Cinéma

La mort comme moteur – sur Ferrari de Michael Mann

Critique

Avec son film précédent, Michael Mann semblait avoir signé la fin de formes et de modèles représentatifs d’une certaine époque mais qui semblent aujourd’hui éculés. Il revient pourtant, dix ans plus tard, à ce cinéma peuplé de héros tragiques, produisant une nouvelle œuvre très inégale mais qui réussit, malgré tout, à explorer adroitement le thème de la vitesse.

Presque dix ans se sont écoulés depuis la sortie d’Hacker en 2014, dernier film en date de Michael Mann avant la sortie de l’attendu Ferrari. Dix ans durant lesquels le cinéaste américain a dû se remettre de l’échec critique et commercial d’un film parachevant pourtant idéalement sa filmographie. Peuplé de héros tragiques qui traversent le monde à la manière d’étoiles filantes, dont le mouvement même préfigure la perte et la disparition, le cinéma de Mann a vu son envergure se rétrécir avec le temps, bien loin de la position centrale que le cinéaste occupait lors des sorties successives de Heat (1995), Révélations (1999), Ali (2001) et Collateral (2004).

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C’est que l’œuvre mannienne cultive aujourd’hui, par bien des aspects, une forme un peu surannée : à sonder le contemporain tout en embrassant par la technique ses évolutions (parmi lesquelles la transition numérique dans les titres précédents cités), ses films semblent destinés à marquer une époque – celle des années 1990 et 2000, dont il fut l’un des plus éminents représentants. Ou bien cela est-il aussi dû aux modèles vieillissants sur lesquels ses récits se reposent : ceux de l’entrepreneur borné, du professionnel noble et imperturbable, qui ne tremble jamais.

Hacker sonnait à cet égard comme un véritable chant du cygne, dans la mesure où il s’agissait peut-être de son film le plus radical. Jusqu’au-boutiste, Mann y peignait avec une grande acuité les flux numériques, les débits informatiques et la vitesse du contemporain à l’heure où les figures de son cinéma, bien qu’elles aient toujours été traquées, étaient cette fois-ci amenées à disparaître. Il s’agissait de se fondre dans le flou du monde à la manière du personnage de Nicholas Hathaway, marchant dans les allées d’un aéroport jusqu’à se rendre indiscernable dans l’ultime plan du film.

La sortie de Ferrari sur Amazon Prime en France, neuf ans après ce qui pouvait s’apparenter à un point final, a donc de quoi surprendre. Pourquoi relancer une fois de plus la machine après avoir filmé la manière dont on peut s’en extraire ? Le cadre historique dans lequel se déroule l’intrigue (l’Italie des années 1950) règle assez vite cette contradiction à l’échelle du travail de Mann : si le présent a fait ses adieux aux héros manniens, figurines poussiéreuses et quelque peu dépassées par le monde qu’elles ont cru un temps maîtriser depuis ses hauteurs, il n’y a désormais que le passé en mesure de les accueillir à nouveau (comme Public Enemies l’annonçait au fond, déjà, en 2009).

Rien d’étonnant dès lors à ce que le film s’ouvre sur des images d’archives du « Commandatore » Enzo Ferrari (Adam Driver) au volant de l’un de ses bolides durant une course alpine : la vitesse du nouveau film de Mann est d’emblée une vitesse surgissant du passé. C’est une vitesse révolue, qui appartient à un autre temps et dont on connait le point d’achèvement. Le fait que le visage d’Adam Driver y soit intégré par l’entremise d’un trucage numérique très visible ne fait que renforcer l’impression d’un élan d’entrée de jeu paradoxal : la vitesse porte un masque et voile à peine sa non-contemporanéité.

Le scope chatoyant et la reconstitution soignée que propose par la suite du film ne saurait dissimuler ce que ces images inaugurales ont annoncé plastiquement, par le noir et blanc et surtout par le grain de la pellicule marquant d’un sceau mortifère la course qui s’y joue. Car la vitesse de Ferrari est évidemment une vitesse mortifère. Tout le film figure la manière dont ses personnages courent après les fantômes, tout contre les fantômes, devant et derrière les morts d’hier et de demain. Chez Mann, la vie n’est plus qu’une course tragique où l’on file droit vers la tombe – plus ou moins vite, avec plus ou moins d’assurance et de style.

Le film suit le quotidien en 1957 d’Enzo Ferrari, fondateur avec sa femme Laura (Pénélope Cruz) de l’éminente entreprise automobile portant son nom. Alors que son mariage bat de l’aile, le Commandatore doit lutter pour que son institution évite la banqueroute, menant de front la partie sportive de son écurie tandis que les ventes commerciales ne décollent pas. En parallèle de la préparation des courses, de l’élaboration des engins et du recrutement des pilotes, Enzo élève en secret un fils caché, Piero, qu’il a eu avec son amante Lina Lardi (Shailene Woodley), cette dernière cherchant à faire définitivement reconnaître sa progéniture par son père.

Contrairement à Ali, qui s’étalait sur une décennie de la vie du célèbre boxeur américain, Ferrari n’appartient en ce sens qu’à moitié au genre éculé du film biographique, dans la mesure où il ne se concentre que sur un moment précis de celle du pilote devenu constructeur automobile. Mann isole l’année 1957 pour échafauder un récit dans lequel synthétiser ses obsessions : la destinée tragique (Enzo et Laura ont eu un fils, mort prématurément à l’âge de 24 ans), le dilemme cornélien (choisir entre Laura et Lina) ou encore le casse (tout miser sur une seule course pour sauver l’entreprise et rebondir, en bon parieur).

Ce dernier a lieu durant la tristement célèbre dernière édition des Mille Miglia, une course automobile d’environ 24 heures qui se déroule sur route ouverte entre Rome et Brescia et à laquelle participent tous les constructeurs les plus reconnus de l’époque. L’édition de 1957 de la course s’est à la fois soldée par la victoire de la Scuderia Ferrari et par l’accident mortel de l’un de ses pilotes, Alfonso de Portago (Gabriel Leone), qui a entraîné la mort de plusieurs spectateurs sur le bord de la route où sa voiture s’est violemment renversée.

De cet événement, qui entraîna la fin des Mille Miglia mais qui permettra au constructeur automobile de se relancer, Michael Mann tire un film à deux vitesses. D’un côté, le récit semble animé par un élan spectaculaire, machine vrombissante embrassant pleinement la vélocité des engins pour porter à un point d’incandescence l’esthétique du flux que le cinéaste a cultivé pendant des années. De l’autre, Ferrari est une pure élégie funeste, un requiem dont la moitié des séquences sonnent le glas d’un protagoniste, déjà au cimetière (le frère et le fils d’Enzo) ou destiné à mourir sur le bitume d’un circuit (Alfonso de Portago périra après avoir remplacé un autre pilote mort au volant d’une Ferrari).

Formellement, ces deux vitesses opposées se ressentent dans l’allure bicéphale d’un film tantôt très vif et nerveux, tantôt flottant et aérien. Les scènes de course sont agitées, frénétiques, vibrantes, tout en restant lisibles, Mann filmant autant la furie des moteurs sur la route que la façon dont les bolides fendent à toute allure les paysages champêtres et montagneux de l’Italie rurale. Véloce, le montage agit comme un chronomètre qui donne le tempo des percées effectuées sur les circuits, à l’image de cette scène où les membres de l’industrie automobile scrutent leurs chronos lors d’une messe dominicale, avec en parallèle les images du record qu’est en train de battre un pilote non loin de là.

C’est dans la rencontre des deux pôles du récit, la vitesse et la mort, que le cinéaste tutoie certains sommets.

À l’autre bout de ce spectre particulièrement dynamique se tiennent les scènes de tragédies sentimentales et familiales. Mann les filme par l’entremise d’un découpage aérien, évanescent, quasi malickien par endroits (période Knight of Cups (2015)), avec l’étrange netteté numérique qui caractérise ses films depuis Miami Vice (2006). Bien plus solennelles, ces séquences tranchent avec l’aspect brutal et incisif des courses sur circuit en donnant à voir des situations nébuleuses, hantées par la mort. La caméra, en épousant le quotidien maudit de la famille Ferrari, filme parfois un repas comme s’il s’agissait d’une scène d’enterrement.

C’est à travers cette structure duale, a priori contradictoire, que le film trouve son sujet : pulsion de vie (l’ivresse des courses) et pulsion de mort (le deuil familial) participent d’un seul et même élan. Frôler la mort est précisément ce qui permet de continuer de vivre au plus près des disparus. Si le récit débute entre autres au sein d’un cimetière, dans l’autel funéraire de la famille Ferrari, l’entièreté de l’intrigue est par ailleurs peuplée de doubles fantomatiques. Frère, fils et anciens pilotes que l’on remplace au pied levé : chaque personnage vivant n’est que le substitut d’un cadavre.

Il en va un peu différemment de Laura Ferrari, interprétée par Penelope Cruz avec une intensité palpable (regard noir, visage tendu, lèvres fermées), qui fait remonter à la surface ce qu’Enzo tente de fuir en se réfugiant dans les bras de la solaire Lina Lardi. Dévolue avec une grande fermeté à la réussite de l’entreprise comme au legs dont n’a pas pu hériter son fils défunt, Laura apparaît bien souvent sous la forme d’une pythie. Ses mauvais présages n’apportent toutefois jamais la mort – contrairement aux choix d’Enzo et à son obsession pour la vitesse machinique – mais la font simplement rejaillir, pour que jamais elle ne tombe dans l’oubli.

Comme souvent chez Mann, le film est tiraillé de l’intérieur par des pulsions et des mouvements contradictoires. Entre le spectacle enivrant et le drame existentiel, le cinéaste tire un fil des deux côtés, quitte à ce qu’il se déchire entre ses doigts. Parfois, le pari est perdant et Ferrari avance au point mort. Assez folklorique dans sa reconstitution de l’Italie des années 1950 et de ses mœurs, le film multiplie les scènes roboratives et explicatives, entretenant de surcroît une fascination un peu morbide pour la noblesse archaïque, presque antique, des Ferrari – grandes destinées et grandes fortunes comme seules charpentes du récit.

De ce point de vue-là, Ferrari peut légitimement apparaître comme un film inégal et franchement mineur dans la filmographie du cinéaste, d’autant que certains personnages sont contraints d’occuper des rôles assez ingrats en comparaison du duo principal (celui par exemple de Lina Lardi, auquel Mann s’intéresse peu). De nombreuses scènes font par ailleurs office de liant narratif et semblent peu investies, là où le moindre dialogue pouvait auparavant, chez Mann, adopter une forme tout à fait majestueuse (on pense aux conversations de Heat, sur une terrasse surplombant Los Angeles ou dans un diner à l’intérieur duquel un simple champ-contrechamp prenait une importance monumentale).

À certains moments, le film produit cependant de vraies envolées, lorsqu’il apparaît tout entier dévolu à la peinture d’une vitesse irrésistible, destructrice et suicidaire. C’est dans la rencontre des deux pôles du récit (la vi(e)tesse et la mort) que le cinéaste tutoie même certains sommets. On peut notamment citer l’accident de Rodrigo de Portago aux Mille Miglia, vers lequel pointe l’ensemble du récit. Montée en parallèle avec un diner de famille où l’on regarde avec enthousiasme la course à la télévision, le carambolage est précédé d’un travelling compensé (zoom arrière, travelling avant) sur une route bordée de cyprès, comme une illustration parfaite de ce fil qu’aura tendu Mann du début à la fin, entre projection vers l’avant et hantise irrémédiable du passé.

Après un ralenti et une série de plans de coupes sur la voiture décollant du sol, la violence du choc et des images montrant les corps laminés sur le sol est décuplée par le montage final de la scène, montrant après le crash la victoire de l’un des pilotes Ferrari. La réussite, chez Mann, est systématiquement tragique. Plutôt qu’un personnage regardant l’horizon ou le littoral américain, comme dans Heat ou Miami Vice, le Commandatore contemple ici une masse de cadavres fauchés par l’une de ses voitures. Le héros mannien, ce professionnel à la noblesse affirmée, ne fait au fond que semer la mort sur son passage ; il n’a plus qu’à compter les corps.

L’autre « circuit » du film, la « boucle » où se tient la ligne de départ et d’arrivée de ce beau mais inégal film hanté, se trouve alors au cimetière. À la toute fin du récit, Enzo emmène son fils caché, Piero, qu’il s’apprête à légitimer, visiter l’autel funéraire de la famille quelques temps après la victoire (profitable malgré les victimes) du constructeur aux Mille Miglia. Le trésor familial se transmettra de toute évidence du premier au second au moment du trépas.

Au royaume Ferrari, sur et hors des circuits, ne règne qu’un parfum de mort. Les voitures d’Enzo portent de toute façon la couleur du sang.

Ferrari, de Michael Mann, sortie en France sur Prime Video le 8 mars 2024.


Corentin Lê

Critique, Rédacteur en chef adjoint de Critikat

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