Littérature

Comme dans un grand livre d’heures – sur En invité de Peter Kurzeck

critique

La mort à 70 ans de Peter Kurzeck aura interrompu au troisième volume Le Vieux Siècle, une chronique du XXe siècle prévue au départ en douze livres. C’est ce dernier opus, En invité, qui paraît enfin aujourd’hui en traduction française, toujours sous la plume de Cécile Wajsbrot : Kurzeck y dévoile fidèlement le visage d’une vie à Francfort depuis les années 80 jusqu’à sa mort en 2013.

Disparu il y a dix ans, en 2013, né soixante-dix ans plus tôt, en 1943, dans les Sudètes (aujourd’hui en Tchéquie), Peter Kurzeck avait un projet-monde, un projet fou, un projet total : un cycle de douze livres baptisé Le Vieux Siècle, dans lequel il consignerait sa vie, la vie, celle de son Allemagne et de son temps, la seconde moitié du XXe siècle.

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La mort l’a empêché d’achever ce vaste chantier. La France a la chance d’avoir deux de ses volumes traduits par les éditions Diaphanes. Voici le troisième, publié par L’Extrême contemporain : il est intitulé En invité et on y est happé, invité en effet, au bord du monde et pourtant au cœur de la ville de Francfort là où vivait l’écrivain dans les années 1980.

Commençons par un pas de côté avant d’essayer de restituer un peu du génie de Peter Kurzeck. Saluons sa traductrice, Cécile Wajsbrot : elle a traduit les deux volumes précédents, Un été sans fin (2013) et Un hiver de neige (2018), deux titres qui soulignent la saisonnalité, la répétition, une manière d’éternité ou d’éternel retour, et elle signe la traduction de celui-ci, En invité. Travail remarquable, sans la moindre faute ni la moindre fausse note ; entreprise au long cours, liée à engagement et une conviction : Peter Kurzeck est une des grandes voix du siècle dernier, si sourde, si forte qu’elle déborde sur le nôtre et continuera sa crue.

Le fil directeur d’En invité est simple, parfaitement modeste et pourtant d’une folle ambition parce que follement risqué pour qui n’en a pas les moyens : Peter Kurzeck a décidé de chroniquer le plus fidèlement possible sa vie à Francfort au début des années 1980 – « Comme dans un grand livre d’heures ouvert. Le présent. Moi en invité. » Moi, c’est donc ce narrateur-auteur qui a une épouse, Sibylle, dont il vient de se séparer, et une fille, Carina, quatre ans, puis quatre et demi, cinq ans, etc. « Mon enfant, ma fille » l’invoque-t-il au gré de ses allers-retours au kindergarten, au gré de son affection de père, de l’évidence de son attachement pour ce petit être, pour ses jouets et ses jeux, ses repas, pour la régularité auquel oblige un enfant, pour la vie qui continue, la transmission. Dans ce lien père-fille, se mêlent un présent ordinaire, sécurisant, et, peut-être, un avenir, ou une esquisse d’avenir.

Car la chronique de Kurzeck n’a rien de l’aspiration à un ailleurs. Elle se déroule hic et nunc. L’écrivain observe, consigne, transcrit minutieusement, soigneusement, mais singulièrement, suivant un rythme et une musique qui lui vient d’une syntaxe rarement vue : le fait est que son écriture se passe largement de verbes. Il faut imaginer des lignes et des lignes dépourvues de cette cheville langagière qui actionne la phrase et traduit le mouvement. Il s’ensuit souvent l’impression d’un tableau pointilliste, piqué de sons et de couleurs, de touches, de noms qui correspondent à des objets, des silhouettes, des êtres, humains ou autres. La ponctuation de Kurzeck est très fournie ; les phrases nominales dominent, et encore, on ose à peine parler de « phrase » tant celle-ci est renouvelée, ou rebattue, ou inédite.

La langue, le langage nous contraint. Comme le temps.

Bien sûr il faut nuancer : il va de soi que l’écrivain ne s’interdit pas totalement les verbes. Des verbes, il y en a parce qu’il y a chez Kurzeck de la pensée, de la mémoire, du temps qui passe et se fige, qui gèle et qui fond, une météo du temps. Il y en a aussi parce que c’est impossible de s’en défaire complètement au fil de 300 ou 400 pages ; nous ne sommes pas entièrement maître de la langue, elle est aussi maître de nous, déjà structurée. La langue, le langage nous contraint. Comme le temps. Mais Peter Kurzeck privilégie l’infinitif, créant un effet de suspension et de disparition du sujet étonnant, alors même qu’il, sujet, se voit, lui, sa famille, ses amis, les gens, allemands et non allemands, venus d’ailleurs et témoins du monde entier.

L’air de rien, parce que la vie est ainsi faite, des dates apparaissent, les jours s’écoulent, des séquences se forment, pas seulement des natures mortes ni la juxtaposition d’objets usuels ou inattendus. La prose s’anime. Reviennent des souvenirs de la vie plus jeune, d’une enfance pauvre et villageoise, mais aussi de la vie avec Sibylle et de la dèche, de déménagements difficiles, compensés par la solidarité d’amis aussi peu fortunés. Apparaît l’autre versant de l’Allemagne que l’on a dit rutilante et jouissant du miracle de l’après-guerre : son versant économe, humble, plus discret et sans doute plus pérenne. « Loyer, note de gaz, lait, beurre, pain », écrit Kurzeck, comme un pense-bête écrit à la main, toujours le même.

Alors que des références contemporaines ponctuent la chronique, se dégage un sentiment de permanence qui défie l’ordre du calendrier. Un jour, à un carrefour, avec sa fille à la main face à l’hôtel Höchster Hof, Peter Kurzeck écrit et décrit (avec des verbes mais sans pronom) : « Se dresse dans le vide d’un après-midi d’après-hiver et attend que les diligences avancent. » « Diligences » : le mot n’est pas dû à une hallucination ; il est dû au regard de Kurzeck qui porte en lui le passé, qui abolit le temps, la mort. L’écrivain voit sous le vernis de la modernité et du progrès, il capte ce qui s’efface, ce que nous effaçons. Le Francfort qu’il arpente porte encore des empreintes de la guerre, pas seulement de la Seconde Guerre mondiale, de la Première et de celles qui l’ont précédée, « une guerre qui n’a jamais cessé », écrit cet homme né dans les Sudètes, région dont la reprise par le Troisième Reich en 1938 mènera là où l’on sait. Fait remarquable, pas un nom de chef, de responsable ni de coupable n’apparaît. Pas de causes. L’Histoire au sens classique semble absente, mais le passé est là, alourdissant la voile du présent.

La lecture d’En invité avance de même, entre veille, demi-sommeil et déréalisation.

Cette absence de logique explicative contribue à la particularité de la chronique de Kurzeck, à sa beauté, son universalité. L’écrivain n’a aucune considération d’ordre idéologique, politique, sociologique, ni même psychologique. Il ne justifie pas, ne déduit rien, ne juge jamais, se dépossède de tout savoir, demeure neutre, et de bout en bout. Sa chronique dit la vie, l’existant, l’ainsi. Les travaux, les jours, les soucis, la condition humaine, la paix enceinte de la guerre.

« Grandi dans un village où les gens à l’époque ne savaient pas parler à des étrangers et moi là-bas aussi étranger. C’est pourquoi ensuite écrivain. » Pourquoi l’évidence de ce lien, étranger donc écrivain ? Pourquoi la réponse par l’écriture, le désir de tracer, retracer, transcrire, et cette prodigieuse aptitude à y parvenir, à écouter ses sens, ses songeries, traduire ce monologue qu’on entend en soi, cette voix qui vous hante ?

Plus la chronique avance, plus le réel menace de se fissurer, l’habitude n’empêche pas la dissociation, les troubles de la perception. Un soupçon de folie rôde, conjuré par la discipline, écrire, occuper le temps et l’arrêter, égrener les heures, faire ses gammes et les varier à l’envi. « Comme dans un grand livre d’heures ouvert » disait-il. Chez Peter Kurzeck, la vertu thérapeutique de l’écriture va avec une dimension contemplative sans dieu et le rappel d’un temps où l’on composait en copiant et recopiant avec une habilité prodigieuse.

« L’eau de mon bain. Lire Tolstoï. Un petit somme. J’ai chaud dans mon sommeil. Et puis le vasistas grand ouvert et – comme si la chambre s’en allait, comme si toute la charpente partait en filant avec moi – l’air de mars qui pénètre en un large flux continu. »

La lecture d’En invité avance de même, entre veille, demi-sommeil et déréalisation. On s’y coule avec délice, emporté par la langueur du quotidien, par la beauté de cette prose aux attaches inusitées, sa virtuosité d’une exquise discrétion. Le présent se répète, journalier, modifié par d’imperceptibles détails, infiniment, nuitamment, rassurant et immanent, puis soudain se dérobant – une seconde de vide angoissant.

Peter Kurzeck, En invité, traduit de l’allemand par Cécile Wajsbrot, 398 pages, éditions L’Extrême contemporain, 26 €.


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

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