Littérature

Éclipses de lutte – sur Camille s’en va de Thomas Flahaut

Critique

Dans Camille s’en va, Thomas Flahaut s’échappe de la tragédie seule pour penser en roman et propose un récit où c’est la tendresse, plutôt que les espaces de pensées et les idéologies associées aux différents personnages, qui fait avancer histoire et écriture.

Camille s’en va, le troisième roman de Thomas Flahaut paru aux Éditions de l’Olivier, c’est à la fois l’histoire simple de gens qui s’aiment, et la complexité d’un thriller politique, quand protéger le monde signifie être considéré·e terroriste.

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Jérôme, Camille, Yvain sont lié·es depuis l’enfance. Par l’amitié, l’amour, leur ville et l’école, puis au fil des années, par des affaires de plus en plus politiques. D’une certaine façon, c’est ce qui les a éloigné·es, spatialement, la politique. Jusqu’à ce que la défense écologique de la Cingle, territoire mis en péril par une exploitation outrancière et policée des ressources (la construction de panneaux photovoltaïques menaçant une espèce rare de scarabée), rassemble leurs narratifs. C’est l’occasion, pour les personnages comme pour le roman, de creuser la veine sombre de l’oubli – à l’échelle des neuf ans de silence dans lequel Jérôme s’est exilé à la mort de son père, une fois Camille partie, comme à l’échelle sans mesure de ce qui compte, de ce qui a été, de ce qui a fait monde, de ce qu’on a construit sans le vouloir et de ce qu’on a déconstruit parce qu’on l’a voulu. 

Lorsque Camille, l’amie presque sœur avec qui Jérôme passe une partie de son enfance, s’en va, le monde de ce dernier s’effondre. D’une certaine manière pourtant, Camille s’en va parce que le monde s’effondre. Alors Jérôme s’en va parce que Camille s’en va. Mais si Camille s’effondre, où peut-il encore s’en aller ? « Où aller quand on s’est blotti dans le dernier repli du monde ? »

« Et quand je pense à Ulysse, mon cœur se fend »

Cette phrase, en exergue, a annoncé la couleur ; mon cœur s’est serré à répétitions à la lecture du troisième roman de Thomas Flahaut. Il s’est fendu pour les personnages, Jérôme, que l’on suit de tout près, Camille qui s’en va, Yvain. Ces trois se sont connus enfants et tentent, sur une dizaine d’années de rapprochements et une dizaine d’années d’éloignements, de ne pas se perdre – ou alors, de se perdre ensemble. Il s’est fendu sur les histoires écrites et manquées auxquelles tout ce temps a laissé place, pour affiner l’amertume du regret, la traîtrise de la mémoire rancunière, l’amour qui n’en finit pas de laisser son goût sur les lèvres, quoiqu’on dise, quoiqu’on fasse, quoiqu’on boive et quoiqu’on prenne sur la figure. Fendu comme une céramique éclate dans un four, tiraillée par les flammes, fendu comme un verre trop fragile sous la pression d’une main. 

Peut-être parce que la fragilité est aussi un thème de ce roman, qu’elle travaille les personnages, les rattrape souvent. Elle les rattrape sous la forme d’une nasse policière, en manifestation, elle est cette cheville de Camille qui gonfle sous un bracelet électronique, et cette assignation à résidence qui vise son adolescence à la maison du docteur, où elle vit avec Jérôme, le fils de celui-ci. Mais, parce qu’elle est ce qui les contraint, les assigne, les force et ne leur laisse pas le choix que d’habiter en elle, cette fragilité est aussi ce qui les fait bouger, avec une certaine férocité parfois. Se déplacer. Changer de lieu, aller là où ce sera utile. 

Changer de nom, parce qu’on se rêve autrement dans cette férocité. Geronimo, plutôt que Jérôme, Yvain, plutôt que Tony. Et Camille, dont les avatars se multiplient, suggérant que cette capacité-là d’un personnage à changer de nom donne aussi toute la mesure de la force de son caractère et de sa résistance. Camille est toujours au-delà sur le front, et Jérôme en retrait ne peut que l’admirer, ou regarder son dos comme s’il était condamné à la voir s’en aller. 

Comment échapper à leur fragilité, quand elle n’est que le symptôme de celle du monde entier, en agonie, un monde de fin du monde ? L’agonie, étymologiquement, c’est aussi la lutte. Comment échapper tout court dans un monde fou, un MAD – Monde À Défendre – qui rend militant·e, aussi naturellement que ça l’est pour Camille, ou au contraire pas du tout, comme dans le cas de Jérôme. Ces deux-là ont pourtant presque grandi ensemble, mais c’est une question de tempérament. De force centripète et centrifuge ; Camille fait péter, Jérôme, lui, fuit.

Il fuit pendant des années dans un désert si désert que le militantisme même y paraît impossible. Il fuit son passé, « champion olympique de l’oubli », fuit la douleur d’avoir trop vu Camille (sa sœur, son double-mais-en-mieux, son amie admirée, sa vie) s’en aller – lui tourner le dos. Dans le désert, il fuit jusqu’à la parole, celle qui demande qu’on soit plusieurs, et qu’on le veuille, pour s’échanger. Mais dans un tel monde, même le désert n’existe qu’à demi. Dans sa montagne brûlée par l’incendie, tout rappelle la nécessité de lutter. Oui, tout partout se délabre : le glacier près duquel Jérôme s’exile meurt, chaque présence de fleur ou de végétation maigre dit l’absence des arbres, et l’effondrement global de la planète.

Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage… et puis est retourné

Alors, quand Jérôme fuit mais que tout le rattrape, sa mémoire refoulée ressurgit également. Un appel à l’aide d’Yvain. L’abandon de Camille. C’est aussi cette histoire-là, plus profondément, que raconte Camille s’en va : l’impossibilité de s’en aller, fermer les yeux, de ne plus rien dire et faire comme si. L’impossibilité de s’exiler de l’échange, de la parole, de s’installer tout à fait dans le non-dit et de se satisfaire de l’oubli. C’est la forme du roman même : le passé qu’on a tenté de clôturer qui saute la clôture et « s’en va » dans le présent, et c’est comme ça que se déroule la narration, dans le rebours de la mémoire qui se retrouve, lorsque les bribes du passé restituent l’état de délabrement des situations de vie des personnages en sautant une à une à leurs figures, un peu plus marquées aujourd’hui que neuf ans plus tôt.

Ulysse, le héros grec, intervient comme une sorte d’horizon pour Jérôme, une figure qui aide à penser. À mesure qu’il y pense, il nous donne à nous, lecteurices, une belle analogie pour réfléchir les personnages de Camille s’en va, Jérôme compris. Parce qu’il y a toujours ce motif de départ pour structurer le roman : partir, s’en aller, et forcément, son pendant, revenir, retourner, rentrer. Mais il faut le temps, à Ulysse comme à Camille, comme à Jérôme, pour revenir ; et c’est ce que comprend Jérôme lorsqu’il repense à ses cours de fac sur l’Odyssée. « La professeure parle. Elle parle du fait qu’Ulysse n’est jamais revenu, car pour revenir, il aurait fallu qu’Ithaque soit encore Ithaque et qu’Ulysse soit encore Ulysse. »

Doucement, Ulysse est une obsession pour Jérôme, comme Camille dans sa propre vie. Qu’il change ou qu’Ithaque change, il incarne malgré tout le désir de revenir, soit au passé, à l’avant, soit à un espace que l’on appelle alors maison, ou chez-soi. Dans Camille s’en va, cet autre thème est essentiel, dans une ampleur qui oscille de la cabane au monde, c’est-à-dire écologiquement tout ce qu’on peut habiter, et comment. Entre ces deux pôles de la cabane et du monde, la question reste la même, « avec qui ? » : l’habitat collectif, la propriété, la solitude, l’expropriation, les rapports de force, mais aussi la famille. Chez soi, parce qu’on s’y sent comme en famille. Chez soi, où comme Ulysse, on est reconnu par les siens.

Ces problématiques engagent très profondément les personnages, et tout particulièrement Jérôme, qui suit des études d’architecture. Au fil de sa formation, il devient cet architecte qui ne veut rien produire, et qui finit par ne construire que des cabanes, dans les situations informelles d’occupation militante. Ironiquement, il y construit en série la cabane d’Unabomber, célèbre terroriste anarchiste. Au fond, il préfère déconstruire. Même si cette méthode violente n’est pas la sienne, l’idée de bombe rappelle cela aussi : défaire, déconstruire. C’est comme ça qu’on le rencontre, au tout début, ce personnage : en spectateur de la démolition, dans le fracas de son explosion, d’un immeuble de sa ville natale. 

Drôle d’architecte, que le béton rend malade ; architecte incapable de faire des plans pour sa propre vie. Au fil du roman, on comprend qu’il a malgré tout retapé des choses, et qu’il retape aussi son habitation sommaire au Désert. Il retape d’autant plus qu’il le fait pour abriter, protéger ou prendre soin des autres : son âne Han, autrefois ses camarades de lutte. Il n’essaime pas les habitations sur son passage, ne construit pas des barres de logements. Mais une certaine éthique de l’habiter, proche des animaux et d’une nature pas très accueillante à laquelle il s’accommode pourtant, se précise à mesure que sa sobriété se radicalise : il consomme à peine, n’exploite rien ni personne, pas même ses compétences d’architecte, pas même sa voix et sa parole. 

Palais de mémoire, maison de l’oubli

Ses idées de l’habiter et de la maison sont ailleurs. Ce sont des idées : de façon récurrente dans le roman de Thomas Flahaut, la maison est également un espace mental qui tient lieu de mémoire : « ma mémoire est une maison ». Déjà enfant Jérôme range ses souvenirs et ses mensonges dans les pièces et les placards de celle où il vit avec son père, renouant inconsciemment avec les grands principes de l’art de la mémoire, qui permet de structurer les connaissances au fil de la construction mentale d’une bâtisse – traditionnellement, un palais. 

Sans doute qu’il n’y a pas besoin d’alourdir le monde de béton : cette épaisseur immatérielle de la mémoire, si chargée émotionnellement, lui pèse tant qu’à la mort de son père c’est bien son poids aggravé par l’écho de sa solitude qu’il décide de fuir. Quitter la maison du docteur, c’est fuir le palais de sa mémoire, en atténuer années après années la présence, creuser la distance, oublier comment prononcer toutes ces histoires rangées dans des boîtes, si loin dans le temps et dans une autre ville. 

La tentative de fuite de Jérôme mène le roman, par son succès comme son échec. Elle lui donne sa langue elliptique, criblée par l’oubli, confère aux échanges la sobriété des silences et la rareté des mots. Éclipse, ellipse… on utilise l’un pour parler des astres qui se cachent, comme Camille qui s’éclipse, et l’autre pour parler des événements qu’on laisse de côté, oublie, des mots qu’on fait passer à la trappe. Mais c’est le même mot, qui veut aussi dire « abandonner ». 

En ne pardonnant pas à Camille de l’avoir abandonné, Jérôme la rend d’une certaine manière responsable de tout le crépuscule qui lui tombe dessus. Il projette son ombre sur le monde, engouffre son passé dans son départ, comme s’il disait : si tu pars, alors emporte ma mémoire, mes espoirs et mes futurs. Si tu disparais, c’est avec mes paroles, ma langue, mes mots. Nous lisons leur histoire à l’endroit où cette démission – le mot caractérise à plusieurs reprises Jérôme dans le texte – déborde l’évènement pour entamer la langue. « Il faut imaginer que le silence est une drogue. À la fois source des maux de Jérôme et leur antidote. Il le met dans une certaine transe dont il lui est difficile de sortir. Il appelle à encore plus de silence. »

L’éclipse de Camille signe le crépuscule narratif de Jérôme ; nous lisons leur histoire d’ellipse en ellipse, semblables aux îles-épisodes qui scandent le voyage d’Ulysse. Plus que tout, c’est probablement Camille que Jérôme aimerait oublier, dans cette façon qu’on les enfants de se venger en disant toi-même, ou : non, ce n’est pas que tu pars, c’est que je te fais partir. Je t’exile de ma mémoire. Ça ne marche pas si bien, peut-être parce que lorsqu’elle commence à prendre l’habitude de partir, Camille commence déjà à revenir, selon des paramètres étranges, impalpables, on croirait presque qu’elle a saisi que c’est ce qui marche le mieux pour s’inscrire en Jérôme. Moins débarquer devant lui que de déposer des choses dans sa maison mentale.

À la Cingle, tout le monde se fait appeler Camille. C’est un geste politique, qui protège les identités en les camouflant derrière un nom, et c’est le symbole fort d’une communauté unie. Pour Jérôme, le nom qui fuse dans tous les sens autour de lui prend une allure de fantôme, à mesure qu’il hante les corps, ou les survole comme un esprit. Avant la Cingle et pendant des années, lorsque Camille prend contact avec Yvain et Jérôme, elle le fait sous un faux nom. Elle leur apprend ce nom, emprunté à une culture étrangère ; c’est toujours le nom d’un yōkai, un de ces esprits japonais, apparitions étranges, fantômes folkloriques. « À Buruburu, esprit des frissons, Geronimo dit comment Nour, par sa seule présence, empêche le monde entier d’être tout à fait une ruine ». 

Chaque nouveau yōkai débarque dans leur vie avec son histoire propre, souvent associée à des situations ou des lieux précis. Yvain et Jérôme s’habituent à cette présence qui peut toujours surgir, l’attendent, Camille est toujours un peu là : « Camille va venir, ou elle va nous appeler, tu vas voir. […] Un monstre japonais, je sais pas, l’esprit du feu qui flotte au-dessus des tombes, de la pisse de tous les chiens sur les réverbères de Nagasaki, un fantôme qui donne des cauchemars aux commissaires de Kyoto, je sais pas ce qu’elle inventera. » 

Chaque fois qu’un yōkai surgit, Camille ajoute un petit grain dans la tête de Jérôme, un nouveau mot étrange dans la poésie du roman – forcément fascinant. Apprendre un mot, c’est désapprendre l’oubli. 

Le roman : constellation pensante

On ne peut pas dire que les personnages soient opposés, ni même complémentaires ; leur relation est trop ancienne, trop complexe pour se résumer ainsi. Il faut tout un roman pour se frayer dans leur amour, il faut même que d’autres personnages reçoivent, renvoient, volent de cet amour ou lui apportent. Et lorsqu’un auteur s’engage dans un tel amour, propre aux vies imbriquées, sans doute ne tranche-t-il pas sur ce que sont ses personnages. Il y a bien des choses qu’il leur confie, à mesure qu’il définit les lieux, les gestes et les personnes comme des pôles. Seulement, c’est pour mieux les laisser s’émanciper de ces définitions, s’en emparer, s’en débarrasser, se les échanger. C’est pour les pousser sur la ligne de leurs avants et de leurs après, fabriquer des êtres que leur propre propension à changer et échapper à leur définition définit justement. 

Le romancier connaît les différentes natures de liens qui engagent ses personnages. Il sait les affiner, les tendre comme des arcs d’équilibriste les uns par-dessus les autres, les multiplier : ce qui rattache un personnage à un lieu, ou à un autre, ce qui l’empêche de partir… Il est conscient de ce qu’un personnage ou un lieu permet de dire d’un sujet. Les rapports de force entre différentes valeurs, désirs, morales, obligations plus ou moins politiques ou familiales, sont travaillés par des gestes, des trajectoires et des paroles – ce sont ceux-ci et seulement ceux-ci qui permettent de se forger des opinions, prendre des décisions, et dérouler des conclusions. 

Jérôme et Camille le montrent bien ; ces personnages sont des genres de thèses en mouvement, et leurs trajectoires sont dès lors « problématiques », capables de générer des réflexions. Ils n’ont pas besoin d’ouvrir la bouche pour exprimer des positions. Leurs corps, leurs histoires, leurs micro-gestes parlent : de militantisme, de rapport à l’État, à la police, de façons d’aimer, de se projeter dans le futur. Ils parlent d’autant plus qu’ils se baladent et se croisent. Ils parlent même quand ils ne disent rien, ne savent pas quoi dire, comme Jérôme souvent. Toujours en mouvement, le travail des thèmes que cette expression-là produit n’est forcément jamais définitif. 

Ce système fonctionne un peu comme une tragédie, mais Camille s’en va est un roman, pour ouvrir le sens, non seulement à l’interprétation mais aussi à l’indécision – celle des personnages. Bien sûr, il y a réellement une forme de tragédie dans le récit que nous fait l’auteur de cette poignée d’êtres. Les morts, le passé, l’incapacité et, au paroxysme du tragique, les regrets que tout cela génère, pour les amputer de leur énergie vitale et les confiner dans une forme de survie menacée devenue la norme d’existence dans un monde en fin de vie. Mais l’écrivain s’échappe de la tragédie seule : il n’écrit pas dans ce genre où tout est finalement fonctionnel, bien placé et nécessaire au déroulement d’une intrigue dramaturgique. Thomas Flahaut choisit de penser en roman. 

Il laisse le roman devenir le dispositif d’une production improductive et contemplative de la pensée, et plutôt que les espaces de pensées et les idéologies associées aux différents personnages, ce qui fait avancer histoire et écriture, c’est de la tendresse. La tendresse infinie de l’auteur pour ces personnes qu’il invente, puis écrit comme si elles vivaient d’elles-mêmes et qu’il n’avait plus qu’à les regarder. 

On pourrait reprendre au compte de Thomas Flahaut ce qu’il écrit de ses trois personnages, Camille, Jérôme et Yvain, qui « s’aiment comme des chiots ». Il pourrait les suivre jusqu’au bout de leurs erreurs, dans un amour à la sincérité franche et innocente, simplement, sans paroles ni questions. En aimant sans la juger jusqu’à la plus mineure des figures qu’il construit. Qu’elle soit satellite des principales ou simplement comme une comète sur leur passage, elle appartient encore à cette constellation qui pense, par sa douceur indécise, la constellation du roman qui fait monde dans le défaut du monde.

Camille s’en va, un livre de Thomas Flahaut, Éditions de l’Olivier, janvier 2024.


Rose Vidal

Critique, Artiste

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