Musique

Le temps des Bérus – sur l’exposition consacrée aux archives Bérurier Noir

Journaliste

Pas très punk l’idée d’expo commémorative à la BNF. Mais François Guillemot, dit Fanfan, dit FanXoa, chanteur et figure de proue de Bérurier Noir devenu chercheur au CNRS a toujours collectionné : timbres, papillons, fanzines, factures d’électricité et donc archives d’un groupe qui fut dans les années 1980 l’émanation vitupérante, l’énergie canalisée des lieux alternatifs parisiens.

C’est une alvéole, comme une éprouvette de laboratoire. On y accède en empruntant une longue galerie donnant accès à une succession de salles studieuses aux étagères blindées de livres, et avant un obscur débarras où sont remisés deux gigantesques globes terrestres offerts à Louis XIV par un sieur Coronelli. Si nous étions dans une salle de classe, ce serait la place réservée aux cancres. Et c’est bien normal.

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Depuis le 27 février, et jusqu’au 28 avril, sont exposées dans ce réduit de la Bibliothèque François Mitterrand, baptisé « salle des donateurs », les archives du groupe Bérurier Noir, fer de lance du rock alternatif dans les années 80, rassemblées par deux membres historiques, François Guillemot, dit Fanfan, dit FanXoa, chanteur et figure de proue, et Thomas Heuer, dit Masto, saxophoniste et photographe. Le groupe s’est séparé à la fin des années 80, s’est reformé épisodiquement. Puis après une dissolution présentée comme définitive, a enregistré un dernier titre en 2015, Mourir à Paris, après les attentats. Rien ne laissait prévoir un tel glissement vers la conservation. Le guitariste Loran souhaitait que tout ce qui se rapporte au groupe soit brûlé. Faire patrimoine n’a jamais été très punk il est vrai.

Fut un temps où les Bérus refusaient la moindre concession envers l’institution. De signer un contrat (mal leur en a pris), d’adhérer à la Sacem, de figurer dans les hits parades, de recevoir une distinction, comme ce Bus d’Acier snobé en 1988. Alors pourquoi ces archives ? François l’explique par son goût des collections. Il en a fait beaucoup dans sa jeunesse : timbres, papillons, fanzines et même factures d’électricité. Devenu chercheur au CNRS, il avance aussi sa reconnaissance envers le service public. Et, à l’instar des curateurs de l’exposition, pense que « par les marges on peut raconter ce qui se passe au centre. » L’historien a eu raison du punk et c’est tant mieux.

Que trouve-t-on dans ce renfoncement, entre écrin de verre et box de stockage, de la BNF ? Des dessins, des collages, des disques, des cassettes, des textes manuscrits, des papiers administratifs, des agendas… Beaucoup de photographies et quelques vidéos de concerts, cœur d’activité des Bérus. D’où la place prépondérante qu’occupent les accessoires scéniques : faux nez, groins de cochons, cagoules, crocs de bouchers, costumes, un concert des Bérus relevant moins du récital que d’un guignol déjanté, la parade d’un cirque plus proche du Freaks de Tod Browning que de Pinder, menée tambour battant au son d’une boite à rythme. Un « défouloir électrique » selon Virginie Despentes qui a suivi le groupe en fan de la première heure. « À la fin, un quart du public montait gesticuler sur scène comme s’il n’y avait pas de vraie séparation entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent[1]. » On parle alors de « bérumania ».

Leurs disques s’arrachent dans les magasins. Jusqu’à 40 000 exemplaires. Un exploit pour une production indépendante. Chaque concert s’apparente à un « petit soir » qui à défaut du « Grand », de plus en plus hypothétique, régale l’instant présent avec un rock guérilla à l’esprit potache heurté par Dédé la boite à rythme (exposée elle aussi) et la guitare abrasive de Loran. Les chansons ? Des Carmagnoles braillées pour dénoncer la maltraitance sociale, la beaufitude ambiante, le racisme, l’aliénation au quotidien. On fait la fête, on danse le pogo en chantant Descendons dans la rue, Vive le feu, Salut à Toi… L’époque est à la désillusion. À la révolte aussi.

Entre une gauche infoutue de « changer la vie » et une extrême droite s’installant à l’Assemblée, les Bérus restaurent l’utopie d’une jeunesse rassemblée qui, 15 ans après Mai 68, plus d’un siècle après la Commune de Paris, entre en résistance. Le texte de Descendons Dans La Rue refait l’histoire des insurrections, de la Commune à la révolte de Kronstadt, de la guerre d’Espagne au printemps de Prague. Liste que pourraient venir compléter, dans une version rénovée, le mouvement hirak algérien ou celui des parapluies de Hong Kong. Leur slogan « la jeunesse emmerde le Front National » lancé pendant Porcherie devient un cri de révolte anti extrême droite. C’est le temps des Sections Carrément Anti-Le Pen (Scalp), de la Coordination des Étudiants et Lycéens Anarchistes.

Leurs chansons collent à l’actu d’aujourd’hui comme à celle d’hier

Porcherie, c’est la vision qu’une bande de petits enragés ont sur le monde des adultes, obscène, mortifère, dégueulasse à tous les étages, de la prédation exercée sur les pays du sud aux abattoirs industriels, des conditions carcérales à la violence d’état. Avec en sinistre toile de fond les morts de Malik Oussekine, Loïc Lefebvre et William Marchand, trois victimes de bavures policières en 1986 sous l’ère des ministres de l’Intérieur et de la Sécurité d’alors, Charles Pasqua et Robert Pandraud. Série toujours en cours… Lors d’une fête de la musique, Steve Maïa Caniço, jeune homme de 24 ans, se noie dans la Loire après l’assaut donné par les forces de l’ordre pour faire taire la sono. Selon plusieurs témoins c’est la diffusion de la chanson Porcherie qui, perçue comme une provocation, aurait incité la police à en découdre.

Nous ne sommes plus dans les années 80, mais en 2019. Inutile de beaucoup forcer pour réaliser que le temps des Bérus est revenu. Si tant est qu’il n’ait jamais disparu. Que leurs chansons collent à l’actu aujourd’hui comme hier. Si le rock ne s’est jamais vraiment mobilisé pour dénoncer la violence faite aux femmes, Anna et le Sang faisait exception en 1985. Et quelle tragique résonance que cet Ibrahim qui en 87, tout en reprenant Hava Naguila, air célèbre du folklore hébreu, chante le désespoir d’un palestinien sous les bombes.

Mais avant d’élargir leur indignation au niveau global, les Bérus auront beaucoup agit au local. Dix ans avant la création de l’association Droit Au Logement, leur mot d’ordre était : « Reprenons la ville, reprenons la vie. Nous voulons des espaces pour nous loger, pour nous exprimer et nous amuser. » Leur histoire reste indissociable des lieux alternatifs. Ils en furent l’émanation vitupérante, l’énergie canalisée. Tout a commencé début 80 au sein du mouvement autonome quand quelques dizaines d’individus investissent plusieurs logements dans ce qu’on appelle alors la Commune des Couronnes dans un quartier du 20ème arrondissement de Paris. Entre la rue Piat, la rue des Vilins et la rue des Cascades, où une usine désaffectée accueille concerts et fêtes sauvages, les Bérurier sont les rois avec deux autres groupes, Lucrate Milk et Guernica.

C’est le temps des plaintes pour tapage nocturne, du jeu du chat et de la souris avec la mairie et la police. Viendront ensuite le squat de la rue Botzaris dans un ancien pensionnat de jeunes filles. Puis celui de l’usine de la rue Pâli Kao où naîtra un label du même nom. Vigilant à ne pas voir reproduites en ces lieux très politisés des cellules inspirées d’Action Direct, les autorités s’acharnent sur ces petites enclaves autogérées de vie underground. À l’apogée du mouvement autonome, Paris comptera environ 500 immeubles squattés la plupart situés dans l’est où vivent près de 3500 squatters.

En 1989, la chanson Ainsi Squattent ils reviendra sur cette époque « où flottait le drapeau noir au milieu du boulevard » ou « l’on décorait nos piaules et on chantait victoire ». Nostalgie que secoue une prédiction : « il poussera demain des squats comme des petits pains, pour tous les mal-logés… ». En 2024, alors que le mal logement explose en France, qu’il n’y a jamais eu autant de sans-abris dans nos rues, c’est au père d’une loi anti-squat que l’on a confié le ministère de tutelle. De quoi faire sortir l’esprit Béru du musée.

L’exposition Dans les archives de MastO et Fanxoa de Bérurier Noir se tient jusqu’au 27 avril 2024 à la Bibliothèque nationale de France.


[1] dans Conte Cruel de La Jeunesse, Camion Blanc, 1997.

Francis Dordor

Journaliste, Critique musical

Notes

[1] dans Conte Cruel de La Jeunesse, Camion Blanc, 1997.