Écologie de la matière première – à propos de livres d’Éric Rondepierre
« Considérer les limites comme une épaisseur et non comme un trait. »
Gilles Clément, Manifeste du tiers paysage
La surprenante actualité du travail d’Éric Rondepierre tient sans doute à son obsession pour le traitement des restes, des déchets, des choses et des êtres laissés pour compte de la « chaine de valeur ».
Sans jamais négocier la singularité de ses choix, l’artiste polyvalent explore continument les réserves, caches, lieux de stockage, arrière-plans, archives, supports temporaires, collections de cinémathèque non pour en extraire des éléments mal répertoriés ou des pépites miraculeuses, mais pour en recycler le matériau. La justesse et la vitalité de ses choix s’originent peut-être dans son propre parcours de vie : une enfance « placée » — c’est-à-dire « déplacée » — qui fait de toute une vie un effort d’alchimiste ou de conversion des valeurs, ou encore de retraitement de la matière « déchue » des « déchets » : le terme est employé pour désigner les enfants incarcérés dans La Maison cruelle (Mettray, 2021).
On sait bien que, dans l’art contemporain très souvent, « la fausse monnaie chasse la bonne » (André Gide) : dans l’œuvre d’Éric Rondepierre, la valeur se construit à partir de ce qui dans la communauté a épuisé valeur d’usage et valeur d’échange — ou bien, n’existant pas tout à fait (l’entre-deux images par exemple), n’en a jamais eu… En se penchant sur un matériau qui peut sembler furtif (le passage d’une image à l’autre sur un DVD), inerte (supports au nitrate d’argent du cinéma muet), stérilisé par l’industrie du cinéma (plans serrés de stars), ou dégradé par la précarité du médium (les « images » de la télévision numérique – voir DSL), Éric Rondepierre ne semble pas appliquer une règle extérieure arbitraire, telle que s’en donne la descendance de l’Oulipo[1] dans l’art contemporain et ses suiveurs : il prend la décision personnelle de travailler ce matériau corrompu, selon une logique qui est davantage celle du « dilettante » se méfiant, à la suite de Paul Valéry, de « l’acte voulu », et des « actes prédéterminés d’une façon générale par le modèle à copier »[2].
Recyclage
La logique de la reprise et du recyclage s’écarte des pratiques ordinaires de retraitement des déchets, consistant à déconstruire et fragmenter à l’infini le produit fini pour fabriquer tout autre chose selon une vague relation métonymique (faire des revêtements d’autoroute avec des pneus recyclés), tout en dépensant le plus d’énergie possible (fabriquer des bouteilles en plastique à partir de billes en plastique issues de bouteilles en plastique). Bobines de films anciens, images numériques ou argentiques, décors fragmentaires de cinéma (Rear Window, 2014[3]), Éric Rondepierre aborde ce matériau usagé comme une vraie matière première, sans préjudice de sa valeur historique, culturelle, ou institutionnelle : ce qu’il photographie à l’intérieur des musées, ce sont les… fenêtres (Exit). Ainsi, ce que tout un chacun conçoit comme un produit achevé, est placé au commencement d’un processus : photogrammes de Moires (1998), miraculeusement ornementés par des moisissures et des oxydations, liquéfaction-floraison « picturale » des portraits de f.i.j. (2019), intégration de corps non contemporains dans des images (Exit), ou reprise improvisée d’un tube de Jacques Brel (« La même chose »[4]), Éric Rondepierre se souvient de l’époque où « la terre était vide et vague », et reprend tout au commencement non, refait de tout un commencement — comme si la souveraineté de l’artiste résidait dans cette possibilité de refaire la séparation de la terre et des eaux. À sa suite faisons comme si.
Frontières
Alors exercice critique ? narration autobiographique ? Réappropriation du travail critique exercé par d’autres sur son œuvre ? Visite d’atelier ? Présentation de ses travaux ? Un peu tout cela en même temps. Les deux livres que publie Éric Rondepierre aujourd’hui sont à la fois une évocation très concrète de son parcours, la présentation d’une méthode qui est aussi un « art de vivre » — « j’appris très tôt à déborder », confie-t-il, et la continuation de l’exploration — dans le magnifique « Musée » clôturant le volume. Pour entrer dans l’œuvre, il faut consentir au floutage de la frontière entre fiction et réalité — à l’idée que les fictions ont un pouvoir modélisateur aussi puissant que les événements effectivement advenus. Laura l’explique à son professeur : « J’ai choisi le cinéma parce que je ne vois pas pourquoi une production imaginaire n’aurait pas autant de pouvoir sur nos sentiments, notre réflexion et notre corps que n’importe quel événement soi-disant réel. »[5]
C’est pourquoi les livres d’Éric Rondepierre sont en même temps des productions « transgenre », dont le risque est mesuré sur l’expérience personnelle, et un vagabondage dans son laboratoire : « les images appellent d’autres images, des récits s’enclenchent, des lieux apparaissent. » L’hétérogénéité de surface faisant indice d’un modus operandi que l’on comprend à la lecture, il faut consentir à cette exploration sans règle bien connue ou normée par les jeux du genre. Détour par l’enfance des jardins proustiens (« Le Jardin »), incrustation de photographies anachroniques (« La Zone » p. 31), c’est aussi l’hybridation des espèces qui est en jeu de manière parfois très radicale : dans la série « Loupe dormeurs », la photographie est composée matériellement par le texte d’un roman (les 156 000 signes de Dormeurs) — ce que l’on ne comprend qu’en approchant de l’image (présentée p. 82). Cas paradoxal d’« adaptation » parfaite du texte à la photographie (puisque celle-ci est composée exclusivement du roman entier). C’est encore la décomposition « charnelle » de l’image numérique mélangeant photographie / peinture / cinéma — quand le tirage photographique redonne son aura à une image numérique mondialisée mais redevenue peinture (DSL ; fij).
Ces cas difficiles à décrire constituent des dispositifs visuels d’une évidence très prenante, parce qu’elle concerne les limites de l’expérience de chacun.e d’entre nous : l’artiste convertit lisières et seuils en zones de contact, la personnalité attachée au visage en grimace égarante et sans identité. Intervalle entre deux photogrammes, séparation entre le dedans et le dehors (voir la très belle « stance »), il s’agit de convertir en objet du regard ce qui fait normalement cadre, obstacle, ou vecteur de ce regard.
Sortie
Dans le même temps, Éric Rondepierre opère volens nolens le sabotage des grands récits et grands projets du contemporain : le numérique et les « intelligences artificielles » pour tout le monde, la communication intégrale et ininterrompue, la fausse monnaie des bavardages éco-techno-logiques. En effet, l’artiste retourne en quelque façon les techniques de présentation et de représentation contre elles-mêmes, y compris la numérisation : en travaillant sur des « accidents de la matière ou du système » sur des DVD, les portraits d’f.i.j. donnent consistance charnelle et organicité à des images numériques, refaisant l’histoire de l’art à l’envers, à travers « la reconstruction d’un portrait pictural par les moyens du numérique. » (fij 29). La technique alors « fait de l’accident une substance. », et de l’accidentel « [s]on pinceau », de sorte que « les photos de F.I.J ou D.S.L. sont de la peinture (ou la continuation de la peinture par d’autres moyens). » (fij 38) Dans ces images opèrent en même temps une défiguration très hygiénique (il s’agit de faire fondre et dégouliner la cire des visages de stars), et une incarnation paradoxale : épaisseur, profondeur organique — mais d’organes inédits dans l’histoire de l’espèce humaine, et de formes inédites, étrangement « personnelles », dans l’histoire de l’art.[6] À regarder ces images (comme on regarde un tableau) on se prend à imaginer une progression alternative de l’art contemporain et des techniques.
Ce mécanisme d’inversion est très actif dans l’œuvre — mais peut-être ce qui importe serait davantage l’énergie libérée dans l’opération, la liberté afférant à l’échappement — depuis les « sorties » du jeune pensionnaire allant au cinéma avec sa mère : « La sortie était aussi une entrée, d’où je sortais pour rentrer à nouveau dans l’établissement. » (Exit p. 24) Cette phrase vaudrait pour décrire le plan fascinant de Manège (2009), mis en boucle pour constituer un court métrage de huit minutes : un personnage entre dans un bar, et le traverse d’un pas élastique pour sortir par la porte du fond. Le plan parfaitement raccordé s’enroule sur lui-même, comme les deux reprises enchainées d’Israel Kamakawiwo’ole faisant l’accompagnement musical : « Always, over the rainbow » et « What a wonderful world » confèrent à cette action muette, nue et sans visage, une puissance onirique sidérante — l’entre-deux portes de toutes les histoires possibles.
Déboitements
« On apprend très tôt à décalquer, puis à colorier sans déborder ». Dans sa « Théorie de la grimace » (dernier texte de Facéties), Éric Rondepierre explique comment il a fait du « débordement » un « art de vivre, un métier, […] presque une vocation. » La force centrifuge du débordement alimente les gestes les plus ambitieux. Soustraire une image à sa série d’origine peut sembler anodin, ou simplement saugrenu : Éric Rondepierre aime à raconter avec quelle circonspection amusée il était accueilli pour ses investigations dans les archives de cinémathèque. Mais c’est surtout un geste d’une extrême radicalité. Alors que, depuis Aristote jusqu’aux sciences cognitives mobilisées par les théoriciens de la fiction, toute notre culture nous enseigne les vertus de la mise en intrigue et des modélisations fictionnelles bien préparées, Éric Rondepierre interrompt la procession des photogrammes pour soustraire une image à la cohorte qui lui donne son statut, son état civil et sa fonction : choisie pour sa non conformité, son défaut, il la déplace et la met en relation avec autre chose, sur un autre support (Moires, 1998), reconfigurant tout à fait sa force imageante et sa capacité de vivre une autre vie. C’est dit autrement dans Exit : « J’en viens même à penser que ce refus du film qui constitue l’image est la grande affaire. Elle est le centre du film, et peut-être est-elle un instant ce que le film, de loin, ignore. » Dehors, la nuit est gouvernée : c’est pour cette raison sans doute qu’il faut sortir. En extrayant les images des salles obscures, ce mécanisme oppose à la logique sédentaire du récit cinématographique l’invitation à quitter pays, parenté et maison du père, pour le pays qui nous sera indiqué. On sait depuis Arthur Rimbaud et René Char que telle est la mission de la poésie : « elle enseigne le pays en se décalant ».