, mais où l’on ne saurait négliger la part du hasard, des manœuvres et des malentendus…
La presse qui a accueilli le livre depuis sa sortie, au mois d’août dernier, a souvent insisté, assez naturellement, sur cet aspect quasi-documentaire et toujours d’actualité, avec sa dimension un peu croustillante, le côté « potins de chez Drouant », les saveurs de l’histoire littéraire saisie par le petit bout de la lorgnette. Et c’est vrai que le livre, surtout dans son dernier tiers, peut se lire avec plaisir comme une sorte de témoignage trépidant, souvent ironique, sur les mœurs éditoriales et le fonctionnement d’un certain « milieu » souvent confondu avec sa réalité sociale et parisienne, hyper-centralisée.
Comédie d’automne raconte autre chose, cependant, que les seules circonstances de la consécration d’un écrivain qui publiait donc, à 37 ans, Les Champs d’honneur, son premier roman après des années « laborieuses et obscures », ainsi qu’il les désigne à plusieurs reprises. Comme il l’avait déjà fait dans Kiosque, et dans son premier roman lui-même, Rouaud travaille en vérité la matière autobiographique, dont on dirait toujours qu’il cherche à l’informer : à lui donner une forme qui puisse lui permettre de se distinguer de ses modèles avoués, Chateaubriand d’abord, qu’il vénère, mais aussi Proust, dont il rappelle qu’il ne fut pas le moins habile à manœuvrer afin d’obtenir en 1919 le prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Comédie d’automne, en dépit des apparences, n’est pas un simple livre de souvenirs et d’anecdotes : c’est le récit à nouveau repris d’une vocation individuelle, que l’auteur inscrit dans le tissu d’une histoire plus grande que lui et qu’il ramène encore une fois au cycle des déterminations familiales, culturelles ou géographiques, s’insérant dans la vaste trame des événements collectifs, au rang desquels la guerre de 1914-1918 tient lieu de repère principal.
Le livre s’ouvre ainsi sur le portrait d’un client quotidien du kiosque de la rue de Flandre, Albert, grand bourgeois dont l’écrivain évoque le parcours « dans le siècle », pourrait-on dire, ce qui le conduit par quelques détours à revenir encore une fois à sa propre histoire, et plus particulièrement à la figure de sa mère, dont on pourrait dire qu’elle est ici de nouveau au cœur du récit (après par exemple Pour vos cadeaux ou Sur la scène comme au ciel, deux tomes anciens du cycle du Livre des morts). C’est à elle, en effet, et à ce qu’elle incarne pour lui de valeurs exemplaires, que pense d’abord Rouaud lorsqu’il rencontre soudain le succès : l’épisode du coup de téléphone furtif, presque indécis, qu’il lui donne au moment de l’obtention du Goncourt, dans le tourbillon médiatique commençant, a quelque chose de proprement poignant à cet égard.
On pourrait résumer simplement les choses en disant que, dans Comédie d’automne, Rouaud fait du Rouaud : racontant ce qui lui est arrivé à l’occasion de la publication de son premier roman, il reprend d’une certaine manière la matière de celui-ci, en inscrivant cet épisode de sa vie, le Goncourt inattendu, dans la suite exacte des événements familiaux qu’il traitait de façon romanesque dans Les Champs d’honneur. Et c’est bien, si l’on suit l’exergue qu’il a choisi, emprunté aux Mémoires d’outre-tombe, une posture « chateaubrianesque » : celle du mémorialiste qui croit d’abord, avant tout et presque exclusivement, aux pouvoirs de la littérature pour transfigurer le réel dont nous sommes faits, et auquel nous avons affaire.
À partir de là, il est bien sûr loisible de ne pas adhérer complètement à la façon qu’a l’auteur de surligner la singularité de sa démarche, à la fois esthétique et existentielle, qui valorise une sorte d’identité territoriale et la « mythologise » dans sa geste, vaste et chantournée, des morts de la Loire-Inférieure.… Il arrive en effet à Rouaud de forcer parfois le trait du provincial, ignorant des mœurs germanopratines et faisant figure de naïf exemplaire, uniquement soucieux de son art (donc de sa vie) dans un monde éditorial qui le choisit presque cyniquement, cet automne-là, pour héros bien arrangeant de la saison littéraire. Peu importe : ce qui est vraiment passionnant, c’est sa manière, souvent pleine d’humour, de raconter comment sa vocation d’écrivain, sûre d’elle-même mais en devenir depuis de longues années, a pu se concrétiser par la rencontre d’un éditeur qui le publie à rebours de ses propres principes esthétiques, ou du moins de ce que pouvait représenter Minuit, la maison de Beckett, du Nouveau roman et de Claude Simon, auréolé à l’époque de son frais Nobel (reçu en 1985), dont on s’amuse de lire les réactions ici racontées par Rouaud.
Ce qui est beau, dans ce portrait de Jérôme Lindon, c’est son caractère absolument nuancé.
L’ensemble du récit est ainsi suspendu à une question qui, à sa manière, interroge l’ensemble du système éditorial : l’auteur des Champs d’honneur serait-il devenu « officiellement » écrivain si les circonstances ne lui avaient fait rencontrer Jérôme Lindon, à la fin des années 80 ? Rouaud explique en détail comment il écrivait depuis longtemps, déterminé et confiant, ayant précisément choisi l’activité de kiosquier parce qu’elle lui laissait le temps de se consacrer à la littérature… mais il n’est pas sûr, avoue-t-il lui-même, que son destin eût été celui d’un écrivain s’il n’avait rencontré le patron des Éditions de Minuit. C’est là l’espèce de paradoxe, assez extraordinaire, au centre de Comédie d’automne, qui nous rappelle simplement qu’un éditeur est d’abord un (excellent) lecteur : découvrant le manuscrit de Rouaud, total inconnu encore encombré de ses ambitions « modernistes », Lindon lui conseille d’abandonner les effets inutiles, et tout ce qui pourrait s’apparenter à une écriture « Minuit » première époque… Il va presque jusqu’à lui donner une leçon de classicisme, et lui enjoint en tout cas de ne pas brider ce qu’il sent, même avec hésitation, être une voix propre : celle d’un pur romancier, non d’un théoricien soucieux de complaire à des modèles.
Ce qui est beau, dans ce portrait de Jérôme Lindon qui complète d’une certaine façon ceux proposés récemment par son fils Mathieu et naguère par Jean Echenoz (dans Une archive et Jérôme Lindon), c’est son caractère absolument nuancé : l’éditeur, personnage complexe et intimidant, à la fois pingre et attentionné, directif et cordial, n’est pas si « sûr de son coup », mais comme tout éditeur, il aime les coups… on le suit donc avec une certaine ferveur dans l’espèce de pari changeant qu’il lance sur la littérature, et qui se révélera en définitive gagnant, du fait du formidable succès critique et public des Champs d’honneur, avant même l’obtention du Goncourt.
Le Prix est évidemment une sorte d’apothéose, et l’occasion pour Rouaud de livrer une chronique particulièrement vive de la saison automnale qui voit les maisons d’édition manœuvrer auprès des jurys et s’agiter pour essayer de tirer leur épingle du jeu. L’écrivain peut se montrer cinglant dans ses jugements, mais n’est pas cruel, même quand il raconte la déconvenue de celui qu’il appelle « le Favori », en qui on reconnaît Philippe Labro, lequel aurait dû obtenir le Goncourt cette année-là mais en a peut-être « trop fait » pour que son élection ne parût suspecte, ce qui profita donc à l’auteur des Champs d’honneur. Il y a sans doute une part d’exagération dans l’opposition un peu rhétorique construite ainsi entre Labro, homme de pouvoir confirmé, et Rouaud, jeune écrivain désintéressé, mais les choses sont racontées de telle façon que le regard reste exempt de toute méchanceté rétrospective.
Quand il évoque la photographie de groupe avec les « finalistes » présents dans la short list du Goncourt de cette année-là, l’écrivain glisse ainsi rapidement de cette scène anecdotique (mais authentiquement drôle) au portrait du photographe engagé pour la circonstance, à l’initiative de France Soir : Robert Doisneau en personne… et on a l’impression que Rouaud s’échappe alors avec plaisir de son sujet, pour commencer à raconter une autre histoire, celle d’une amitié naissante avec un artiste aîné qu’il admire et va lui permettre de vivre des moments formidables.
Cela ne suffit pas forcément à faire de la littérature, mais quand au goût pour celle-ci s’associe le sens, assez simple au fond, du lien possible avec les gens, quelles que soient leurs origines, cela donne tout de même de très bonnes pages… et des pages, répétons-le, où il arrive souvent que l’on rie ou sourie, quand par exemple une vieille dame confond l’auteur avec le chanteur Hervé Vilard (on se dit qu’elle avait plutôt un bon œil …) ou que celui-ci raconte avec une autodérision imparable ses expériences pour le moins mitigées de lecture en public. Des pages aussi qui peuvent franchement émouvoir : ainsi, le portrait-hommage du regretté Bernard Rapp est-il plein de délicatesse, lui qui fut le premier à inviter l’auteur, encore inconnu, à son émission Caractères en remplacement d’Apostrophes. Un peu bêtement, alors, on aurait envie d’une chose toute simple : remercier Jérôme Lindon d’avoir permis à Jean Rouaud de publier des livres – ce qui, après tout, reste la façon la plus sûre de devenir écrivain.