Littérature

Éthique du chaos – sur Bleu Bacon de Yannick Haenel

Critique

Avec Blue Bacon, Yannick Haenel pénètre dans l’œuvre de Francis Bacon, après avoir été invité à passer une nuit au cœur de l’exposition que le centre Pompidou lui dédiait en 2019. Les figures morcelées du peintre y rencontrent les méditations fragmentaires de l’écrivain, qui tente de saisir l’« excès » que réveille Bacon en lui.

Avant (le nouveau livre de Yannick Haenel), lorsqu’on tapait Bleu Bacon sur Google, on était sûr de tomber sur des hamburgers saignants au lard fumé ; sur des cordons bleus industriels au « bacon de dinde ». Désormais, entre les images de junk food huileuse, on peut apercevoir la reproduction du tableau de Francis Bacon Water from a Running Tap (1882) – couverture du livre que l’écrivain consacre au peintre irlandais, après avoir été invité, par le centre Pompidou, à passer une nuit au cœur de l’exposition que le musée lui consacrait en 2019.

C’est à travers ce tableau, dans lequel semble simultanément naitre et disparaitre une flaque poudreuse de bleu déversée par un robinet, que Yannick Haenel pénètre dans l’œuvre du peintre. Entrée oblique, qui ne dévoile ni papes hurleurs ni membres disloqués. La toile marque sa rétine, tandis qu’une violente migraine ophtalmique se déclenche sous son crâne : bientôt, cet écoulement bleu, abime liquide s’échappant du robinet, luit comme un baume salvateur, seul horizon capable de dissoudre la douleur physique.

Dans Le Trésorier-Payeur, le narrateur cherchait des trous ; dans Bleu Bacon, Haenel cherche des gouttes : celles qui lui rappellent la larme d’une divinité dogon qu’il fixait, enfant, dans sa chambre au Niger. « Est-on prévenu, quand on est sauvé ? » demande l’auteur, face à l’immédiate confiance que suscitent en lui certaines présences : un dieu africain, le Renard pâle, durant l’enfance ; plus tard, devenu adulte, le jaillissement d’un Bleu Bacon.

Water from a Running Tap est, pour l’écrivain cette nuit-là, un imprévisible baptême où, comme dans le rite, l’élément liquide est présent. Mais dans cette eau venue des gouffres, dégurgitée par l’ustensile trivial, il ne s’agit plus de se plonger ; c’est l’eau qui entre en l’homme, rappelant les mots de Victor Hugo dans Les Travailleurs de la mer : « La griffe, c’est la bête qui entre dans votre chair ; la ventouse, c’est vous qui entrez dans la bête ». La peinture de Bacon griffe, déchiquète les corps ; persiste, pourtant, à faire naitre une certaine volupté. D’où vient, dans Bleu Bacon et au-delà, cette douceur de la viande, malgré tout ?

Des phrases, patientes et précises, de Yannick Haenel, lesquelles dessinent un jeu de correspondances entre les tableaux du peintre et les souvenirs de l’écrivain. Les figures morcelées du premier rencontrent les méditations fragmentaires du second, lequel s’approche, tente de saisir cet « excès » que réveille Bacon en lui. Haenel s’ouvre à des thèmes qu’on ne lui connaissait pas – l’enfance, les premières phrases écrites, la douleur physique – enrichit ses obsessions de nouveaux éclairages et se fraye, parmi la dense exégèse déjà existante sur Bacon (Deleuze, Kundera, Leiris, Littell, Sollers…), une approche et une voix singulières. L’écrivain avait écrit sur Caravage, Bataille, désormais Bacon, triade cohérente, hantée par la même question : saisir qui dans la chair, exultante ou malmenée, mène au sacré.

L’écrivain, transi par sa foi dans les « nourritures inconnues » dialogue avec les boyaux païens du peintre ; dans les boucheries de l’un, l’autre promène son désir de clarté.

Ça commençait pourtant mal. Par une impossibilité de voir : à cause du martèlement de la migraine, mais aussi du reflet des néons sur les vitres qui obstruent les tableaux. À leur place « scintillait une absence brouillée, comme si un troupeau de miroirs s’étaient donnés rendez-vous, multipliant une image vide ». Sans doute tous les grands peintres commencent-ils par faire le noir – en eux et chez ceux qui les regardent, calcinant le champ des choses vues. Chez Haenel aussi, la perception commence sur fond d’une épochè fortuite – causée par le jeu de réverbérations, le hasard (?) des défaillances physiques.

L’écrivain se sculpte sur mesure un rite d’initiation, avec un plaisir manifeste qui n’échappe pas à la coquetterie. On accepte cette mégalomanie comme un mal nécessaire pour entrer dans l’arène du peintre, accepter son pacte tauromachique ; comme on adhère, séduit, à son lyrisme, qu’on imagine être sa soupape de spectateur pulvérisé.

Ainsi donc ; les reflets masquent les tableaux, renvoient à celui qui les regarde. Dans une interview pour la télévision suisse, Godard, se voit demander : « qu’est-ce que vous aimeriez qu’on se rappelle de vous, de ce que vous avez mis dans vos films ? » Il répond (citation apocryphe) : « j’aimerais qu’en voyant mes films, vous vous souveniez plutôt de vous ». Haenel observe les toiles, qui lui répondent (résistent ?) comme des miroirs. Les premières heures dans le musée déserté sont difficiles. Les peintures sont d’abord impénétrables, elles provoquent la même « confusion d’esprits hostiles et favorables » qui accompagnait l’auteur dans ses premiers élans vers l’écriture.

Cette dualité de la création qui « en croyant éloigner [l]es peurs,[…] les précise » s’exprime chez Bacon, ou se collisionnent des contraires, affirmation vitale des fonds, incandescence des aplats (orange, rose chair), et décomposition macabre des figures, dévorés par une entropie féroce ; « le déséquilibre anime cette peinture à la manière d’un esprit tortueux qui entraine chaque atome vers le néant ». Il y a, dans l’écriture comme dans la peinture de Francis Bacon, le même risque, de découvrir « à la fois le jardin et le serpent ». D’où entre autres, la fidélité qu’Haenel lui voue.

L’écrivain, transi par sa foi dans les « nourritures inconnues » (et dans leur recherche) dialogue avec les boyaux païens du peintre ; dans les boucheries de l’un, l’autre promène son désir de clarté. À la brutalité tortueuse de Bacon répond l’innocence d’Haenel, dont la succession d’états contraires – joie, angoisse, rire, douleur – évoque la vitesse des sensations d’un enfant, spectateur de ses propres tempêtes. L’auteur a la fougue d’un lutin errant aux yeux écarquillés. Mais les polarités sont en mouvement : tantôt ses phrases accompagnent et accentuent l’évanouissement mousseux, tantôt les sauvent du vide, de la « bouillie ».

Plusieurs tentations affleurent chez l’auteur de Bleu Bacon : celle, brève, du sommeil (un excès de tramadol) ; celle de la réminiscence, en ligne de basse ; celle du délire. Le chapitre Tout Bacon est un éblouissant magma de visions-phrases, une litanie virtuose d’un œil qui regarde Bacon, où Haenel s’anonymise, entièrement rendu à l’acte de percevoir.

Seul un envoutement peut provoquer de tels états. Haenel en fait l’hypothèse : Bacon est un sorcier, dont les sorts pénètrent dans l’âme aussi profondément qu’ils la quittent subitement et sans raison. Ainsi du tableau Trois études de figure au pied d’une crucifixion, qui fut longtemps objet de terreur et de tourment pour l’écrivain, au point que ce dernier le fuyait. Contre toute attente, sa redécouverte lors de l’exposition le laisse indemne – serait-ce le signe des grandes œuvres, que de se transformer avec le sujet qui les regarde ?

Le sorcier Bacon m’a souvent fait penser au personnage mystérieux de Lost Highway (joué par Roger Blake) : physiquement, les deux hommes partagent un même visage carré, menton à peine saillant, yeux enfoncés et ronds, implantation capillaire semblable, petite silhouette râblée ; ont en commun une forme de persécution, qu’il la subissent ou l’exercent. Le personnage lynchien persécute un homme pour qu’il rejoigne son identité. Le peintre de Dublin façonne des identités qui ne peuvent plus se rejoindre – trop difformes, trop déformées pour se reconnaitre. Ces chairs cassées et ces gueules abimées, on les dirait revenues d’un front ; peut-être seulement celui de la guerre qu’on mène avec soi-même. Chez Bacon, l’identité fuit. Comme le robinet.

Quelle est, alors, cette chose qui persécute Bacon, qui fait, à partir de 1971, bourdonner les furies du remords à la surface de ses toiles ? Quel est ce « crime initial » qu’a commis le peintre, que les déesses de la vengeance inlassablement rappellent, incrustant leur présence sur le tableau ? Haenel fait le récit, glaçant, de la culpabilité qui s’installe, après la mort de George Dyer, amour et amant du peintre, d’un excès de barbituriques dans leur chambre d’hôtel. Le mot buzz n’existe encore, le flegme anglo-saxon, si : un terrifiant silence méthodique s’organise, quelques jours avant la grande exposition parisienne du peintre ; la mort tue de l’être aimé hantera dès lors tous les tableaux.

L’écriture d’Haenel nous soude, par la densité et la précision de ses images, au magma limpide de ses états mentaux devant – dans – les tableaux du peintre.

L’écriture est un sacerdoce ; regarder Bacon aussi. Des passeurs amphibiens – le Sphinx, Œdipe, les Érinyes, peuvent y conduire. Mais ces figures familières, auxquelles Haenel s’attache, ne le restent jamais longtemps, Bacon y concentre de nouvelles énigmes : que fait-il là, ce pied blessé, trou de sang occupant le centre d’Œdipe et le Sphynx ? « Il faut que le sang coule pour que le monde parle » dit Haenel, qui porte l’hypothèse d’une entaille primordiale pour que/d’où gicle la parole parlée/peinte. Le sang obsède Bacon. L’écrivain note les évolutions dans sa représentation ; d’abord, un sang qui appartient encore au pied d’où il provient ; puis, dans Blood on Pavement, le fluide se détache progressivement du corps et de l’humain ; dans Blood on the Floor, deux ans plus tard, il éclabousse l’univers, devenu matière même de l’existence, « le nom secret de la peinture ».

Dans Œdipe et le Sphinx, l’écrivain remarque l’anomalie d’un pied inversé chez le héros grec, signe selon lui (selon Bacon ?) de la monstruosité d’Œdipe aux pieds enflés. Celui-ci n’est plus seulement l’homme, mais la possibilité de sa négation. Il est des détails qui peuvent faire dérailler un tableau. Ce pied inverse, difforme et contradictoire, rappelle, dit Haenel, le caractère invivable du tableau de Bacon, à côté duquel la réalité s’offrirait comme presque respirable. On se souvient de l’escargot rampant au seuil de l’Annonciation (1470) de Francesco del Cossa, dont Daniel Arasse disait, dans On n’y voit rien (2001), qu’il « nous montr[ait] qu’il ne fa[llait]pas se laisser prendre à l’illusion de ce que nous voyons, ne pas y croire ». C’est un détail dont on ne sait pas quoi faire – la clé qui manque à la voute. Il invite, en outre, à scruter ce que l’on regarde avec l’acharnement d’un œil nu cherchant à voir des atomes.

L’écriture d’Haenel nous soude, par la densité et la précision de ses images, au magma limpide de ses états mentaux devant – dans – les tableaux du peintre. Son double geste, centrifuge et centripète, où les échos de la couleur renvoient ceux des phrases, et ainsi de suite, ouvre des tableaux dans le tableau.

On a dit de Bacon qu’il était le peintre de la cruauté (lui-même infirmait : « la vie est plus cruelle que mes tableaux »). « Que voit-on quand on regarde Bacon ? » demande l’écrivain. On regarde ce vivant piégé, désossé, qui, tout en brillant dans l’éclat d’une forme, a l’air de souffrir tellement. Haenel confie de brèves anecdotes, des éclats d’observations, qui enrichissent le mystère plutôt qu’ils ne le percent ; qui donnent envie de caresser ces visages fendus au hachoir : « Avez-vous déjà entendu le rire de Bacon ? Il est triste et doux, comme celui des enfants qui ne dorment pas. Et puis d’un coup il devient féroce ».

Bleu Bacon, Yannick Haenel, éditions Stock, janvier 2024.