Littérature

Tentative de transformation des regards – sur Fantômes de Fatma Aydemir

Journaliste

Dans Fantômes, Fatma Aydemir raconte l’existence d’une famille immigrée turco-kurde en Allemagne. Roman engagé sur les questions de racisme et d’intégration, il convainc davantage sur ces thématiques que par les moyens littéraires qu’il déploie.

En Allemagne, Fatma Aydemir est une jeune autrice à succès. Née en 1986 à Karlsruhe au sein d’une famille turco-kurde, elle a pour l’instant publié deux romans. Le premier, non traduit en français, Ellbogen (« Le Coude »), sorti en 2017, a été salué par différents prix et adapté au cinéma par la réalisatrice Asli Özarslan – le film, Elbow, s’est vu sélectionner à la Berlinale cette année dans la section « Génération ».

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Fantômes (Dschinns, dans sa version originale), quant à lui, a figuré en 2022 sur la dernière liste d’un des prix les plus importants en Allemagne, le Deutscher Buchpreis (qui, globalement, récompense des livres au succès commercial déjà affirmé – ce qui peut faire penser à notre Goncourt certaines années).

L’entrée très remarquée de Fatma Aydemir dans les lettres allemandes n’est pas étrangère aux histoires qu’elle raconte, qui elles-mêmes entrent en résonance avec la biographie de la jeune femme. Les personnages ne sont pas d’un seul endroit, mais sont à la croisée de deux identités structurantes : l’une constituée par l’Allemagne, où ils vivent, l’autre étant leur composante turque, compliquée par le fait qu’ils sont Kurdes.

C’est le cas des protagonistes de Fantômes. Hüseyin, un homme issu de l’est montagneux de la Turquie, a émigré après le coup d’État de 1971 pour s’installer à Reischtadt, une triste bourgade située en Allemagne de l’Est, où il a travaillé pendant de longues années dans une usine de métallurgie. Hüseyin va bientôt pouvoir prendre sa retraite. Après plus de trente ans de travail harassant (l’action, non temporellement située avec précision, se déroule donc dans le courant des années 2000), il peut s’offrir une récompense : une maison à Istanbul, loin de ce « pays froid et sans cœur » qu’est l’Allemagne.

Le roman s’ouvre alors qu’il s’y trouve seul, parce que venu en éclaireur, imaginant le plaisir que vont ressentir à cette acquisition sa femme, Emine, et ses enfants, même si la plupart sont désormais adultes. Mais, à peine dix pages plus loin, victime d’une attaque cardiaque, Hüseyin s’effondre et meurt.

Fantômes prend donc rapidement l’allure d’un roman familial sous traumatisme. Mais au lieu de nous plonger au sein du groupe vivant ce drame, se retrouvant à Istanbul non pour une pendaison de crémaillère mais pour un enterrement, Fatma Aydemir scinde son texte en cinq grandes parties correspondant aux cinq membres restants de la famille : Ümit, 15 ans, le benjamin, Sevda, l’aînée, Puri, l’étudiante, Hakan, le grand fils, et Emine. Comme si la réunion était impossible. S’agirait-il alors d’un roman choral ? Pas exactement. Si Fantômes en a la structure, aucun des personnages ne s’exprime à la première personne du singulier. Les parties concernant Ümit, Sevda, Puri et Hakan ont un narrateur omniscient. Quant au chapitre inaugural avec Hüseyin et à la fin du livre qui s’achève avec Emine, ils sont à la deuxième personne du singulier. Sont-ce vraiment les personnages qui s’apostrophent ainsi ? Difficile de le déterminer. En tout cas, le tutoiement crée une proximité plus grande avec les parents. Pour quelle raison ? Est-ce pour compenser le fait que ce sont les personnages du roman les plus soumis à des jugements ou à l’incompréhension de la part de leurs enfants, le regard que ceux-ci portent sur Hüseyin et Emine étant parfois sévère ?

Quoi qu’il en soit, il est regrettable que l’autrice n’ait pas opté pour le roman choral en donnant la parole à ses six protagonistes. Non seulement nous serions entrés de plain-pied dans leur subjectivité, ce qui aurait été plus cohérent avec la recherche de réalisme dont la démarche de Fatma Aydemir est empreinte ; mais l’autrice aurait pu jouer ainsi sur les variations de langage entre les personnages, et même sur les différentes langues utilisées, celles-ci constituant un enjeu important – ce qui aurait accru la difficulté de la traduction, mais celle-ci étant effectuée par l’un des meilleurs traducteurs de l’allemand, Olivier Mannoni, gageons qu’il aurait relevé le pari de main de maître.

Toutefois – et c’est heureux – les personnages sont fort bien caractérisés. Peut-être même trop, diront certains, l’autrice ayant embrassé à travers eux nombre de thématiques avec gourmandise. Sevda, la fille aînée, a dû se défaire d’un lourd déterminisme familial : très jeune, il lui a fallu prendre un époux dont, beaucoup plus tard, elle s’est séparée. Elle fut la dernière des enfants à être emmenée en Allemagne, à 15 ans, ignorant tout de ce pays. Son émancipation – elle tient un petit restaurant et fait vivre à elle seule ses deux enfants – est due à un peu de chance et beaucoup de volonté.

C’est sur le racisme et l’immigration que Fantômes est le plus convaincant.

Peri, la sœur cadette, est partie faire ses études à Francfort dès qu’elle a pu, où elle a consacré sa maîtrise à Nietzsche. Elle est la révoltée de la famille. C’est sans doute parce qu’elle a pris tôt ses distances avec elle que Peri est celle qui comprend le mieux Hüseyin et Emine. Peut-être aussi parce qu’elle connaît la douleur d’une perte, son grand amour s’étant suicidé.

Hakan voulait être rappeur. Cette passion l’a prise à 13 ans. Mais son père s’y est opposé. Hakan n’a pas persisté. « Chaque fois qu’il se remémore l’époque où son univers tout entier tournait autour d’une seule et unique chose, il sent le feu monter en lui. Ça produit la même sensation qu’un chagrin d’amour, que la tristesse provoquée par une séparation que Hakan n’a jamais surmontée ». Il continue tout de même à écouter du rap : N.W.A., Run D.M.C., The Message… Fatma Aydemir a d’ailleurs particulièrement travaillé la bande son de son roman, où l’on trouve notamment, outre les groupes précédemment cités, Ibrahim Tatlises, Prince, Nirvana, Shunk Anansie ou le groupe de hip hop allemand Freundeskreis. Hakan, qui vit du trafic de voitures, est tenu pour un incapable par ses parents.

Enfin, il y a Ümit, le petit dernier de 15 ans, qui aurait tant aimé impressionner son père, et qu’on envoie chez le psy pour qu’il se détourne de son homosexualité…

Il est dit dans le roman que chacun des personnages est hanté par un « djinn », un fantôme donc. Certes. Mais les questions qui y sont explorées se situent surtout au croisement du singulier et du collectif. L’interdiction de parler kurde qu’avait imposée Hüseyin à sa maisonnée est liée à une guerre dans laquelle il a été enrôlé. Les tabous qu’Emine fait régner viennent du fait qu’elle n’a jamais eu les armes pour se libérer elle-même. Chacun à sa manière, le mari et la femme sont « verrouillés ».

Leurs enfants quant à eux sont en perpétuel porte-à-faux. En Allemagne, ils sont filles et fils d’immigrés. Comme le lui a dit de façon abrupte la seule amie de jeunesse qu’a eue Sevda : « Les Allemands se fichent totalement du nombre de langues que nous parlons ou de qui nous prions. Ils nous considèrent comme des Turcs de merde, nous sommes donc des Turcs de merde. » Quant à leur identité kurde, elle a été étouffée dans l’œuf. Pour leur bien, pensait leur père. Longtemps, celui-ci justifiait le fait de rester à Reischtadt ainsi, se souvient Emine : « Là-bas [en Turquie, ndlr] aussi nous sommes de la vermine. »

C’est incontestablement sur ces thèmes, ceux du racisme et de l’immigration, que Fantômes est le plus convaincant. En particulier à la faveur de deux scènes marquantes. La première concerne Sevda. Alors qu’elle revenait chez elle à l’aube après une nuit de travail dans une laverie, elle voit le ciel noirci de fumées : c’est son appartement qui a brûlé. Ses enfants sont hors de danger. Son mari, lui, était absent, noyant nocturnement sa déprime dans un café. L’incendie a été déclenché par une main criminelle.

La seconde est plus classique et moins tragique, mais l’épisode est bien mené : Hakan, sur une autoroute, est stoppé par des flics allemands – bavarois, est-il précisé –, qui vont s’appliquer à lui faire subir toutes sortes d’humiliations avant de l’incarcérer sans motif valable. « La panique, c’est la fin de tout, il ne faut jamais montrer de panique devant les keufs, c’est la seule raison pour laquelle Hakan est insolent. L’insolence, c’est le contraire de la panique, voilà tout. Mais quand tu es pris de panique et que tu les montres, tu as perdu, ils se disent, tiens, un bougnoule qui panique, il a quelque chose à se reprocher, on va le baiser. »

Avec ce roman, Fatma Aydemir, qui écrit aussi dans la presse, en particulier dans taz, un journal d’information marqué à gauche, offre une vision critique de l’Allemagne, pourtant considérée à juste titre plus ouverte à l’immigration que la France (ce fut vrai notamment avec les réfugiés syriens). Ce passage résume bien ce qu’elle y dénonce : « C’est que l’assimilation n’avait justement pas d’histoire, se disait Peri. Elle était le contraire de l’histoire. Elle était sa fin, son éradication. Elle était le vide du cœur chaque fois que quelqu’un parlait du mal du pays. Elle était cette absence de besoin de corriger les gens quand ils prononçaient ton nom de travers. Et si ce n’était pas la prononciation qui était fausse, mais le nom lui-même ? »

Fatma Aydemir n’est pas la seule écrivaine ou artiste en Allemagne à s’engager sur ces questions du racisme et de l’intégration, dont elle a dit dans un entretien à la revue Quantara qu’elles étaient plus faciles à aborder pour les jeunes générations – malgré la montée de l’extrême droite. Elle le fait quant à elle par le biais d’un roman habile dans sa composition et qui reste agréable à lire malgré une inclination au psychologisme non dénué de naïvetés et de poncifs (« Qu’est-ce qu’un père, sinon un point d’angle marquant un espace dans lequel il faut d’abord grandir et dont il faut sortir à un moment donné, un problème dont le traitement nous permet de travailler sur nous-mêmes », etc.)

Nous voici donc face à un roman emblématique d’une littérature au message progressiste qui ouvre sur un dilemme : à considérer l’air du temps social et politique, l’engouement que suscite Fantômes outre-Rhin est une bonne nouvelle. Il interroge cependant sur sa capacité à transformer le regard en profondeur en raison des moyens littéraires mis en œuvre dont on éprouve hélas les limites.

Fantômes, Fatma Aydemir, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Mercure de France, 358 p., février 2024.


Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

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