Cinéma

Exécution capitale – sur The Killer de David Fincher

Critique

Film énergique au fétichisme fincherien exacerbé, The Killer prend à contre-pied les représentations des tueurs à gages stoïques et robotiques. L’assassin, incarné par Michael Fassbender, est une machine à se tuer elle-même, prise dans le vertige d’une irrésistible perte de contrôle, d’une dérive quasi-érotique de l’ordre vers le chaos.

«Stick to the plan ». C’est ce que répète, de manière obsessionnelle, le tueur sans nom du nouveau film de David Fincher, disponible sur Netflix.

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Sorte de mantra, l’expression témoigne d’une détermination qui vire bien souvent à l’entêtement maladif. L’assassin incarné par Michael Fassbender la ressasse en voix-off comme un slogan publicitaire, dans les moments où il se retrouve dans une situation décisive durant laquelle tout peut potentiellement basculer.

Le générique d’ouverture du film est à l’image de la formule : bref, concis et tape-à-l’œil, montrant par l’entremise de plusieurs volets clinquants l’arsenal et les accessoires du personnage principal. Cette entrée en matière rappelle la formation publicitaire de Fincher, qui a fait ses armes, dans les années 1980 et 1990, du côté du vidéoclip musical et de la réclame télévisée, sous l’étendard de la boîte de production qu’il a cofondée, au nom sans équivoque de « Propaganda Films ». The Killer renoue à première vue avec ces débuts : comme un pubard ou un influenceur, le tueur ne cesse de promouvoir son mode de vie par l’entremise d’une petite collection de punchlines superficielles au cynisme assumé. « I… Don’t… Give… a… Fuck…», annonce-t-il par exemple au moment d’exécuter froidement l’une de ses cibles.

Dans la même optique, Fincher réalise ici un film au fétichisme exacerbé. L’extrême précision de sa mise en scène et son style aiguisé exaltent les gestes et mettent en valeur les outils ainsi que tous les petits détails qui composent le quotidien de l’assassin. Lunettes télescopiques, gants en cuir, fausses cartes d’identités et autres gadgets en tout genre : les packshots sont légion dans The Killer, en particulier dans sa longue scène d’ouverture, centrée sur l’attente du retour d’une cible dans un immeuble haussmannien à Paris, non loin du Panthéon.

L’efficacité redoutable de l’auteur de Fight Club (1999), The Social Network (2010) et de Gone Girl (2014) se conjugue par conséquent à celle du personnage principal, professionnel méthodique dont la froideur clinique confine parfois à la sociopathie. La figure du tueur en série, qui a occupé bon nombre de ses films précédents (de Seven (1995) à la série Mindhunter (2017) en passant par Millénium : Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes (2011) et Zodiac (2007), est alors remplacée par celle du tueur à gage. Le meurtre est devenu un métier en soi, avec une carrière dont les fluctuations font récit.

Sous la surface publicitaire de ce récit vantant les contours d’une existence machinique se cache un véritable attrait du déraillement et du dérèglement.

Librement adapté de la bande-dessinée française Le Tueur de Matz et Luc Jacamon (2008), le film avance étape par étape, suivant un parcours rigoureusement chapitré et cartographié. Après Paris, le tueur part en République Dominicaine puis rejoint la Louisiane, la Floride, New York et enfin Chicago. Ultra-mobile, détaché et évanescent, le personnage est à l’image de la radicale vélocité du cinéma récent de Fincher qui, par sa forme autant que par les thèmes auxquels il se branche depuis quelques années (médias, complots, surveillance), se place au centre de la matrice contemporaine, à l’intérieur même du réseau, mais s’en démarque simultanément – comme un logiciel espion.

Car sous la surface publicitaire de ce récit vantant les contours d’une existence machinique où l’empathie est proscrite se cache un véritable attrait du déraillement et du dérèglement. The Killer n’est pas une tragédie à la Michael Mann, avec ses professionnels condamnés à subir en ligne droite leur destinée ultra-moderne. Il s’agit plutôt d’un film ludique, aux contours volontiers depalmiens, qui se focalise sur ce qui peut potentiellement faire vaciller le quotidien millimétré du tueur. La voix-off omniprésente témoigne certes d’une forme de contrôle et d’auto-réflexivité sans pareille ; elle dépeint surtout un personnage sur la brèche, instable car isolé, que Fassbender connaît bien, quelque part entre ceux qu’il jouait dans Shame (2011), Cartel (2013) et Assassin’s Creed (2016).

L’issue du premier assassinat montré dans le film contraste de cette façon avec ses minutieux préparatifs. Après des jours d’attente et de mise en place, le tueur a beau avoir parfaitement ajusté sa mire et sa position en vue du tir fatidique, il finit par manquer sa cible, la faute à une victime collatérale venue se mettre entre lui et l’homme qu’il devait abattre pour le compte d’un client anonyme. Dans Gone Girl, déjà, une simple chute de billets lors d’une partie de mini-golf forçait le personnage d’Amy (Rosamund Pike) à revoir son plan et son itinéraire jusqu’à se rendre, en dernier recours, chez l’un de ses anciens amants.

Le récit s’organise dans The Killer à partir d’un même dysfonctionnement, qui s’avère à la fois imprévu et profondément désiré : à la manière d’Amy, le tueur aime autant suivre son plan initial que créer et improviser de nouvelles situations. Comme il le raconte en voix-off au début du film, la mission inaugurale qu’il doit remplir est d’une banalité sans nom, et son échec la rend de facto plus stimulante. À l’assassin de changer ainsi de plan après avoir découvert, une fois rentré chez lui en République Dominique, sa compagne ruée de coups en guise de représailles pour son contrat non-honoré.

Fuite autant que chasse à l’homme, l’intrigue suit les déplacements du tueur en quête des deux malfrats ayant battu sa compagne. L’assassin remonte d’abord à la source du contrat, en confrontant son propre employeur, chez qui il finit par trouver les coordonnées des deux personnes qu’il recherche. Sa quête vengeresse l’amène à voyager en permanence, le long d’une trajectoire narrative à la fois claire et sinueuse : si contrairement aux derniers films de Fincher, The Killer adopte les contours modestes d’une série B, avec une progression en apparence linéaire, l’avancée du tueur ne se fait jamais sans une série d’accrocs et de micro-accidents.

Il en va ainsi de l’un des passages à Paris, où le personnage quitte l’appartement dans lequel il vient de manquer sa cible pour se rendre au plus vite à l’aéroport. Alors que la moto glissait avec fluidité et sensualité sur l’asphalte des routes suédoises dans Millénium, elle bute ici contre le relief des pavés parisiens. Au gré de dérapages et d’aller-retours chaotiques dans les rues de la capitale, le tueur tremblote et fait l’épreuve d’un environnement qui le met en difficulté. La caméra, à son tour, adopte pour la première fois des mouvements beaucoup plus erratiques, le dérèglement du personnage contaminant la mise en scène elle-même.

Celle de Fincher se trouve pourtant aux antipodes de ce genre de séquences tumultueuses et visuellement troublées. La « maîtrise technique » et la limpidité qui ont fait la renommée de ses films (et aussi nourris de nombreuses critiques à son égard) se reposent habituellement davantage sur un cadrage méticuleux, avec entre autres une myriade de tracking shots où la caméra se synchronise, par l’entremise de panoramiques courts et précis, aux gestes des personnages, des plus infimes hochements de tête jusqu’au moindre changement de posture.

« Stick to the plan» ? Fincher, lui, le fait vaciller à maintes reprises, dans des séquences qui en deviennent particulièrement tranchantes et abruptes.

Si ces tracking shots caractérisent encore ici la plupart des mouvements du film, le recours parfois ostentatoire à une caméra portée a de quoi surprendre. Lors des scènes de fuite ou d’affrontement, Fincher assouplit son style et s’ouvre en effet à une forme beaucoup plus tourmentée, comme s’il s’agissait de laisser entrer quelques grains de sable dans sa machine parfaitement huilée. Or, dans ce cinéma de l’ultra-synchronisation (du son, de l’image et des corps avec les flux du contemporain), le moindre frémissement apparaît comme un séisme. Quelque chose tremble sous la mécanique parfaite du monde moderne, et menace de le fissurer.

« Stick to the plan» ? Fincher, lui, le fait vaciller à maintes reprises, dans des séquences qui en deviennent particulièrement tranchantes et abruptes. C’est par exemple le cas d’une scène intense de corps-à-corps nocturne qui prend place dans une maison en Floride, domicile du premier malfrat ayant battu la compagne de l’assassin. Le tueur y est surpris par le jaillissement, depuis le hors-champ, de sa cible, colosse sous stéroïdes dont chaque coup de poing semble pouvoir faire trembler la terre entière. La brutalité de la séquence doit alors autant au spectacle des corps détruisant tout sur leur passage qu’aux importantes vibrations d’une caméra ayant complètement perdu pied, prise de court par la tournure des événements.

Il en va de même lorsque le tueur fait la rencontre de sa deuxième cible principale, incarnée par Tilda Swinton (après le titan : le vampire). L’actrice britannique retrouve Fincher quinze après L’Étrange Histoire de Benjamin Button (2008) pour une scène de repas en forme de banquet empoisonné. À la suite d’un champ-contrechamp typiquement fincherien, où la confrontation se joue dans les plis de chaque changement de plan, d’infimes variations perçant la banalité apparente du découpage, les deux personnages sortent à l’extérieur pour en finir. La caméra de Fincher se met alors à tressaillir et retranscrit l’expérience d’un passager mais séduisant vertige, que le cinéaste n’a cessé de mettre en scène film après film : celui d’une irrésistible perte de contrôle, d’une dérive quasi érotique de l’ordre vers le chaos.

C’est par cette étonnante (mais logique) inflexion formelle que ce nouveau long-métrage puise entre autres sa singularité dans la filmographie de Fincher, quand bien même il en constitue ailleurs une sorte de réduction à l’os, voire de synthèse en mode mineur. Dans le sillage direct de Millénium, son chef-d’œuvre, The Killer est de fait un pur film de circulation, d’une clarté et d’une fluidité rares, mais il s’affirme dans le même temps comme un film de déviation mâtiné d’une sorte d’étrangeté assez insaisissable, à la manière de l’incompris Mank, sorti fin 2020 dans une indifférence polie.

La bande-son de The Killer incarne à elle-seule cette étrangeté palpable. Lorsqu’elle n’est pas occupée par la voix-off du tueur, elle se focalise sur des sources sonores secondaires en leur donnant une place prépondérante dans le mixage et le montage son. Chaque bruitage fait l’effet d’un surgissement improbable, les éléments sonores n’étant plus hiérarchisés par la loi de focalisation (difficile, parfois, de savoir d’où s’écoute le film). Lors d’une scène d’aéroport, non-lieu réticulaire et fincherien par excellence (on se souvient de la fin, virtuose, de Millénium), les appels pour embarquement se juxtaposent dans un mélange quasi impressionniste aux battements des portiques de sécurités et au bruissement sourd de la foule qui navigue dans les allées.

De la superbe bande originale signée Trent Reznor et Atticus Ross à l’organisation réticulaire des bruitages, le son de The Killer incarne quelque part l’appel du dérèglement pris en charge, ailleurs, par l’usage de la caméra portée au détriment des travellings sur rails et des panoramiques d’accompagnement. À la fois interne et externe au personnage principal, la bande-son renvoie en somme à sa nature de robot malade et dysfonctionnel – comme l’était quelque part le personnage de Mark Zuckerberg dans The Social Network. À savoir une sorte d’androïde surdoué mais déréglé, au centre et à la marge du réseau, toujours dans une maîtrise de surface pour compenser la solitude qui le ronge et l’abîme dans laquelle il a élu domicile.

Avatar d’un capitalisme assassin et auto-destructeur, le « killer » est d’une efficacité redoutable mais semble à tout moment pouvoir imploser de l’intérieur. Machine à se tuer elle-même, comme les téléphones et les objets numériques qu’il pulvérise aussitôt après les avoir utilisés, l’automate fincherien finit à ce titre sa course dans un décor de carte postale pourri de l’intérieur, aux côtés de sa compagne scarifiée. Comme pris au piège de ce simulacre figé qu’il a lui-même édifié, où règne l’odeur de la mort et cadavres qu’il a fallu empiler pour en arriver là.

« Une bonne exécution, c’est capital », souligne d’ailleurs judicieusement l’accroche – publicitaire – d’un film en forme d’auscultation macabre du contemporain.

The Killer, un film réalisée par David Fincher, disponible sur Netflix le 10 novembre 2023.


Corentin Lê

Critique, Rédacteur en chef adjoint de Critikat

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