Art contemporain

Existences et voix griottes – sur « Nio Far » de Bocar Niang

Critique d'art et commissaire d’exposition

Résident à la Villa Médicis en 2022-2023, l’artiste sénégalais Bocar Niang présente une première exposition monographique au Confort Moderne à Poitiers, lieu dédié à la musique et aux arts visuels. Intitulée en wolof Nio Far, qui se traduit en français par « On est ensemble », cette exposition permet d’explorer une pratique artistique singulière, indissociable de l’identité de griot affirmée par l’artiste.

Bocar Niang, qui fait également usage du pseudonyme Bocar Freeman, est artiste et griot. Né au Sénégal dans une famille de griot∙te∙s, il a été formé dans cet héritage et continue d’inscrire sa pratique dans cette tradition spécifique en Afrique de l’Ouest. Il parle sept langues ; il investit autant de pratiques que d’espaces qu’il crée pour déployer la puissance artistique et sociale qui caractérise la figure du griot ou de la griotte. Au fil de la découverte de l’exposition et de ses œuvres, le rôle du griot se pense au passé, au présent et au futur. Les contours de cette figure traditionnelle des sociétés sénégalaises, maliennes, guinéennes ou burkinabées se dessinent dans leur complexité artistique, sociale et politique.

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Ce qui me semble frappant dans le positionnement de Bocar Niang est la manière dont il a instauré un dialogue étroit entre son engagement griot et son inscription artistique dans le champ de l’art contemporain. Il effectue un important pas de côté vis-à-vis du champ musical à travers lequel de nombreux griots ont prospéré dans les contextes occidentaux, assimilant les griot∙te∙s d’aujourd’hui à des musicien∙ne∙s ou des conteur∙euse∙s. Au contraire, Bocar Niang redonne, à travers sa pratique artistique aux multiples facettes, une place centrale à la dimension de médiateur∙rice social∙e, de dépositaire de l’histoire des communautés, des mythes et des légendes, et de détenteur∙rice d’un pouvoir oratoire.

Structurer l’oralité dans l’espace

L’espace principal du centre d’art a été investi avec l’installation textile Murdesmots, un travail à géométrie variable qui peut être présenté dans des espaces intérieurs ou extérieurs et qui augmente au gré de résidences ou d’expositions. Constitué de larges pans de tissus colorés sur lesquels Bocar Niang inscrit des termes en wolof et leur traduction en français, ce travail sur, avec et dans les langues est étroitement lié à l’existence du griot, et à la pluralité de ses rôles. Le wolof est, aux côtés du français, une langue officielle au Sénégal, mais elle est principalement utilisée dans les centres urbains. Pourtant plus d’une trentaine de langues – dont vingt-et-une langues nationales  sont parlées par la population sénégalaise en fonction des communautés. Les langues les plus utilisées sont le wolof, le peul (ou pulaar), le sérère et le mandingue. L’arabe est également présent à travers l’importante pratique de la religion musulmane dans le pays.

La problématique linguistique met en évidence la question persistante de la domination coloniale puisque le français reste une langue officielle bien qu’elle ne soit véritablement parlée que par une minorité de la population sénégalaise. Avec Mursdemots, Bocar Niang place la langue wolof, dont l’usage est principalement oral pour la majorité des sénégalais, sur un pied d’égalité avec la langue française. Il lui confère une dimension visuelle et plastique, déplace cet usage du langage dans un autre imaginaire et l’inscrit dans une nouvelle généalogie artistique et poétique.

À travers Mursdemots, Bocar Niang explore la pratique de la traduction comme processus de conversation entre le français, langue de l’hôte, et le wolof, langue véhiculaire des villes sénégalaises, appropriée par les jeunes générations. La traduction produit un lien social et politique, elle permet de s’entretenir, de dialoguer et de tenir ensemble, Nio Far. Parler la langue de l’autre est essentiel pour se comprendre. Préserver les langues parlées au Sénégal par la grande diversité de ses peuples est fondamental pour défendre la valeur de tous les points de vue, de tous les récits et les savoirs qu’ils charrient dans leur multiplicité.

Cette attention à la polyglossie des peuples sénégalais (et de l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest) souligne la volonté de Bocar Niang de susciter des interactions vivantes et diverses entre les langues et les modalités d’expression écrites et orales dont sa pratique artistique témoigne. Mursdemots nous interpelle à travers un choix très précis de notions et de thèmes, et structure l’oralité de la parole du griot dans l’espace : aucun pan de textile n’a une taille identique, la typographie des mots varie, rien n’est figé dans une forme graphique définitive. Cette installation a été fabriquée à plusieurs mains, impliquant des participant∙e∙s volontaires à différentes étapes de la réalisation comme à Chantier Public à Poitiers avec les résident∙e∙s de la Tour Kennedy, ou à Panorama à Cenon et à Bassens en collaboration avec des associations locales.

Griot∙te∙s du futur

Dans un autre espace, une grande table tient une position centrale. Elle invite les visiteur∙euse∙s à consulter des ouvrages qui nourrissent la pensée de Bocar Niang, à découvrir ses propres recueils de textes et à écouter différents podcasts rendant compte de lectures et de discussions. La table a aussi pour fonction d’accueillir différents événements prévus au cours de l’exposition, tel qu’un déjeuner griot mettant en avant l’importance de la convivialité et du rassemblement. Dédiée à différents usages, cette table a aussi été pensée par Bocar Niang comme une installation à part entière. Il a travaillé avec des nappes de prière mêlant matières textile (leppi sénagalais) et plastique qui ont été découpées et réassemblées pour couvrir la surface de la table. Cette salle place au centre de l’attention la figure du griot∙te dans sa multiplicité et permet d’interroger sa fonction traditionnelle au prisme des transformations sociétales.

Bocar Niang n’a cessé de questionner les manières d’incarner la figure du griot et les enjeux de ce rôle artistique, social et politique aujourd’hui. Au mur, deux costumes, celui d’un homme et d’une femme en habits traditionnels, c’est-à-dire en boubou, incarnent des figures gardiennes, représentations emblématiques des ancêtres griots. À même la surface du mur, deux textes de Bocar Niang – publiés dans son récent recueil intitulé Nũn (nous) – sont retranscrits. Ces textes mettent en évidence la fonction traditionnelle de transmission des récits.

Dans ce même espace, l’écriture singulière de Bocar Niang se déploie dans un travail vidéo intitulé G.E.T. (Griot En Transcription). Ce film se construit autour de deux figures de griot∙te, Bocar Freeman, d’une part, qui s’adresse alternativement en wolof et en français, et Janet E. Dandridge, qui performe face caméra en anglais. Le montage du film articule des séquences performées, d’autres filmées par l’artiste à Paris et à Tambacounda, sa ville natale au Sénégal, et enfin des séquences empruntées à la télévision, montrant par exemple des scènes de lutte sénégalaise. Ce film, réalisé alors que Bocar Niang était étudiant à l’école d’art de Paris Cergy, constitue une forme de manifeste pour une pratique se situant à l’intersection de plusieurs mondes et plusieurs cultures, donnant à voir et à entendre un cheminement marqué par des obstacles économiques et sociaux.

Le terme de « griot∙te du futur », utilisé par Bocar Niang, met en lumière l’enjeu central de ne pas cantonner le rôle du griot∙te à une dimension traditionnelle, encore moins folklorique. Faisant écho à la manière dont de nombreux∙ses artistes ont exploré et réinventé les afrofuturismes, le ou la griot∙te du futur est une figure qui remet en question l’opposition entre tradition et modernité, spiritualité et rationalité scientifique. Bocar Niang prend en charge la complexité du rôle que les griot∙te∙s incarnent aujourd’hui dans les sociétés d’Afrique de l’Ouest, faisant face à des conditions économiques précaires malgré la nécessité grandissante d’entretenir et de réparer un tissu social bouleversé par les transformations économiques et politiques.

« Griot∙te du futur » est le nom d’une démarche expérimentale de réflexion à la fois personnelle et collective, comme le témoigne l’exposition Nio Far dont Bocar Niang affirme qu’elle est « fabriquée » à plusieurs mains, faisant délibérément un pas de côté vis-à-vis du binôme habituel entre artiste et commissaire d’exposition. L’exposition est le lieu de l’expression d’une multiplicité de voix artistiques, telles que celles de Chris Cyrille et Eden Tinto Collins qui ont présenté la performance Banîles le soir du vernissage.

À Tambacounda, où il continue de travailler, Bocar Niang aka Bocar Freeman a développé sa pratique de griot à travers le contexte des musiques urbaines. Pratiques du slam et du rap se déploient dans l’espace du studio d’enregistrement, sous la forme de clips vidéos et sur scène. À travers son label « Free label », il a créé « Tamba école d’art » pour contribuer à la formation et au soutien d’autres jeunes artistes et poètes, ouvrant un espace collaboratif au sein duquel cette jeune génération se tient ensemble. Dans l’exposition, à travers un clip vidéo, Bocar Freeman met en avant le rap en tant que dimension à part entière de sa pratique, et forme artistique ancrée dans le contexte africain. Elle est introduite sans hiérarchisation dans la constellation complexe que forment ses œuvres.

Un musée griot∙te

Lors de sa résidence à la Villa Médicis, Bocar Niang a poursuivi ses recherches et mené à termes la réalisation d’un projet d’installation intitulé babyfoot. Deux sculptures, babyfoot #1 et babyfoot #2, prennent la forme du jeu qui est aujourd’hui pratiqué dans le monde entier. Travaillant à partir d’objets existants, Bocar Niang a transformé les figurines habituelles des joueur∙se∙s de foot en figures humaines, végétales ou animales, partageant un ensemble de filiations intellectuelles, politiques et spirituelles. Réalisées à partir de portraits dessinés au crayon, ces figures incluent par exemple l’historien Cheikh Anta Diop, la danseuse et militante Joséphine Baker, le psychanalyste Franz Fanon ou la philosophe Barbara Cassin aux côtés d’un lion, d’une pirogue ou d’un baobab. Le babyfoot propose une approche différente de la généalogie, de l’héritage intellectuel et spirituel, déjà mis en évidence à travers la table de discussion dans son rapport aux cultures écrites et orales. Cet objet singulier ouvre une brèche pour penser autrement l’enjeu de la transmission, en questionnant les espaces qui lui sont dédiés, et leurs hiérarchies implicites.

Cette recherche en action structure et stimule le projet du musée griot, une démarche initiée par Bocar Niang dans la ville de Tambacounda. Nio Far se clôt sur la projection du film Expressions griottes réalisé par Bocar Niang au Sénégal, documentant, à travers des entretiens et des séquences musicales, les pratiques de femmes griottes de différentes générations. Bocar Niang met ainsi en évidence la pluralité des enjeux au cœur de ce musée griot en devenir, la fabrication à plusieurs mains d’un espace dédié à la création, à la transmission et à la réélaboration permanente des mémoires et des récits ; mais aussi l’invention sans cesse renouvelée de pratiques griot∙te∙s afin d’entretenir ce rôle unique de médiateur.rice social, de généalogiste, d’artiste et de poète, parolier ou parolière de sa communauté, voix des sans voix.

Nio Far – On est ensemble, exposition de Bocar Niang au Confort Moderne, Poitiers, jusqu’au 5 mai 2024.


Vanessa Desclaux

Critique d'art et commissaire d’exposition