Art contemporain

De l’exposition comme arme politique – sur « Past Disquiet » au Palais de Tokyo

Journaliste

Au Palais de Tokyo à Paris, l’exposition « Passé inquiet : Musées, exil et solidarité. Past Disquiet » met en scène quatre grands mouvements de solidarité d’artistes du monde entier avec des luttes politiques des années 1970-80, sous une forme originale. Les choix muséographiques singuliers aussi bien que la mise en relation d’événements distincts construisent une intelligence de pratiques artistiques en phase avec l’état du monde, éclairantes pour aujourd’hui.

Vous ne le savez sans doute pas mais sont en ce moment exposés à Paris Joan Miro, Ernest Pignon-Ernest, Matta, Robert Rauschenberg, Claude Lazar, Julio Cortazar, Arman, Julio Le Parc, Judy Seidman, Tapiès, Jacques Monory, Bernard Rancillac, Gérard Fromanger, Masao Adachi, Patricio Guzman, Jean-Luc Godard, Mahmoud Darwich… Cela se passe au Palais de Tokyo, sous l’intitulé « Passé inquiet : musées, exil et solidarité ».

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Conçue par Kristine Khouri et Rasha Salti, l’exposition affirme le parti pris de ne montrer aucune œuvre, au sens classique. C’est pourtant bien d’une exposition d’art qu’il s’agit, et pas, ou pas uniquement d’une exposition documentaire ni d’une exposition conceptuelle. Les gestes d’art revendiqués comme tels y sont omniprésents, mais sous une autre forme que la présentation d’artefacts singuliers porteurs de la bonne vieille aura. Aux murs, sur des présentoirs, suspendus au plafond ou via des écrans vidéo, des centaines d’objets visuels –dont aucun original – composent quatre récits, cent récits, un récit. Des affiches, des photocopies, des tracts, des émissions de télévision, des discours enregistrés, des journaux et revues, des sorties sur imprimante de reproduction de tableaux ou de sculptures font de « Past Disquiet » une exposition à la fois très matérielle, et mentalement très suggestive.

Voulue sans lourdeur financière ni technique, capable d’être installée et désinstallée en une journée, l’exposition est aussi un permanent travail en cours, in progress prenant ici particulièrement sens. Ce qui est présenté à l’étage inférieur du Palais de Tokyo est ainsi la sixième itération de ce qui se revendique plutôt comme le rendu temporaire d’une enquête qui se poursuit, enquête menée par les deux curatrices. Après Barcelone, Berlin, Santiago du Chili, Beyrouth et Le Cap, « Past Disquiet », à chaque fois modifié, à chaque étape enrichie, fait donc escale à Paris. D’où, aussi, le double titre de ce qui est présenté au Palais de Tokyo, « Passé inquiet : Musées, exil et solidarité » nommant spécifiquement ce qui est montré à Paris, quand « Past Disquiet » désigne le processus au long cours dans ses itérations successives.

Grâce à la scénographie légère du Studio Safar, scénographie à la fois lisible et disponible à divers itinéraires et divers rythmes de visite, se déploient les quatre récits principaux qui ont donné naissance à l’exposition. Chronologiquement, mais on n’est pas obligé de suivre la chronologie, l’histoire commence à Santiago du Chili, peu après l’arrivée au pouvoir du gouvernement d’Union populaire de Salvador Allende. Si l’événement politique majeur est alors salué de par le monde comme un espoir de construction du socialisme à partir d’un processus démocratique, et s’il suscite comme cela a pu se produire par le passé de nombreuses manifestations de soutien de la part d’artistes, il est aussi l’occasion d’une initiative inédite.

Le critique d’art brésilien Mario Pedrosa, exilé au Chili pour cause de dictature militaire dans son pays, propose de demander aux artistes du monde entier de donner des œuvres à ce qui deviendra le Museo de la Solidaridad. Celui-ci est inauguré en 1972 par Allende en réponse à un appel international relayé entre autres par Rafael Alberti, Louis Aragon, Carlo Levi, Dore Ashton… Il compte 600 œuvres l’année suivante au moment du coup d’État. Les militaires voleront une partie des œuvres, mais la plupart d’entre elles peuvent être exfiltrées, et deviennent la collection itinérante du Musée international de la résistance Salvador Allende (MIRSA). Julio Cortazar, lui-même en exil à Paris pour échapper à la dictature argentine, jouera un rôle majeur dans la circulation de ce musée en exil conçu comme moyen de mobilisation, collection qui ne cessera de s’enrichir de dons nouveaux. Après le rétablissement de la démocratie au Chili en 1990, l’ensemble des œuvres est réuni à Santiago, dans ce qui se nomme désormais Museo de la Solidaridad Salvador Allende. Il comprend désormais 27 000 œuvres.

En 1979, inspiré par le MIRSA, Ernest Pignon-Ernest et le peintre espagnol, lui aussi en exil pour cause de franquisme, Antonio Saura lancent le projet d’un musée itinérant de lutte contre l’apartheid.  Avec l’aide d’Arman à New-York, Rauschenberg, Le Witt, Oldenbourg font partie des cent artistes du monde entier qui, là aussi, font don d’une œuvre. L’ensemble constitue l’exposition itinérante Art Contre/Against Apartheid, qui voyage dans vingt pays après sa première apparition à Paris en 1983.

Souvent, sa mise en place s’accompagne d’initiatives originales quant à la manière d’exposer. Le cas le plus remarquable a lieu au Japon, grâce à un collectif qui a inventé un dispositif de circulation (dans un camion de déménagement surmonté d’un énorme ballon rouge) et d’accrochage ultra-léger, lequel permettra que l’exposition soit présentée dans 194 villes du pays. L’initiative des artistes trouve écho en Afrique du Sud où s’étaient constitués des collectifs de plasticiens, dont le MEDU Art Ensemble (installé au Bostwana où il demeura très actif jusqu’à un raid des forces spéciales sudafricaines assassinant plusieurs des artistes et activistes en 1985) et le Community Arts Project né des émeutes de Soweto en 1976.

De manière caractéristique de la démarche de Kristine Khouri et Rasha Salti, attentive aux échos et ramifications des grandes opérations mobilisant des figures très reconnues, ces multiples pratiques plus ou moins directement liées à l’opération sont également documentées dans l’assemblage de reproductions d’œuvres, des documents, des affiches, des vidéos – jusqu’à celle de Mandela, peu après sa libération, recevant Ernest Pignon pour le remercier de son initiative, alors que les œuvres destinées à ce qui avait été d’abord pensé comme un musée en exil vont trouver un « domicile » temporaire sur les murs du Parlement après la chute de l’apartheid. Elles sont désormais conservées par le Centre Mayibue de University of Western Cape, un centre majeur de documentation sur la lutte contre le régime raciste sudafricain.

Un an après l’initiative à propos de l’apartheid, en 1980, l’exemple du MIRSA inspire également le poète nicaraguayen Ernesto Cardenal, alors ministre de la Culture du gouvernement sandiniste arrivé au pouvoir en juillet 1979 grâce à cette révolution que trahirait ensuite son leader Daniel Ortega. Cardenal lance lui aussi un appel aux dons pour la création d’un musée en solidarité avec le peuple nicaraguayen, toujours sous le coup des agressions pilotées par les Etats-Unis et relayées par les sbires de la dictature somoziste. Quelque 300 œuvres composent la collection du Museo de Arte Contemporaneo Latinoamericano de Managua à son ouverture en décembre 1982. Il continuera de s’enrichir alors qu’il devient le Museo Julio Cortazar, l’écrivain argentin ayant là aussi joué un rôle très actif, avant que les dérives politiques au sommet de l’état sandiniste n’entrainent sa fermeture.

Quels effets est-il légitime désormais d’attendre de constructions collectives, ce que sont les expositions, aussi bien que de gestes d’artistes à titre individuel dans les conflits actuels ?

Mais si « Past Disquiet » est né, ce n’est à cause d’aucun des événements qui viennent d’être évoqués. Le projet de l’exposition résulte de la rencontre des commissaires avec une quatrième expérience. En 2009, Kristine Khouri et Rasha Salti, pourtant l’une et l’autre personnellement liées à l’histoire de la région et très bonnes connaisseuses de la vie artistique en relation avec les événements politiques du Moyen Orient, découvrent avec stupeur le catalogue d’une exposition dont elles n’avaient jamais entendu parler.

Aujourd’hui oubliée, « L’Exposition internationale pour la Palestine » s’est tenue à Beyrouth en pleine guerre civile libanaise. À l’initiative du Bureau des Arts plastiques de l’Organisation de Libération de la Palestine, 183 œuvres originaires de 30 pays avaient été assemblées dans le sous-sol de l’Université arabe de Beyrouth. L’inauguration a lieu en présence de Yasser Arafat le 21 mars 1978, soit une semaine exactement après l’invasion du Sud Liban par l’armée israélienne.

Parmi les personnalités également présentes se trouve l’artiste français Claude Lazar, qui a joué un rôle majeur dans la mise en œuvre du processus de dons d’artistes du monde entier, ainsi que de collectifs. Il assiste au vernissage, de même que ses confrères le Brésilien Gontran Guanaes Netto, les Italiens Bruno Caruso et Paolo Ganna ou le Marocain Mohammed Melehi. Dans le contexte particulièrement chaotique du double affrontement alors en cours, la tenue de l’exposition est une affirmation audacieuse, qui vise aussi à mettre en évidence la diversité des soutiens dont bénéficie la cause palestinienne.

En 1982, lors d’une nouvelle attaque d’Israël sur le Liban, la plupart des œuvres qui avaient été présentées dans le cadre de « L’Exposition internationale pour la Palestine » sont détruites – à l’exception de celles qui avait été envoyées en Iran pour une exposition temporaire, et qui se trouvent ainsi préservées – elles sont toujours au Musée d’art contemporain de Téhéran. Mais de la manifestation de mars 1978, qui avait là aussi vocation à devenir une collection permanente et pas seulement une exposition temporaire, il ne reste que le fameux catalogue.

Point de départ de la recherche des commissaires de « Disquiet Past », l’exposition de 1978 est aussi le moment le plus saillant d’un considérable mouvement de mobilisation des ressources artistiques et culturelles comme partie prenante du combat palestinien à partir des années 1970. À l’initiative de la grande sculptrice Mona Saudi, responsable de la section des arts plastiques au sein de l’OLP, « L’Exposition internationale pour la Palestine » est ainsi le temps fort d’une stratégie internationale à laquelle contribuent des collectifs d’artistes dans de nombreux pays, notamment la France, l’Italie et le Japon, et des représentants locaux de l’organisation palestinienne. Des mouvements artistiques contestataires au Maroc au Groupe Cinéma Vincennes, des collectifs d’artistes italiens à la mise en place de structures pérennes à l’échelle du monde arabe, des galeries, des maisons d’édition, etc., ce sont ces cent histoires qui rayonnent sur des longueurs d’onde variées à partir de l’événement fondateur qui en est le centre désormais vide, mais dont le catalogue conserve la trace.

Et grâce à l’organisation au sein de l’exposition des éléments graphiques, écrits, photographiques et audiovisuels relatifs à ces quatre dossiers (Chili, Apartheid, Nicaragua, Palestine), se raconte également une histoire plus ample. Celle des stratégies multiples ayant associé des artistes de toutes disciplines (sans être autant représentés que les arts visuels, les arts de la scène, la musique et le cinéma sont également évoqués au Palais de Tokyo) et des activistes, autour d’une démarche particulière. Il s’agit là en effet de davantage, et pour une part d’autre chose que de la question générale et trop souvent imprécise de l’engagement des artistes.

Le don d’une ou plusieurs œuvres, l’organisation d’un « musée » particulier, le concept même de musée en exil, musée qui n’est pas pour autant imaginaire, le rôle d’une collection d’œuvres structurée par des engagements mais aussi des choix curatoriaux associés à une réflexion politique assumée et explicitée, construisent un récit complexe, aux multiples entrées. À l’évidence, la dimension émotionnelle, en relation avec les affects puissants alors mobilisés – et qui peuvent être perçus aujourd’hui y compris pour qui n’a pas vécu cette époque révolue – est vigoureusement affirmée par le choix des éléments assemblés pour « Past Disquiet », et leur organisation.

Ce choix et cette organisation, ce travail curatorial accompli par Kristine Khouri et Rasha Salti, sont portés par des questions qui ne concernent pas le passé mais le présent, y compris dans ses aspects les plus actuels et les plus tragiques. Dans quelle mesure les œuvres sont-elles aujourd’hui à même de jouer un rôle similaire à celui qui fut le leur à l’époque ? Quels effets est-il légitime désormais d’attendre de constructions collectives, ce que sont les expositions, aussi bien que de gestes d’artistes à titre individuel dans les conflits actuels ? Quels types d’œuvres ? Quels artistes ? Quels modes d’organisation pour les réunir, les structurer, les faire circuler ? Émouvante sans être nostalgique, la proposition politique et artistique « Past Disquiet » ne cesse de convoquer des échos actuels aux actes et aux sensations venues d’expériences advenues dans les années 1970-1980. Un autre siècle, assurément, mais une histoire, et des histoires, pour le présent.

Exposition « Passé inquiet : Musées, exil et solidarité. Past Disquiet. » au Palais de Tokyo, à Paris, jusqu’au 30 juin 2024.


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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