Littérature

Écrire et s’envelopper de mémoire – sur Mes Amis d’Hisham Matar

critique

Un étudiant libyen fuit la tyrannie et s’exile en Angleterre, entreprenant une anglicisation progressive. Un roman aux multiples tiroirs sur la métamorphose, la perte et la redécouverte de soi; quatrième ouvrage d’Hisham Matar, déjà révélé au grand public par un prix Pulitzer en 2017.

Si l’on effeuillait les récits d’Hisham Matar comme on effeuille la marguerite, il faudrait remplacer le verbe « aimer » et réciter : il invente un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout. Livre après livre, en effet, l’écrivain, né en Libye en 1970 et exilé en Grande-Bretagne en 1990, s’éloigne de lui-même et s’autorise à affabuler.

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Allant et venant entre les voix et les genres, il se libère progressivement de l’autobiographie. Mes Amis, son quatrième livre, est un roman dans toute sa splendeur : non seulement l’écrivain s’y est inventé des doubles, des faux amis et des vrais, mais il joue avec brio le jeu de l’histoire aux tiroirs multiples. Et ce faisant poursuit inlassablement sa méditation sur l’exil, la séparation et la transplantation de soi.

Mes Amis est un montage très savant, un assemblage tel qu’il est difficile à résumer en ce qu’on appelle un pitch. La structure de l’intrigue est trop élaborée. Chaque composant de l’histoire est à double, voire à triple fonds. Ceci ne signifie pas que le livre est difficile à lire. Au contraire, le classicisme du style (traduit avec une belle aisance par David Fauquemberg) garantit au lecteur ce confort si propre au genre romanesque : mélange de tranquillité et de réflexion légèrement dérangeante, de familiarité et de dépaysement, de divertissement et de rappel à l’ordre de la réalité la plus dure. Vous lisez, calé dans un fauteuil ou dans un lit, pendant ce temps, les bombes pleuvent à Gaza et la terre continue de trembler en Cyrénaïque.

Eh oui, le roman est le genre bourgeois par excellence, mais ne nous emballons pas car nous en sommes – vous en êtes. Qui plus est, pour un homme comme Hisham Matar, qui s’est approprié la grande littérature anglaise avec tant de goût et de désir de comprendre, c’est aussi un projecteur, un outil d’éclaircissement, d’enracinement, un territoire aussi libre que le sien fut sous les fers et a sombré dans le chaos. De ce point de vue, Mes Amis – le narrateur étant le double transparent de l’auteur – est un roman de formation : formation à la littérature anglaise, à la distanciation, à la culture occidentale sur laquelle Matar greffe des boutures de grands écrivains de langue arabe. Mes amis, ce sont aussi eux, ces frères et sœurs de lettres, ces écrivains dont la présence lui est si précieuse, si vitale. Cela dit, pour éviter d’idéaliser et poivrer notre propos, notons qu’entre étudiants exilés libyens à l’époque de Kadhafi, ceux qu’on nommait les « écrivains » étaient les mouchards, les vendus qui espionnaient leurs camarades et rédigeaient des rapports.

De fait, Mes Amis est aussi un roman d’espionnage : son rythme, ses retournements et son étirement, l’architecture élaborée que nous évoquions, l’apparentent à ce genre. Non sans virtuosité de la part de son auteur, le récit se déroule dans une double temporalité, à deux époques en même temps. Il se passe du temps de l’enfance de Khaled, le narrateur, quand celui-ci vivait avec ses parents et sa sœur à Benghazi, au début de la dictature kadhafienne, et quand peu à peu les parents et les amis s’exilaient, disparaissaient ou se terraient. Mais il se déroule aussi et surtout trente ans plus tard, alors que le même Khaled a définitivement choisi l’exil et entreprend une anglicisation qui s’étend sur plusieurs années.

L’écrivain confond sans cesse son lecteur ; les deux époques fusionnent. Il arrive qu’on ne sache pas quand exactement se situe telle scène ou telle rencontre. Les repères temporels sont rares, les marqueurs d’époque, presqu’absents. On sourit en notant qu’un personnage n’a plus assez de monnaie pour alimenter la cabine téléphonique qui lui permet de poursuivre la conversation avec le narrateur. Hisham Matar parle d’un XXe siècle finissant et d’une dictature qu’il tient à éloigner de lui. Il parle au filtre du déplacement et du souvenir. Son récit est tout entier « enveloppé dans sa mémoire ». L’expression est empruntée à la mère du narrateur qui signe ainsi les lettres (décachetées par la censure) à son fils : « Je t’enveloppe dans ma mémoire ». Une mère ne saurait trouver plus belle image pour dire à son enfant son amour et son désir de protection, essayer de faire taire la douleur de la séparation.

Mes Amis est à la fois le récit d’un écartèlement et d’une renaissance, d’un départ et d’une transformation de soi. Le livre est empreint d’une nostalgie profonde et avouée, d’une infinie langueur, d’un sentiment de trahison de soi et des siens, d’une très légère culpabilité. Le narrateur est un homme qui pleure. Un écrivain qui se rappelle les foulards en soie que sa mère enroulait avant de les ranger dans son tiroir, telles « des roses compressées ». Là encore, l’image est enchanteresse, sensuelle, exemplaire de l’écriture de Matar et de son pouvoir de séduction.

Les petites copines, la sœur, l’ombre d’une prostituée quittée au petit matin, Rana, l’amie jordanienne rentrée aux pays … Les femmes sont là, consolatrices, amantes, confidentes, complices, liées à l’enfance et la terre. « Il était une femme / À qui j’ai fait l’amour et je me souviens comment, / En tenant ses fines épaules dans les mains parfois, / Sa présence m’inspirait un émerveillement brutal / comme une soif de sel, de la rivière de mon enfance. » Le poème est de Robert Hass, extrait d’un livre offert au narrateur par Hannah et lu par elle, sa voix douce, « ses s légèrement ébréchés », Hannah que son amant décline en Anna, Annabelle, Annie, et Noona, en arabe. Ce n’est pas la seule fois où le roman dérive et se laisse aller à la rêverie, à l’érotisme des noms et des sons.

La présence de personnages est aussi ce qui distingue Mes Amis des récits précédents de l’écrivain, ce qui l’éloigne de son pays natal autobiographique. Qu’ils soient personnages principaux, comme Hossam et Mustapha, les deux amis du narrateur qui retourneront se battre au pays ; ou personnages secondaires, comme les femmes, mais il faudrait une longue étude pour souligner la primauté du rôle des personnages dits secondaires ; ou personnages archétypaux, tels les quatre frères libyens croisés au détour d’une soirée, quatre gosses de riche louches et flingueurs. Quel que soit leur statut, donc, ces protagonistes sont l’occasion de volutes narratives, d’anecdotes, de scènes. Ils alimentent la fiction ; ils habillent le roman en le parant de vie et d’imagination dans un même mouvement, éloignant l’auteur-narrateur de lui-même, comme s’ils contribuaient à la métamorphose de Matar le Libyen en Matar le Britannique.

En attendant l’intrigue avance, recule, se répète et reprend suivant les deux époques, tenue par deux éléments réflexifs qui sont comme la doublure intérieure et la doublure extérieure du récit. Côté intérieur : une nouvelle intitulée Le Donné et le Pris, allégorie glaçante qui met en scène un chat dépeçant peu à peu le corps d’un homme vivant jusqu’à ce qu’il ne reste de lui que le crâne, intact, et la voix qui dit « Non ». L’écho de cette fable entendue à la radio à Benghazi et l’identité énigmatique de son auteur résonnent au fil de tout le livre et le structure. Il traverse le récit comme un alphabet morse qu’il appartient au narrateur et au lecteur de déchiffrer.

Côté extérieur : le narrateur a un mentor, un certain Henry Walbrook, professeur de lettres et spécialiste de littérature postcoloniale. Walbrook est le tuteur de Khaled, celui qui accompagne sa mue et l’aide à s’adapter, à s’intégrer au système universitaire britannique, à trouver ses marques dans le labyrinthe de la ville de Londres. Auteur d’un article consacré aux infidélités de la traduction, il fait justement figure de traducteur et de pont d’un monde à l’autre, d’ange gardien et de garant. Il rappelle le fameux « professeur de langues », principal narrateur de Sous les yeux de l’Occident, magistral roman d’espionnage de Joseph Conrad, autre travesti culturel, né dans une langue et écrivant dans une autre.

Conrad mettait en scène Kirylo Sidorovitch, un étudiant russe fuyant la tyrannie et exilé à Genève. Matar met en scène Khaled Abd al-Hady, un étudiant libyen fuyant la tyrannie et exilé à Londres. Il y a là une évidente parenté, mais il y a surtout l’extraordinaire appropriation d’une tradition romanesque de langue anglaise enrichie par ces plumes venues d’ailleurs. Cette appropriation est plus qu’un hommage, plus qu’un signe de reconnaissance. Elle est un vrai signe d’appartenance, quand bien même celle-ci est prise dans les tourments et les plis de la conscience d’un homme qui n’a pas choisi le retour.

Deux choses sont intraduisibles, estime Walbrook, l’amitié et le chagrin. Le reste, les inexactitudes, les infidélités de la traduction, sont en fait un message d’espoir : elles prouvent que « tout ce que nous touchons est affecté, que toutes faibles, dérisoires, pauvres, limitées ou dénuées de liberté que nos vies puissent paraître, il nous est impossible de passer sur cette terre sans laisser une trace. » Puisse-t-il être entendu jusque dans les abîmes des déserts et des mers où s’achèvent tant de vies.

Hisham Matar, Mes Amis, traduit de l’anglais par David Fauquemberg, Gallimard, janvier 2024.


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

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