Littérature

Cinquante nuances de chair – sur Pauvres créatures d’Alasdair Gray

Professeur de littérature anglaise

Emma Stone a reçu l’Oscar de la meilleure actrice pour sa performance dans Pauvres créatures de Yórgos Lánthimos. C’est l’occasion de (re)découvrir le roman glaswegian dont le film propose une transposition londonienne, et par-delà toute l’œuvre du génial Alasdair Gray.

Paru en 1992, traduit (excellemment) en français en 2003, aux éditions Métailié, Pauvres créatures reparaît en ce début d’année, sans doute dans l’espoir que le succès remporté par le film au titre éponyme de Yórgos Lánthimos, le réalisateur de La Favorite (2018), rejaillira, au moins un peu, sur le roman. Mais, ces temps-ci, l’actualité du cinéma est telle que c’est plutôt à la lumière de l’affaire Judith Godrèche qu’il paraît d’abord tentant de relire cette histoire d’une poupée humaine « qui fait non ». Avant de comprendre qu’avec son livre à nul autre pareil, l’Écossais Alasdair Gray nous réserve un « festin plein de surprises ».

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On ne s’y trompera pas, en effet. Le roman vaut vraiment le détour, indépendamment de toute polémique, indépendamment, même, de toute référence au film, dont le fils d’Alasdair Gray, décédé en 2019, a pourtant validé la réalisation, alors même que Londres y supplante, sans vergogne aucune, la Glasgow d’origine. Dans l’esprit de l’écrivain, c’est même une leçon d’indépendance, dans tous les sens du terme, à commencer par son acception politique, qu’il entendait nous livrer.

Originaire de la grande ville portuaire et industrielle en bordure de la Clyde, Alasdair Gray est l’un des représentants les plus éminents du courant artistique baptisé « École de Glasgow », soucieux de faire bénéficier ses compatriotes d’une nouvelle « Renaissance écossaise » – on serait tenté d’écrire de nouvelles « Lumières », en référence au temps glorieux où l’Écosse des David Hume, Thomas Reid, Adam Ferguson et autres Adam Smith, on en oublie, voyait en Édimbourg « l’Athènes du Nord », mais on s’en dispensera, d’abord parce que Glasgow a toujours contesté l’hégémonie de la capitale écossaise et ensuite en raison des vifs soupçons nourris par nos contemporains envers ce dix-huitième siècle-là, à l’origine de bien des malheurs.

Gray croyait dur comme fer à la possibilité d’une Écosse libre, socialiste et pleinement artiste. « Travaillez comme si vous viviez aux premiers jours d’une nation meilleure », tel fut son mot d’ordre de tous les jours. Surnommé le William Blake de Glasgow, du nom de cet artiste londonien qui, à l’époque romantique, fut poète et graveur visionnaire – qui fut fou à lier, diraient les mauvaises langues –, il axait ses priorités sur la création, le faire. En l’occurrence le faire du muraliste à la Diego Rivera, du vitrailliste, dont subsistent encore, en dépit de démolitions récentes, de superbes réalisations, signe de son profond investissement dans l’aménagement de sa ville. Le romancier « composite », lui, véritable centaure au corps d’écrivain et à la tête d’artiste, se montre incapable de laisser au repos sa passion « primitive » des images ; il griffonne, dessine, grave, peint, illustre… Là est sa patte, son empreinte graphique dans toute sa matérialité.

En France du moins, on connaît peu l’écrivain prolifique, et encore moins l’artiste inspiré. Mais Lanark (1981), son premier roman auquel il consacra trente ans de sa vie, n’est tout de même pas passé inaperçu. Il est à Glasgow ce que, mutatis mutandis, l’Ulysse joycien est à Dublin : le roman d’une ville et de la « dérive », au sens de la psycho-géographie, qu’y accomplit un jeune flâneur, croisant des personnages en proie à un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », osera-t-on, en paraphrasant Rimbaud. Sous couvert de prendre modèle sur la (grande) forme du Bildungsroman, qu’il bouscule toutefois allègrement, Gray s’y penche, entre autres, sur la nature du lien organique qui le relie à la cité qui l’a vu naître, et où il mourra. Dans un passage clef de cet ouvrage hors norme rapidement devenu « culte », l’un des personnages s’interroge : « alors que Glasgow est une ville assurément superbe, pourquoi la remarquons nous à peine ? ». La réponse ne tarde pas à venir : « Pour que les habitants d’une ville s’approprient son imaginaire, encore faut-il que des artistes aient montré l’exemple. Or, rien de tel ne s’est passé ici. Du point de vue de l’imagination, Glasgow existe au travers d’une chanson de music-hall et d’une poignée de mauvais romans. C’est là tout ce que nous avons donné au monde. C’est tout ce que nous nous sommes donnés à nous-mêmes. »

Quelques années plus tard, et cinq romans après, que donnent les séquences tout aussi urbaines de Pauvres créatures ? Reportons-nous à son épilogue, pour voir ce qu’il en est. Une certaine Bella Baxter, mais qui signe du nom de Victoria McCandless, y dévoile le contenu d’une lettre incendiaire. Au deuxième degré, c’est elle qui parle le mieux de Pauvres créatures. Ce livre pue, s’indigne-t-elle. Il « pue l’époque victorienne ». Il sent le « faux gothique », comprenons le néo-gothique architectural omniprésent dans la ville, déjà vilipendé en son temps par John Ruskin. Mais elle a aussi en tête le faux roman gothique, à la manière de Mary Shelley ou de Matthew Gregory Lewis.

Détestation semblable à celle d’un Philippe Muray, dans Le XIXe siècle à travers les âges (1984) ? Nullement. Alors que le pamphlétaire croyait bon de s’en prendre, dans le XIXe honni, à « l’ocsoc », à savoir la greffe selon lui contre-nature de l’occultisme et du socialisme, pour Alasdair Gray, le socialisme, et son ancêtre, le fabianisme, ne sont qu’une des formes prises, avec l’anticolonialisme postérieur, de « l’avenir meilleur » auquel le personnage de fiction comme le romancier œuvrent « ardemment », chacun dans son domaine et son rôle.

On pourrait ne pas s’arrêter en si bon chemin, et ajouter, sur le même ton persifleur qu’appelle la mise au point de la protagoniste, que ce roman pue les années 90 à plein nez. Dans la ville qui a vu naître la fabrique (mill) comme l’aliénant emblème de la Révolution industrielle, sa fabrication mélange le postmodernisme métahistoriographique, les seuils paratextuels, l’écriture « palimpsestueuse », sans parler de la déceptivité présente à tous les étages de la narration. Soyons franc : source de constant ravissement pour les spécialistes, pareille ingéniosité apparaît déjà d’un autre temps et risque de laisser froids les lecteurs profanes d’aujourd’hui. De tels emboîtements finissent par lasser. Serait-ce qu’il n’y a rien de nouveau sous le ciel de Glasgow, proverbialement couvert ? Plus grave, serait-ce que, derrière l’art consommé du détournement de citations, d’œuvres et d’images qui se déploie dans Pauvres créatures, il n’y ait pas d’auteur original ? Gray ne serait-il qu’un « repriseur culturel », un copiste, voire un plagiaire – le dernier chapitre de Lanark contenait déjà une liste, non exhaustive, de ses nombreux « emprunts » ? Un faiseur, en somme, fût-il « faiseur d’Écosse » (Camille Manfredi) ?

Ce serait oublier l’essentiel : la chair, l’incarnation. Rien de désincarné dans la reprise du mythe de la création popularisé par Mary Shelley, avec son Frankenstein. Autre savant fou, le monstrueux Godwin, qui partage son patronyme avec le père de l’autrice, penseur de l’anarchie politique et romancier, a greffé dans la boite crânienne de Bella le cerveau du bébé que la jeune noyée portait dans son ventre.

Jouée dans le film par la géniale Emma Stone, la Belle (de la Bête) procède d’une conscience encore vagissante, implantée dans un corps doté de désirs sans filtre ni tabou. Délinquante au regard du patriarcat, déclarée « érotomane » par les instances du « bio-pouvoir » foucaldien – on songe à son Histoire de la folie à l’âge classique (1961) ainsi qu’à sa Naissance de la clinique (1963) –, Bella est perpétuellement en manque de « Chandelle ». Au point que son premier mari lui propose une clitoridectomie, mais plutôt que de consentir à son propre asservissement, elle se cache dans la cave à charbon, avant de prendre la poudre d’escampette, traversant les continents au gré de ses ardeurs et finissant sa course folle dans un bordel parisien, avant le retour au bercail.

Réjouissante cavalcade, menée au nez et à la barbe des missionnaires (de leurs positions et dispositions, avant tout coloniales), eux qui ne rêvent que de corps « redressés » (Vigarello) là où la femme agit en Éros énergumène, laissant derrière elle une tripotée d’amants vidés de leur mâle substance. Pas pour elle, le statut de Muse que son (second) époux transi lui confectionne dans un récit dont la centralité se voit sapée de l’intérieur. Toute à son désir de faire « progresser » le monde, elle n’est pas dupe de l’attitude des hommes qui en parlent aussi, mais n’usent de ce discours que pour « prendre au piège les femmes de ma sorte ». Toute ressemblance avec des agissements aujourd’hui dénoncés au titre de l’emprise et de l’instrumentalisation, serait, bien sûr, tout sauf fortuite…

Chair d’une ironie, dont la finesse, on l’a vu, est d’apporter à soi-même sa propre contradiction, dans le dessein de privilégier la sortie des cadres dans lesquels on cherche à enfermer aussi bien la pensée, le roman, que les jeunes filles en fleurs. L’apprentissage de Bella, son émancipation, intellectuelle et politique, passe par la découverte de la misère dans ce qu’elle a de plus intolérable, par l’empathie qui naît à son contact et le besoin d’y mettre fin, dans l’absolu, de la soulager, a minima. Il s’exprime dans un retentissant « Non » lancé à la face d’un monde cruel envers les faibles, et ce, « Au “non” des femmes » (Jennifer Tamas). On croit entendre la porte que Nora Helmer fait claquer derrière elle, dans la pièce de Henrik Ibsen, La Maison de poupée (1879). A l’instar d’une Nora jugée « simplette », la poupée humaine se rebiffe, mord (littéralement) la main qui la nourrit, refuse les louanges qu’on lui tresse, fût-ce au nom de l’amour conjugal. Elle fera des études de médecine et le Docteur Vic terminera son existence en 1946, date de l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement travailliste. En charge d’une petite clinique pour indigentes, dans un faubourg crasseux de Glasgow où elle aidait ses patientes à avorter, elle aura refusé jusqu’au bout le qualificatif de « pauvres créatures », expression des plus condescendantes, forgée par les hommes pour désigner les « pauvresses » (poor things, en anglais) que sont les domestiques engrossées par leurs patrons.

Mi-chair, mi-poisson, l’humour tongue-in-cheek de Gray transcende l’artifice présent dans son dispositif à double ou triple fond. Le portrait de l’anglo-écossaise Bella, enfant de moins en moins attardée, et qu’il se plaît à représenter en Mona Lisa arborant un chapeau à la Gainsborough (!), se veut une allégorie, pour rire, mais aussi pour de vrai, d’une Écosse confrontée, depuis l’Acte d’Union (1707) qui a arrimé son sort à celui de l’Angleterre, aux vicissitudes de l’amnésie. Mais aussi à la douleur d’un écrasement, celui de sa culture historique : Bella/Caledonia est sans passé, et sa cervelle, une tabula rasa. Se posant en héritier critique de l’immense Walter Scott, dont il appréciait assez peu la propension au compromis, Gray entend au moins tirer tout le profit souhaitable de la Dévolution, entamée au Royaume Uni dès les années 1970 et de nature à consolider une Écosse en devenir.

« Chair du livre », ensuite, selon la belle expression d’Évanghélia Stead, amoureuse de la matérialité des livres, de leur imaginaire, de leur poétique, d’un mot. Sous la plume et le crayon de Gray, le verbe prend corps, et la page se fait peau par le truchement de l’image. L’artiste fait feu de tout bois : ainsi, l’homonymie le sert-elle au-delà de ses espérances. Il prend prétexte de la célèbre Anatomie (1858) du chirurgien anglais Henry Gray (1827-1861), encore en usage, de nos jours, dans les facultés de médecine anglo-saxonnes – et qui marqua durablement l’artiste Jean-Michel Basquiat, mais aussi un certain Francis Bacon –, pour consteller son livre de reproductions d’appareil génital (masculin et féminin), de vertèbres (soudées par groupes de deux ou trois, ou étirées tout le long d’une épine dorsale), d’ossements divers et variés (fémur, hanche, cheville, bassin, etc.).

Les plans de coupe du cerveau, du cœur, auxquels il ne manque que la couleur, rythment le propos. Car à ces membra disjecta tirés de l’ossuaire, Gray impulse un mouvement qui tient autant de la danse macabre que de la gigue écossaise. Il va même jusqu’à reproduire, par un coûteux procédé de photogravure, le barbouillage causé par les larmes de la Bella épistolière, suggérant plus qu’il ne le montre « la pression de la plume qui souvent déchire le papier ». Un gribouillis que les soi-disant experts en graphologie traduisent par un « retour catastrophique » à l’âge mental d’un nourrisson. Alors que Godwin, l’unique Dieu présidant à la création de Bella et objet de son seul grand amour, l’interprète pour ce qu’il est, un poignant appel au secours : « Ils signifient non non non non non non non aidez le bébé aveugle pauvre petite fille au secours au secours non non non non …. »

Chair de la lettre et du mot, enfin. Préalablement à l’emploi de l’écriture, d’abord en vers pseudo shakespeariens, c’en est tordant ! puis en prose, Gray transcrit l’apprentissage, chez la pupille de la nation, de la parole – il n’est pas d’acquisition plus décisive. En écho à la « Créature » bricolée par Victor Frankenstein, laquelle mène son éducation philosophique en toute autonomie, Bella se met à l’école du langage. Le résultat est jubilatoire, et il convient de saluer ici l’habileté consommée de Jean Pavans, traducteur par ailleurs familier de l’œuvre de Henry James, auquel on doit plus d’un portrait de femme, plus d’une chose vue par les yeux d’une enfant. Du babil balbutiant de Bella, voici un aperçu frappé au coin du nonsense :

« – Salle Lut Mystère Candle, fit-elle, homme nous veau avec cheveux rousse âtre, visage enterré sang, cravate bleue, gilet chiffon nez pan fait de marron. Veule. Lard ?
– Velours, ma petite, dit Baxter en lui souriant aussi joyeusement qu’elle me souriait. »

Mais c’est la prophétie ramenée par la voyageuse au long cours qui tiendra lieu de conclusion : « Il se peut que dans deux trois siècles les descendants à demi nus de Disraeli et de Gladstone plongent des ruines du pont de Londres pour ramasser dans la Tamise des pièces jetées par des touristes tibétains qui auront trouvé la vue amusante. » Le celte Alasdair Gray aurait-il gardé, à l’endroit des Saxons, un chien de sa chienne ? Tout porte à le croire…

Alasdair Gray, Pauvres créatures, Éditions Métailié, 2003 (1992)


Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

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