Littérature

L’une déchante, l’autre aussi – sur Fabriquer une femme de Marie Darrieussecq

Critique

Dans un nouvel épisode du « cycle de Clèves », l’autrice de Truismes revient, à travers deux héroïnes, sur la construction de l’intimité féminine et les injonctions patriarcales à l’heure de l’adolescence. Solange est perçue par les autres comme une « poule hollywoodienne » issue d’un « gâchis » et Rose comme le parangon d’un monde « tellement normal ». À partir de cette structure en miroir, l’exploration langagière de notre humanité peut commencer.

Diderot, dans Les Bijoux indiscrets, compare les mérites des musiciens Jean-Baptiste Lully (1632-1687) et Jean-Philippe Rameau (1683-1764). Il écrit que ce dernier « fait autant d’ouvertures que de pièces ; et toutes passent pour des chefs-d’œuvre » (Lully en revanche n’a qu’une seule ouverture, belle mais répétitive). On a envie de dire la même chose à propos de Marie Darrieussecq. À chaque seuil de roman, c’est comme si elle réinventait la littérature. Pour un peu, on croirait que c’est une autre qui écrit. Avec elle, on ne s’ennuie jamais.

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Rameau, note aussi Diderot, « est excellent lorsqu’il est bon ; mais il dort de temps en temps : et à qui cela n’arrive-t-il pas ? » Fabriquer une femme est le vingtième texte de Marie Darrieussecq chez P.O.L, ce qui fait beaucoup et tous ne sont pas en pleine forme mais, l’a-t-on suffisamment remarqué, même chez Baudelaire, certaines fleurs ont l’air plus vraies que d’autres. Le philosophe des Lumières formule encore une autre critique, qu’il évacue aussitôt : Rameau « est singulier, brillant, composé, savant, trop savant quelquefois : mais c’est peut-être la faute de son auditeur ». Il y a quelque chose de la théoricienne pyrotechnique chez Darrieussecq, on sent qu’elle retient sous son coude un Traité de la fiction réduite à ses principes culturels. Mais si son style nous paraît trop sachant, c’est assurément de notre faute, et pas de la sienne, car son génie, dixit encore Diderot (article « Génie » dans l’Encyclopédie), fait que quand nous n’avons qu’une seule idée, « mille autres se lient » chez Darrieussecq et que, là où nous sommes étroits d’esprit, son « âme plus étendue frappée par les sensations de tous les êtres, intéressée à tout ce qui est dans la nature » transforme toutes les idées en sensations (exemple p. 161 : « Elle a des parents gonflables. On retire le bouchon et ils dispa- raissent en loopings dans le ciel. »). 

Un dernier point commun avec le compositeur d’Hippolyte et Aricie : à 80 ans, celui-c


(1) Si vous ne l’avez toujours pas, c’est le nom du double féminin de Marcel Duchamp.

Éric Loret

Critique, Journaliste

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Notes

(1) Si vous ne l’avez toujours pas, c’est le nom du double féminin de Marcel Duchamp.