Littérature

Écologie de la matière première – à propos de livres d’Éric Rondepierre

Critique

Arpenteur de la vie quotidienne et de certaines productions culturelles (archives, flux numériques, images machinées), l’artiste et écrivain Éric Rondepierre s’emploie depuis 30 ans à désartificialiser la culture – pour restituer à ce biotope mal connu une force vitale qu’il n’a jamais connue. Dégoudronner les autoroutes du prêt-à-voir – et regarder comment ça pousse : l’artiste publie aujourd’hui deux livres « trans-genres » combinant texte, images, documents, mais aussi réflexion, analyse de ses propres travaux, et propositions nouvelles.

« Considérer les limites comme une épaisseur et non comme un trait. »
Gilles Clément, Manifeste du tiers paysage

La surprenante actualité du travail d’Éric Rondepierre tient sans doute à son obsession pour le traitement des restes, des déchets, des choses et des êtres laissés pour compte de la « chaine de valeur ».

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Sans jamais négocier la singularité de ses choix, l’artiste polyvalent explore continument les réserves, caches, lieux de stockage, arrière-plans, archives, supports temporaires, collections de cinémathèque non pour en extraire des éléments mal répertoriés ou des pépites miraculeuses, mais pour en recycler le matériau. La justesse et la vitalité de ses choix s’originent peut-être dans son propre parcours de vie : une enfance « placée » — c’est-à-dire « déplacée » — qui fait de toute une vie un effort d’alchimiste ou de conversion des valeurs, ou encore de retraitement de la matière « déchue » des « déchets » : le terme est employé pour désigner les enfants incarcérés dans La Maison cruelle (Mettray, 2021).

On sait bien que, dans l’art contemporain très souvent, « la fausse monnaie chasse la bonne » (André Gide) : dans l’œuvre d’Éric Rondepierre, la valeur se construit à partir de ce qui dans la communauté a épuisé valeur d’usage et valeur d’échange — ou bien, n’existant pas tout à fait (l’entre-deux images par exemple), n’en a jamais eu… En se penchant sur un matériau qui peut sembler furtif (le passage d’une image à l’autre sur un DVD), inerte (supports au nitrate d’argent du cinéma muet), stérilisé par l’industrie du cinéma (plans serrés de stars), ou dégradé par la précarité du médium (les « images » de la télévision numérique – voir DSL), Éric Rondepierre ne semble pas appliquer une règle extérieure arbitraire, telle que s’en donne la descendance de l’Oulipo[1] dans l’art contemporain et ses suiveurs : il prend la décision personnelle de travailler ce matériau corrompu, selon une logique qui est davantage celle du « dilettante » se méfiant,


[1] Ouvroir de Littérature Potentielle : cet atelier de recherche littéraire est fondé en 1960 par François Le Lionnais et Raymond Queneau.

[2] Paul Valéry, cité dans f.i.j., Nuit Myrtide Éditions c/o dimitri wazemski, 2018, p. 37.

[3] Rear Window, 2014, Tirage argentique sur aluminium, 18 x 66 cm.

[4] « Reprise », L’Infini n° 143, automne 2018, p. 118-124.

[5] Laura est nue, Paris, Marest Éditeur, 2020, p. 133.

[6] . « L’enjeu ne se situe pas entre photo et cinéma, comme on le dit trop souvent, mais plutôt entre la reproduction mécanisée (photo) et la figuration manuelle (peinture). La photo mime la peinture manuelle alors qu’elle n’est qu’un accident de la matière ou du système. Elle se donne pour ce qu’elle n’est pas, elle ne ressemble pas à ce qu’elle est. L’ambiguïté : ma seule et authentique passion. » 35

Jean Cléder

Critique, Maître de conférences en littérature générale et comparée à l'Université Rennes 2

Notes

[1] Ouvroir de Littérature Potentielle : cet atelier de recherche littéraire est fondé en 1960 par François Le Lionnais et Raymond Queneau.

[2] Paul Valéry, cité dans f.i.j., Nuit Myrtide Éditions c/o dimitri wazemski, 2018, p. 37.

[3] Rear Window, 2014, Tirage argentique sur aluminium, 18 x 66 cm.

[4] « Reprise », L’Infini n° 143, automne 2018, p. 118-124.

[5] Laura est nue, Paris, Marest Éditeur, 2020, p. 133.

[6] . « L’enjeu ne se situe pas entre photo et cinéma, comme on le dit trop souvent, mais plutôt entre la reproduction mécanisée (photo) et la figuration manuelle (peinture). La photo mime la peinture manuelle alors qu’elle n’est qu’un accident de la matière ou du système. Elle se donne pour ce qu’elle n’est pas, elle ne ressemble pas à ce qu’elle est. L’ambiguïté : ma seule et authentique passion. » 35