Traces d’une enfance réformée – sur Ceux qui appartiennent au jour d’Emma Doude van Troostwijk
Que veut-on dire d’un roman quand on dit qu’il est fragile ? La question n’est pas rhétorique. Elle n’est pas non plus provocatrice. Nous nous la sommes posée en lisant les cent soixante-quinze pages aérées, parfois aériennes, qui composent le récit intitulé Ceux qui appartiennent au jour.
L’autrice est jeune : elle est née en 1999. Elle est inconnue, mais son nom, Doude van Troostwijk, dit aussitôt la culture et les origines néerlandaises. Ceux qui appartiennent au jour est ce qu’on appelle un « premier roman ». L’appellation est à la fois un usage, une catégorie qui veut que l’éditeur parie et donne sa chance à une voix nouvelle, et une nécessité qui implique le risque, donc la fragilité.
Le titre du livre a pourtant la beauté et l’universalité du verset d’un livre sacré. Il est extrait de la seconde lettre de saint Paul aux Thessaloniciens et renvoie au Nouveau Testament. De fait, le livre s’ouvre et vous entrez dans un presbytère, plus exactement dans une famille de pasteurs protestants. Le grand-père, le père et le frère d’Emma Doude van Troostwijk sont ou étaient pasteurs. Rédiger des prédications, lire et commenter la Bible faisait partie de la vie quotidienne, mais ce substrat n’est pas la matière première du récit. Il en est un simple élément, et un élément pittoresque, souriant, presque exotique au sens le plus banal du mot. C’est à la fois une force et une faiblesse du récit.
Car d’un côté Emma Doude van Troostwijk ne s’appesantit sur rien et son livre transmet une forme d’insouciance qui peut réjouir en ces temps de guerres de religion. De l’autre, il crée de la frustration puisque, de toutes façons, son propos n’est pas de parler des guerres auxquelles nous faisons allusion. Pourquoi les parents de notre jeune écrivaine se sont-ils installés en France ? est-on en droit de se demander. L’histoire ne le dit pas. Mais jouons le jeu de l’apesanteur et amusons-nous, car c’est ainsi qu’il faut lire et goûter cette maison de poupée.
Ceux qui appartiennent au jour est un joli récit d’enfance qui se présente comme une suite de vignettes découpées au gré des hasards de la mémoire. Chaque vignette est présentée sur une page vierge et varie en longueur : de deux lignes à un long paragraphe qui peut déborder sur la page suivante. Chacune égrène un souvenir, une saynète teintée d’une douce étrangeté, ou une note sur une même expression dans sa version française et dans sa version néerlandaise – sans italiques, sans doute pour accentuer la fusion des deux langues dans l’esprit de notre jeune autrice.
« Il plie bagage. Il part avec le soleil du Nord. Met de noorderzon vertrekken. »
« En français ils partent en lambeaux. En néerlandais ils se déchirent. Verscheurd sijn. »
Emma Doude van Troostwijk peut être d’une extrême précision et très observatrice.
Emma Doude van Troostwijk a le goût des mots de qui naît dans un idiome et grandit dans un autre. Elle est bi-culturelle et mêle les temps, les générations, les niveaux de langage en les aplanissant sous un style qui se veut d’un absolu dépouillement. Temps présent de rigueur. Phrases courtes. Refus des conventions grammaticales qui permettent de distinguer les types de discours, direct, indirect, etc. Son style est-il enfantin ou se fait-il passer pour enfantin ? Il est difficile de trancher. Disons qu’il a « l’odeur de l’enfance » ou « l’odeur du dimanche matin », deux expressions que nous lui empruntons.
Ici, elle vous charme. Là, elle vous largue. Il est vrai qu’elle peut être d’une extrême précision et très observatrice ; elle a un certain talent pour les gros plans sur les mains : les phalanges, les paumes, le pouce et l’index qui signent son frère ou son grand-père chaussant leurs lunettes. Vrai aussi qu’elle joue des angoisses sucrées-sales des enfants aimant se déguiser et confondre le jour et l’obscurité, l’hier et l’aujourd’hui. Qu’elle dessine un portrait attendrissant du père, prompt à tomber, s’évanouir ou réveiller les siens pour aller chasser les monstres au cœur de la nuit.
Ce faisant, elle va à l’encontre de l’idée toute faite qui associe protestantisme et rigorisme, Réforme et solitude de chacun face à l’Abîme. Au contraire, son récit transmet justement la transmission telle qu’elle a cours au sein d’une famille qui vit encore avec la génération des grands-parents. Il distille de la joie, de la fantaisie, des paillettes de merveilleux. Il donne du sens aux rituels et aux coutumes, à la tradition, sans aucun sous-texte politique. Il faut sans doute le lire comme un conte.
Si nous n’avions pas peur des clichés, nous pourrions aussi comparer ce texte à une suite de scènes d’intérieur miniatures rappelant la peinture hollandaise, à une série de petits tableaux aux accents autobiographiques. Elle-même nous apprend que nature morte se dit « vie silencieuse » – Stilleven. Mais peut-être est-il plus juste de parler de guirlande, de succession de fleurs en papier crépon : fragilité, disions-nous.
« Tu crois en Dieu, Papa ? » demande le frère de la narratrice à son père. « Je crois à la puissance des histoires », répond celui-ci après un temps de réflexion. C’est ainsi qu’entre deux portes s’immisce un peu de profondeur de champ et de gravité dans un récit qui n’est pas sans une certaine mignardise. L’on m’objectera que le conte se veut libre d’explication, et l’on n’aura pas tort.
Alors, comment conclure ? Comment décider de la valeur de Ceux qui appartiennent au jour ? En puisant dans le texte et dans l’équivalent français de l’adage hollandais « ils appartiennent au jour » : « ils tiennent à un fil ». L’expression française qualifie très exactement le premier roman de notre jeune écrivaine venue des Pays-Bas : il tient à un fil.
Emma Doude van Troostwijk, Ceux qui appartiennent au jour, Les Éditions de Minuit, janvier 2024.