Art contemporain

French touch – sur la rétrospective Matthieu Laurette au MAC VAL

Critique d'art

Le musée d’Art contemporain du Val-de-Marne (MAC VAL) consacre à l’artiste Matthieu Laurette une rétrospective. La force indéniable de l’ensemble est de parvenir à s’extraire de ses Apparitions pour proposer une lecture globale de son œuvre, dont on découvre la force du discours, sa nostalgie et, à certains endroits, l’amertume d’un monde trop rapide à l’incommensurable cécité.

Un événement parfaitement improbable s’est déroulé le 16 mars 1993 sur TF1. Le jeune Matthieu Laurette, étudiant en art, participe à l’émission Tournez manège ! Ce dernier avait diffusé largement une invitation en amont. Celle-ci conviait le public a une exposition télévisée : rendez-vous à 11h20 devant son poste. 30 ans après, le MAC VAL, musée d’Art contemporain du Val-de-Marne, consacre à l’artiste une rétrospective qualifiée de « dérivée », à entendre ici sous les termes conjoints d’une perte de sens et d’un écho à la pensée situationniste centrale chez l’artiste.

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« Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. » C’est ainsi que Guy Debord, fondateur de l’Internationale situationniste, définit le concept. L’artiste comme le théoricien nous pose ici entre rencontre et égarement ou entre filiation et rupture. Une façon comme une autre de se situer entre deux.

Comment ne pas rapprocher ici les œuvres et les dates, lesquelles se font à la fois charnière et futiles. L’intervention de Matthieu Laurette sur TF1 (elle sera suivie de nombreuses autres) précède de quelques mois le suicide de Guy Debord (1994) puis la soirée consacrée à l’auteur de La Société du spectacle sur Canal+ (1995) en forme de panégyrique pour un sensible. En un sens, et au regard des thèses défendues par l’artiste comme par le théoricien, la boucle était ici bouclée et le cycle hégelien de la critique trouvait dans ces quelques minutes télévisuelles une suite, … et des rebondissements. La dérive de la rétrospective peut commencer.

Déjà vu

De fait, les œuvres de la série des Apparitions (dont Tournez manège ! – 1993, J’y crois ! J’y crois pas – 1996, JT de France 3 – 1997, …) puis la sculpture en cire du Freebie King auront occulté, pour partie, la densité et la complexité de l’œuvre de Matthieu Laurette. Une part de cette dissimulation appartient à la difficile actualisation à l’œuvre, et cela au prisme des évolutions médiatiques, comme à l’éternelle amnésie d’un monde de l’art, prompt à oublier d’où il vient, se situant ainsi en déficit de mémoire immédiate.

En effet, son œuvre n’a eu de cesse de s’actualiser et de se repenser en miroir de notre temps. Mais quel regard portons-nous aujourd’hui sur ce monde de l’art qui réunissait, au sein de la Dia Art Foundation ou du Castello di Rivoli des sosies de star pour leurs Déjà-Vu : International Lookalike Convention (2000-2005) menées de main de maître par l’artiste lui-même. Alors se croisent le vrai Pierre Huyghe avec une fausse Marilyn, la vraie Yvonne Rainer avec le faux John Lennon, le faux Harvey Weinsten avec la vraie Andrea Fraser.

De même c’est un vrai artiste qui dialogue avec la télévision mais dans un moment qui semble, ou qui ressemble, à sa manière à un faux car remis en scène dans une œuvre qui préexiste, à sa manière, à l’œuvre elle-même. Quiconque aura aimé dans ses jeunes années la pensée situationniste et lettriste, se trouvera ici très très proche de la thèse 9 de La Société du spectacle : « dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux. »

La force indéniable de l’ensemble, comme de l’agencement de cette rétrospective, est de parvenir à s’extraire des Apparitions (1993-2001) et du dilettantisme que l’on pourrait lui prêter. Dans la lecture globale de l’œuvre on découvre la force du discours, sa nostalgie et à certains endroits l’amertume d’un monde trop rapide à l’incommensurable cécité. La rigueur de l’analyse porte en elle la mélancolie radicale du travail, les regards croisés sur les flux et reflux d’une carrière, sur les paroles données comme les lettres de refus qui accompagnent, triste réalité, les candidatures avec leur lot d’ignorance ou d’un petit mot qui devrait rassurer.

Matthieu Laurette et Cédric Fauq, commissaire de cette exposition, ont justement choisi de piocher dans l’histoire de ses expositions parmi celles qui l’ont façonnées et qui ont marqué. Ils reviennent alors avec formalisme sur la présentation d’un stand de foire, sur l’accrochage d’une exposition à New York ou sur le pavillon d’une biennale. C’est ici peut-être que l’exposition s’enferme par certains aspects dans les murs étroits d’un passé très proche. Alors, à l’incroyable outil des espaces consacrés aux expositions temporaires du MAC VAL répond ici l’ambiguïté, de nouveau, de la reproduction.

Grand Paris

Nous l’évoquions précédemment, l’exposition donne à voir avec finesse l’aspect indéfinissable et follement disparate d’une œuvre que l’artiste construit depuis une trentaine d’année. Se répondent alors dans l’espace la sculpture hyperréaliste de l’artiste en Freebie King poussant son caddie (2001), les travaux vidéo d’El Gran Trueque consistant à un échange de voiture (2000), le manuscrit et les réponses des éditeurs pour une réécriture de La Société du spectacle et, enfin, l’inénarrable Tropicalise me (2014) dans lequel l’artiste demande à des artistes étrangers comment se « tropicaliser ».

Les réponses apportées nous conduisent d’une chute d’eau en Amérique du Sud vers des cartels mexicain jusqu’à une gigantesque feuille de palmier en guise de cache sexe. En gros : on en a pour notre argent. Ici, pour la première fois l’exposition nous démontre la distance qui se crée entre les protagonistes de notre temps. Sont alors convoqués les quatre coins du monde définissant le monde global pour un réceptacle local qui aura défini sa décennie d’émergence.

En effet, ce qui compose aussi la richesse de l’exposition rétrospective de Matthieu Laurette c’est de montrer l’incroyable actualité et la pertinence médiatique d’un travail qui pense sa diffusion dans le post-Internet. Cette démarche qui a été portée par des images du cinéma, sur les cimaises du musée comme par la télévision et qui se distingue en tout point de notre contemporanéité, tout en lui donnant un éclairage saisissant.

De fait les années 90, dans ce qu’elles peuvent avoir de surprenant, et dans mon souvenir d’enfant, s’écrivent partiellement par une forme de négative. La dernière décennie sans Internet, ou plus singulièrement la dernière décennie où seront parvenus à maturité, c’est le cas de Matthieu Laurette, des artistes qui n’ont pas connu immédiatement Internet dans leur plus jeune âge. La dimension passionnante de l’exposition est également de constater, malgré tout, que l’art proposé par Matthieu Laurette en 1993 était en soi parfaitement incompris par la plupart de ses contemporains, à l’image de l’exposition Au-delà du spectacle (2000) qui augure de la réouverture du Centre Pompidou et dans laquelle l’artiste apparaît, comme par magie.

Au-delà du spectacle

Une autre exposition, plus récente celle-là, semble faire écho au travail de dérive avec 1984-1999. La Décennie laquelle s’est tenue au Centre Pompidou-Metz en 2014. Si l’artiste n’y apparait pas, il s’agissait bien, il y a 10 ans, de nous faire revivre le charme de ces années-là et cela à travers quelques plasticiens de renoms dont Philippe Parreno, Paul McCarthy ou encore Dominique Gonzalez-Foerster. Pensées depuis la télévision et le Centre d’art, les deux expositions mettent en miroir les unes des autres les avancées technologiques, la rapidité de la vidéo comme des capacités de diffusion et d’opérativité de l’œuvre, et cela en dialogue avec son public.

Le travail de Matthieu Laurette au MACVAL ne fait pas autre chose. Lorsque ce dernier présente la série This is a portrait of ____________ if I say so, série réalisée en 2020 pendant le confinement, cette dernière semble complètement désactivée comme saisie hors de propos dans son accrochage sur les cimaises. L’œuvre est faite pour être reçue par mail par l’amateur ou le collectionneur. Elle est faite pour être imprimée et accrochée ou uniquement conservée. Pensé à la charnière du NFT et du simple A4, le protocole ne trouve ici aucun écho, bien loin de la souplesse d’Instagram ou d’un espace domestique.

De même le post réalisé par l’artiste en 2022 et massivement diffusé « SINGLE, FRENCH, THIRTY YEARS EXPERIENCE AS AN ARTIST IN CONTEMPORARY ART. MOBILE STILL AND MORE AFFABLE THAN RUMOR WOULD HAVE IT. WANTS STEADY EMPLOYMENT, REPRESENTATION AND EXHIBITIONS (HAS HAD POMPIDOU, GUGGENHEIM AND MOMA, WOULDN’T MIND ONE MORE TIME) » apparaît comme un disclaimer. « Énoncé » presque en dialogue de l’ensemble des réponses négatives reçues par l’artiste, l’œuvre imprimée a de quoi intriguer ou, de nouveau, déprimer le visiteur.

Entre les annonces de Paris Boum Boum de l’époque et le profil Tinder, l’artiste se vend décidément au plus offrant. Il s’agit pourtant de nouveau d’un remake, lequel éclaire avec pertinence la cruauté des carrières artistiques et de leur continuité. Bette Davis en aura fait l’expérience en 1962, date de publication de la même annonce dans la revue Variety. Une situation qui, pour Bette Davis comme pour Matthieu Laurette n’est pas désespérée. La première prépare alors Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? qui allait être l’un de ses plus gros succès et Matthieu Laurette s’attelle de son côté à la rétrospective ici discutée.

Néanmoins, l’artiste nous parle à cet instant d’une réalité rarement mise en avant, celle du temps qui passe, d’une demande en recul et des évolutions qui opèrent dans tout milieu professionnel. Il participe très jeune à la Biennale de Venise qui est alors pilotée par Harald Szeemann (2000), il déménage ensuite à New York et expose dans le monde entier avec les plus grands curators arborant la figure glorifiée du jeune artiste. Si, comme l’a expliqué Pierre Bourdieu, la jeunesse « n’est qu’un mot », les modes sont bien réelles, particulièrement dans un milieu qui sait particulièrement se défaire de celles et ceux qu’elle a conduits au sommet. Ici, Matthieu Laurette, et bien que la lecture en soit particulièrement difficile, met l’accent sur une dimension singulière du travail artistique, celle de se maintenir à flot, de continuer à travailler malgré les tempêtes et les avalanches.

Narcisse et Prométhée

Il est nécessaire, en arpentant les m2 du MAC VAL, de se souvenir de la vélocité et de l’étrangeté qui caractérise l’art vidéo au mitant des années 90. A l’instar du désormais obsolète art numérique, il se fondait dans le développement incroyablement rapide du flux d’image et de sa diffusion, du portatif et de ses usages, lesquels irriguent l’ensemble des écoles d’art.

Le spectre des Apparitions agit dans un dialogue mystérieux avec la télévision, mais aussi dans la valorisation de cette figure méconnue et quasi-mythologique qu’est l’artiste. Il donne ici à voir et à penser une réalité crue. Money-back Products (Produits remboursés) (1991-2001) présente un dispositif qui permet de « manger gratuit » par les remboursements offerts en contremarque. Ce projet que l’artiste commence à 21 ans est en cela une œuvre caractéristique et pour une raison très simple : il a faim et il est pauvre. Vu aujourd’hui comme un pied de nez à l’économie capitaliste ou à l’absurdité de la réclame, il s’agit aussi de mettre en lumière la précarité qui est celle des jeunes artistes et des étudiants, dans un monde qui se définit par la création et par l’opulence.

C’est alors qu’opère l’ultime complexité de Laurette et qui apparaît avec force dans l’exposition : qu’en est-il du moi de l’auteur ? Comment s’écrit et se définit l’identité entre « agent du spectacle » et sujet de représentation ? La rétrospective dérivée nous conduit alors, cahin-caha, dans une dimension anthropologique de l’art, entre la figure d’un Van Gogh maudit et incompris et un Andy Warhol célébrant à l’envie quelques minutes de lumière, dans une utopie hertzienne « véritablement réalisée ». C’est avec le trouble d’une carence ontologique que l’on quitte l’exposition, entre mélancolie et sentiment d’une schizophrénie globale entre le « pré-artistique » et, déjà, le « post-artistique ».

L’agilité de l’artiste est d’avoir su préserver les zones d’entre-deux, l’ambiguïté et l’énergie créatrice, souvent fluide et faite de ses « flux et reflux ». Je pense curieusement au destin des protagonistes du quart d’heure de gloire, à l’indifférence que l’on peut avoir à l’égard de ses rêves qui prennent vie pour mieux s’éteindre, et cela en dit long sur la violence froide de notre présent dans son incongruité. À sa manière elles nous annonçaient le triomphe à venir des télé-réalités. S’y écrit une question tout aussi complexe, mais où commence la vie et où finit le spectacle ?

Matthieu Laurette : une monographie dérivée (1993-2023), une exposition rétrospective au MAC VAL à Vitry-sur-Seine, du 21 octobre 2023 au 3 mars 2024.


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art