Une histoire absurde – sur Les corps hostiles de Stéphanie Polack
Disons-le sans ambages : les premières pages des Corps hostiles, le troisième roman de Stéphanie Polack, nous ont fait un peu peur. Il faut dire que le livre était précédé d’une sorte de léger buzz dont il n’est pas absolument sûr qu’il lui soit profitable : Stéphanie Polack est aussi une éditrice avisée, en particulier de Blandine Rinkel et Maria Pourchet, qui incarnent avec force (et un réel succès commercial) des « voix féminines contemporaines »…
L’expression en tant que telle n’a pas grand sens, sans doute, mais elle peut suggérer une forme d’engagement dans le désir de rendre compte, aujourd’hui, de la réalité parfois crue des relations entre les hommes et les femmes, avec la conscience aiguë de ce qu’on appellera trop vite « l’après me-too » et l’espèce de trouble qui s’ensuit possiblement, lorsqu’il s’agit de raconter des histoires – au fond assez banales – de séduction, attraction, domination, transgression ou manipulation amoureuses.
On allait donc voir ce qu’on allait voir, avec une écrivaine qui s’empare en véritable patronne des lettres d’un sujet voisin de ceux des livres qu’elle édite : une « femme puissante » (autre expression devenue cliché), d’extraction cossue et parfaitement au fait de tous les codes de la bourgeoisie intellectuelle, s’éprend de ce qu’il faut bien appeler un connard. Tel, en tout cas, est présenté le personnage de Loïc Quemener, caricature a priori du mâle superficiel, charmeur sous coke, hâbleur et un peu escroc, chanteur à pectoraux passé par la prison, qui porte le cuir et ne dédaigne pas la drague… Maude, notre héroïne et narratrice, que tout devrait rebuter chez ce type d’individu, n’y résiste pas. Elle a beau avoir conscience de l’incongruité potentielle de la situation – « c’est une histoire absurde », dit-elle –, elle est séduite : en contact avec Quemener pour lui écrire peut-être des chansons, elle commence à vivre avec lui une relation complexe, dont le livre s’emploie, pour l’essentiel, à faire le récit.
Pourquoi alors avoir peur ? Parce qu’il semble dans les premiers moments du livre que Stéphanie Polack s’oblige à parler un peu fort, à écrire en tout cas « à fond » : dans une espèce de saturation des formules qui tapent et assomment un peu, disons-le, par leur désir de montrer du style, du muscle. Il s’agit là de signifier à la fois l’emportement et le brillant, le brio, la première personne revendiquée faisant claquer dans le texte la fougue, craquer la foudre. Je suis la tempête, le malaise, et peut-être même ta mauvaise conscience de lecteur, nous dit le début du roman : je suis une femme de quarante ans, qui n’a pas peur de dire tout ce que cela veut dire – à commencer par le désir… pour un connard, donc. Soit. Mais c’est un défi risqué, et l’écriture d’abord à la limite du trop-plein a la bonne idée d’effectuer prestement une sorte de coup de frein spéculatif, glissant du « je » au « elle » : cette prise de distance ouvre immédiatement une faille, suggérant les limites d’une lecture strictement émotive ou identificatoire, donc artificiellement naturaliste, pour permettre un dispositif nettement plus retors… « Si cette histoire est racontée comme ça, explique ainsi la narratrice, on ne la comprendra pas. On passera à côté de l’essentiel. Il va falloir se dédoubler, trouver la force de se raconter en s’observant aussi de l’extérieur. Maintenir la tension –c’est ça. Il va falloir jouer avec les faits, il va falloir jouer des points de vue, des parts de soi qu’on voudrait oublier. Se souvenir, donc, brûler des questions, enquêter, interpréter, traduire, imaginer. » On y revient : Stephanie Polack n’est pas éditrice pour rien.
Ce qui est intéressant dans le dédoublement de ce dispositif-programme, c’est sa manière de questionner ensemble et littérairement les questions conjointes de l’identification et de l’altérité : les affaires problématiques d’un couple, en somme. On ne dira pas que l’on s’en fiche de la narratrice-héroïne (et double partiellement vraisemblable de l’autrice), mais ce qui nous accroche avant tout, c’est sa façon presque théorique de s’interroger sur l’essence énigmatique, et simple à la fois, de cet homme qu’elle désire, et que les circonstances l’amènent à faire parler, ou plutôt à faire chanter… La parolière ne l’est pas par hasard, et c’est une belle idée de fiction que d’en avoir fait une écrivaine un peu particulière, qui invente des mots qu’elle ne dira pas : elle alimente la voix, nourrit l’organe de l’autre. Il y a ainsi dans le livre tout un jeu thématique (où sont volontiers cités Philippe Djian ou Jean Fauque, par exemple) sur la question du songwriting, qui alimente une sorte de portrait du personnage en ventriloque, et culmine peut-être dans le passage particulièrement brillant où la narratrice propose comme un test de déterminer qui l’on est à partir de la chanson de Julien Clerc que l’on préfère : selon qu’elle aura été écrite par Jean-Loup Dabadie ou Etienne Roda-Gil, on verra son profil déterminé… et compatible ou non avec la personnalité de Maude, la bien nommée (« mots de », etc.).
Le roman de Stéphanie Polack n’est pas sympathique. Il ne cherche pas à l’être, et c’est l’une de ses grandes qualités.
Mais le livre va plus loin encore, dans la manière un peu retorse de mettre en scène les postulations possibles du rapport de l’un(e) à l’autre : en sus des jeux de ventriloquisme, il suggère en effet un phénomène d’incorporation assez étonnant, qui pousserait presque à lire en transparence dans le titre Les corps hostiles, à une lettre près, le palimpseste des « corps hosties ». Le roman traite ainsi à sa drôle de manière d’une espèce de transsubstantiation : autant dire de ce qui se joue, pour les âmes, dans la stricte relation des corps, des sexes. Et même dans les motifs travaillés par exemple, via la métaphore des « dragées », de la semence avalée, du foutre confondu aux mots de l’autre, paroles que l’on boit et recrache parfois… en chantant. Cette espèce de collier d’images volontiers provocantes peut aider en tout cas à mieux saisir l’avertissement figurant au seuil du livre – « Loïc Quemener est un personnage librement inspiré de Jean Genet, Georges et Robert Querelle de Brest, dont il est l’avatar fictif et contemporain » – même si les effets de ce dernier sur la lecture demeurent assez lointains, le lien avec Genet et son Querelle apparaissant allusivement, à la faveur par exemple de l’évocation de la jeunesse brestoise de Loïc Quemener.
Surtout, l’idée de la transsubstantiation suggère un principe d’ingestion, sinon de dévoration du corps de l’autre qui fait s’interroger, métaphoriquement, sur les effets d’appartenance réciproque : dans un couple, et même au-delà. Et c’est en cela que le roman se révèle bien plus complexe, on oserait presque dire touffu, que ne le laissait penser son pitch. Les corps hostiles n’est pas en effet une énième variation sur le possible – et problématique – renversement des rapports de force entre la femme et l’homme, aujourd’hui. Il est, sous des formes diverses, la tentative de cartographie de zones de conflits multiples : entre soi et soi, d’abord (c’est le fondement du roman), entre genres (Maude est aussi souvent masculine, dit-elle), entre sexes bien sûr, entre douceur et virilité, entre communautés humaines a priori étrangères, entre classes sociales enfin, avec un désir fort mais finalement subtil de déjouer les préjugés sociologiques.
L’intrigue, au fond, est très lâche : la préparation de l’album que Maude doit écrire pour Loïc s’éternise, elle prend l’habitude de dormir à l’hôtel, on apprend au fil des incises à mieux connaître son futur ex-compagnon Franck, un intellectuel comme elle, spécialiste de la question des déchets dans notre société et qui donne à ce sujet des conférences savantes… C’est comme si, à partir du point fixe, mais lui-même dédoublé, de l’héroïne-narratrice, se jouait une lutte permanente pour déterminer une place possible dans l’espace contemporain. Par bien des égards, cette démarche relève alors de la déclaration de guerre. « Je suis volontiers hautaine, c’est vrai, dit Maude, volontiers critique, volontiers acide jusque dans l’empathie. Le mépris me structure, il me tient. Il m’anime comme une foi en Dieu. Je ne suis pas sympathique – surtout quand j’en ai l’air – ou carbure volontiers au conflit, au rire, mais quand il m’arrive, à tort ou à raison de croire rencontrer quelqu’un, je sais aussi devenir son alliée. Je sais créer des liens jusque dans l’agression. »
De fait, le roman de Stéphanie Polack, où il est question des émissions de télévision de Cyril Hanouna et de Patrick Sébastien, de l’inculture des riches et de l’engagement politique de Bernard Lavilliers, de fraude fiscale et de développement personnel, des tics verbaux contemporains et de l’Instagram, n’est pas sympathique. Il ne cherche pas à l’être, et c’est l’une de ses grandes qualités : il assume jusqu’au bout l’inconfort flamboyant où il nous met, dès les premières pages, qui nous oblige nous-aussi à une forme de dédoublement, dans notre rapport ambivalent aux personnages. L’exercice, pour n’être pas de tout repos, n’en est pas moins passionnant, et montre donc que l’on peut, assurément, être conquis par un livre hostile.