Cinéma

Coulisses et repentirs – sur Walk Up de Hong Sang Soo

Critique

Entièrement situé entre les murs d’un petit immeuble-atelier séoulien, Walk Up, la dernière livraison d’Hong Sang Soo (son 29e long-métrage !) articule portrait existentiel d’un quinquagénaire en crise avec une exploration spatiale et temporelle des lieux. Ce faisant, le cinéaste invente encore une nouvelle forme de récit, qui brouille autant la temporalité, qu’il met au net certaines coulisses secrètes de l’existence.

A qui demanderait quel serait le fait saillant de ces vingt-cinq dernières années de cinéma, on pourrait répondre qu’il s’agit de l’émergence quasi simultanée de deux sagas phénomènes et toujours ininterrompues : Marvel et Hong Sang Soo.

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Seul point commun de ces deux extrêmes de la chaîne de production : la prolixité qui leur permet d’enchaîner plusieurs films par an et de donner rendez-vous à leur public de fans. Car sinon, il s’agit plutôt d’une franche opposition.

Chez Marvel, on retrouve des super-héros et héroïnes. Chez Hong Sang Soo plutôt des anti-héros et quelques héroïnes mémorables. Marvel assène l’éloge de la force et des effets quand Hong Sang Soo chante la fragilité et l’indécision. Marvel est le produit d’un système industriel qui marque de plus en plus de signes de fatigue. Les films d’Hong Sang Soo, l’œuvre d’un homme (de plus en plus) seul – puisque cumulant désormais les postes de réalisateur, scénariste, chef opérateur, musicien, monteur et producteur – mais en pleine possession de ses moyens.

De notre côté, ayant depuis longtemps laissé tomber l’affaire côté Marvel, nous ne nous aventurons pas plus loin dans le comparatif. Dans ce match improbable, nous avons choisi notre camp depuis longtemps. C’est alors qu’une réplique du Van Gogh de Pialat [dite par le personnage de Marguerite Gachet] vient à notre secours. Comme le peintre maudit – devenu champion des musées et salles des ventes – Hong Sang Soo « multiplie les moments de faiblesse [plutôt les risques de faiblesse dans son cas : tournage sans scénario, quotidienneté des récits, peur de lasser son public], mais au bout : « quelle force ! ».

Quelle est alors la force de Walk Up, dernière merveille du cinéaste coréen (avant les sorties programmées d’In Water –film annoncé comme totalement flou – en juin et A Traveler’s Needs avec Isabelle Huppert, présenté cette semaine à la Berlinale) ? Déjà celle d’inventer son propre genre : le film d’introspection immobilière ou alors l’étude de mœurs architecturée.

L’histoire est simple. Byungsoo, un cinéaste célèbre (interprété par Hae-hyo Kwon, fidèle acteur alter-ego du cinéaste) retrouve Madame Kim une vieille amie, propriétaire d’un petit immeuble dans le quartier de Gangnam. Il est accompagné de sa fille, Jeong Su qui envisage de devenir architecte, et voudrait recueillir des conseils auprès de la propriétaire des lieux. Les présentations se déroulent sur un ton enjoué et poli, jusqu’à ce que Byungsoo soit appelé pour un rendez-vous à l’extérieur. Quand il revient, son rapport au lieu a changé. Il semble désormais y avoir bien ses habitudes, mais étrangement, il y évolue désormais moins à son aise. Sans doute parce que les scènes et confrontations qu’il y (re ?)vit réveillent des cicatrices du passé.

Le « Hong-Sang-Soo-verse » a aussi ses points d’inflexion. Si le début de sa filmographie dépeint plutôt une forme de désarroi masculin (ce qui en faisait, au moment de sa découverte, un possible cousin coréen de John Cassavetes et Jean Eustache), Les amours d’Oki (2010) fait une plus grande place aux héroïnes féminines et à leur regard qui sera de plus en plus déterminant par la suite. Grass (2018), entièrement situé dans un café, et nimbé d’un noir et blanc éteint (davantage « blanc et noir » au bout du compte) inaugure une veine souterraine et minimaliste de huis clos restreints et existentiels. Enfin, Introduction (2021) introduit dans son cinéma des personnages de jeunes adultes et partant une autre exploration du lien entre générations.

S’il est hasardeux d’imposer à Walk Up le terme un peu pompeux – et si éloigné de la modestie honguienne – de « film-somme », on peut rendre compte de sa grandeur en y identifiant trois lignes qui condensent, à elles seules, les différentes inspirations du cinéaste : un huis clos existentiel entièrement tourné entre les quatre murs de ce petit immeuble, un film sur « un homme face aux femmes », un film sur la filiation et la vocation.

Le prosaïsme absolu d’Hong Sang Soo ne l’empêche pas de lorgner vers une construction à la lisière du fantastique, porteuse, en tous cas, d’une étrangeté certaine. Si le dispositif (un immeuble, un bilan de vie) fonctionne à plein, c’est aussi parce que le film fonctionne sur une dynamique paradoxale. Un mouvement ascendant dans l’immeuble (du restaurant au rez-de-chaussée, aux pièces de vie dans les étages jusqu’à l’atelier en attique et à la terrasse), mais de plus en plus lesté par une plongée introspective dans le psychisme de Byungsoo.

La mise en scène paraît stimulée par l’étroitesse même des lieux. Les discrètes contre-plongées des scènes d’escalier dramatisent ces moments de transition. Lors du premier tour du propriétaire, quand Byungsoo et Madame Kim rentrent dans l’atelier d’artiste du dernier étage, ils sont encadrés par des empilements de toiles, disposés latéralement au premier plan. Cet espace que l’on imaginait très ouvert, se révèle, au contraire, aussi resserré qu’un couloir. Les peintures semblent même observer le duo qui vient d’entrer dans la pièce comme par effraction. Ces premières touches d’étrangeté signalent que plus largement, l’espace de la maison ne cessera d’observer les personnages.

Ces modulations déteignent sur la matière même de l’espace. Au début, ce petit immeuble est montré comme un ermitage utopique : vivre, travailler, chercher l’inspiration, retrouver des amies. Quel merveilleux lieu bohème et bienveillant, dont il est même dit que les portes resteront toujours ouvertes ! Puis, cette architecture se compartimente. Les digicodes sont activés. Apparaissent les mêmes problèmes de voisinage (fuite d’eau, promiscuité sonore) que dans une copropriété lambda. Et les lettres adressés à Byungsoo sont lues « par erreur » par la maîtresse des lieux. Entre la cohabitation et l’intrusion, la frontière devient mince.

Le film doit conjurer une double introversion. Introversion du lieu, tout d’abord. L’image légèrement surexposée (voire « brûlée » à certains moments) transforme les fenêtres en grands rectangles irradiants. Lors de son arrivée, Byungsoo a beau affirmer sur un ton enjoué, que « cette vue [lui] rappelle ce qu’[il] voyai[t] quand [il] vivai[t] à l’étranger », cette vue, nous ne la verrons jamais.

Cette absence d’échappée n’est pas qu’une simple coquetterie stylistique. L’espace restera constamment un white cube mental, qui renverra chacun à sa propre intériorité, et le film fonctionnera volontairement en circuit fermé, jusqu’à une ironique épiphanie finale sur la terrasse. C’est là que doit être considérée la seconde introversion : celle de Jeong Su, la fille de Byungsoo, personnage dont la timidité génère plus d’entraves que de charme. Dans les premières séquences, la fille timide et le père embarrassé forment un duo presque comique, et le film peut laisser croire qu’il racontera l’histoire de la jeune fille : comment elle noue une relation avec une femme qu’elle admire, comment elle gagne sa complicité en se confiant sur les absences de son père. Chez Hong Sang Soo, les jeunes ne sont pas fougueux. Ils sont souvent empêtrés par leur désir de bien faire et ont du mal à nouer le dialogue avec leurs ainés (cf. Introduction où « les débuts dans la vie » d’un apprenti comédien n’étaient que suite de quiproquos et de rendez-vous manqués).

Hong Sang Soo, lui-même, joue un drôle de jeu avec cette grande question (« serait-il possible d’être un grand artiste et un bon père ? »), posée dès l’entame, mais ensuite poursuivie en creux. Plutôt que d’y répondre directement, il préfère l’évoquer par une joyeuse ambivalence. Quand Byungsoo rencontre une employée du restaurant, qui s’avère aussi une admiratrice de ses films, cette dernière lui annonce tout de go qu’elle est souvent hilare devant ses films, quand Madame Kim souligne au contraire qu’elle a besoin d’une intense concentration pour les regarder. Cette savoureuse discussion a valeur de mini-manifeste. On peut y voir le pied de nez d’Hong Sang Soo à une encombrante admiration – celle dont plus d’un cinéphile a dû lui témoigner, celle surtout qui entrave la jeunesse, précise-t-il.

Comment se désinhiber alors ? Par la boisson, suggère l’admiratrice, pour qui les films lui donnent envie de rire et de boire. C’est là où Walk Up marque une inflexion importante dans la filmographie de Hong Sang Soo : le vin a remplacé le soju, nonobstant la scène finale où l’alcool de riz retrouve ses droits. Changement pas si anecdotique, puisqu’il s’agit de siroter, plutôt que de trinquer et de boire. Et d’entraîner – dans les premiers temps du récit en tous cas – une parole avenante, une complicité de la conversation. Même si le film explore un moment de crise, et même un moment dépressif de son personnage principal, le film dresse aussi un éloge de la détente comme valeur suprême, du moment de partage comme absolu de la condition humaine.    

Cette complicité, cet hédonisme même, s’évapore au premier point d’inflexion du récit, dans une scène qui n’a l’air de rien, mais où éclate toute la grâce de la mise en scène d’Hong Sang Soo. Le cadrage est d’abord sur la porte. Le son du digicode. Jeong Su rentre dans la pièce. Dans le mouvement, un léger panoramique aboutit à Byungsoo et Kim attablés et souriants. L’homme se saisit d’une guitare et entame une petite ritournelle désaccordée. Regards, sourires, rires. Plaisir d’être là. Au petit air de guitare, vient alors se superposer la sonnerie du téléphone de Byungsoo. Il ne se passe quasiment rien, mais le charme de la scène doit beaucoup à sa composition sonore qui fonctionne comme un morceau lo-fi : les quatre notes du digicode, le refrain hésitant à la guitare, les rires qui se superposent à tout ça, et la perturbation de la sonnerie du téléphone. Aucune de ces composantes n’est en soi particulièrement harmonieuse, mais en se relayant sur la bande son, elles trouvent, comme chez Satie, leurs propres accords minimalistes. En décrochant son téléphone, Byungsoo sent bien qu’il va briser cette petite bulle de grâce, mais il doit bien partir à son rendez-vous. Quand il reviendra, le récit basculera dans une autre dimension, beaucoup plus hypothétique, voire désaccordée.

Il n’y a  pourtant aucun forçage psychologique chez Hong Sang Soo. Ses films donnent de plus en plus l’impression d’enregistrer la vie comme elle va, tout en laissant sourdre quelques brisures. Et c’est précisément à chaque spectateur et spectatrice de ressentir où les lignes peuvent s’ébrécher.

C’est en cela que Walk Up est aussi un film retors. Derrière la chronologie apparemment linéaire et un mouvement ascendant (les scènes se distribuant, pièce par pièce, en grimpant dans l’immeuble), un doute opère. A quel moment se sont réellement déroulées ces scènes (souvent des discussions à table ou en tête-à-tête) ? Chacun de ces fragments du quotidien encapsule un désarroi, une mélancolie, une jalousie, un aveu. De toute évidence, elles ont déjà eu lieu auparavant et se rejouent dans ces espaces, à la fois domestiques et abstraits.

Jouons sur les mots. Ces scènes opèrent comme des repentirs (au sens pictural du terme : un dessin, en forme de correction, exécuté sur un essai précédent). Elles mettent en forme un regret, plus ou moins net, qui cerne le personnage. Au plus fort de sa lassitude, celui-ci s’étale sur son lit, filmé comme un fond blanc sur laquelle s’échoue la masse de sa silhouette. Sur la bande-son, une discussion avec sa femme, mais à la texture pas très nette. On y entend du souffle. Est-ce un message téléphonique voire un enregistrement clandestin ? Dans le sens même des propos, se reconnaît une variation, voire une poursuite, d’un dialogue précédent joué un étage plus bas. S’agirait-il alors simplement d’un souvenir du personnage ? Ou alors d’une preuve de sa dissociation mentale ? Par une très simple manipulation cinématographique, Hong Sang Soo laisse entrevoir tout le désarroi de son personnage, tout en multipliant, de manière ludique, plusieurs pistes d’interprétation.

En cela, Hong Sang Soo invente une narration en coulisses, au double sens du terme : spatial et théâtral. Au fur et à mesure de l’avancée de son héros dans l’immeuble, chaque scène semble l’arrière-plan secret, parfois embarrassé, d’une décision personnelle. Mais chaque scène s’agence aussi à la précédente, de manière fluide, créant des échos qui pourront résonner de manière très personnelle chez chaque spectateur ou spectatrice. S’y retrouve aussi le célèbre oxymore du cinéaste, sa « gravité légère », lui permettant d’évoquer et même de faire percevoir des affects lourds (crise d’inspiration, inquiétude filiale, voisinage de la dépression) par des jeux de récit et de montage.  A cette aune, les moments passés sur les seuils, moins anodins qu’il n’y parait, portent aussi leur part d’inquiétude : celle de peut-être « rester à la porte » de moments clefs de son existence, sans qu’on ne s’en rende forcément compte. Une hantise dont on saura gré au cinéaste de nous la figurer.


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