Foudroyante beauté politique – sur Bushman de David Schickele
Le type marche sur la grande route. Il est pieds nus. Il est noir. Ses chaussures sont en équilibre sur sa tête. Ce sont les toutes premières images, comiques et réalistes, sensuelles et intrigantes. Le paysage ne laisse guère de doute, on est aux États-Unis.
Mais cet homme noir convoque une autre image, venue d’Afrique. Il fait du stop. A l’écran, une inscription indique « 1968 : Martin Luther King, Bobby Kennedy, Bobby Hutton[1] ont été tués il y a peu ». Un autre plan montre des personnes en marche, en Afrique. Autre inscription : « Au Nigeria, la guerre civile vient d’entrer dans sa deuxième année, sans issue en vue. »
Retour sur la route américaine, contre tout attente un bizarre tricycle motorisé piloté par un homme blanc, très amical et tout à fait raciste, embarque le marcheur du début. Dans le véhicule qui fait des acrobaties, une bouteille de scotch à la main, l’homme noir prénommé Gabriel dit qu’il vient du Nigeria pour éduquer les Américains, continue à parler dans une langue de son pays. Apparait une cérémonie traditionnelle dans un village de la brousse, au Nigeria. Rien n’est prévisible, tout est vivant, et riche de complexité. Seulement trois minutes se sont écoulées et il est clair qu’on se trouve devant un objet cinématographique sidérant. La beauté et la liberté des plans en noir et blanc nourrissent un récit aux multiples rebondissements, travaillé par des enjeux politiques, historiques et intimes d’une incroyable richesse.
À elle seule, la remise en question du rapport aux Noirs au sein de la société raciste américaine par la présence d’un Noir non-américain, habité de projets et porteurs d’un regard singulier, en même temps que relié à une autre tragédie historique (ce qu’on nous appellerons la Guerre du Biafra, horreur entre les horreurs), tandis que prolifèrent les modes de contestations intérieures aux États-Unis de l’époque où révolte étudiante, mouvement hippie, refus de la guerre au Vietnam et insurrection Black Panther se côtoient et se chevauchent sans se confondre.
Gabriel, bien préoccupé aussi par le désir que lui inspire les jeunes femmes qui croisent son chemin, circule entre lieux et contextes, regarde et comprend, se moque et se fait rouler, ou jeter. Il n’y a pas de personnages secondaires dans Bushman, chaque figure, surtout féminine, acquiert dès son apparition une présence, une singularité, une manière d’exister bien à elle. Et ce n’est pas la moindre des marques de l’incontestable force de la mise en scène dont fait preuve… qui déjà ? David Schickele ? C’est qui, celui-là ? Un immense cinéaste, même pas oublié puisqu’il n’a jamais été connu. Et son film non plus, qui fut montré dans quelques festivals en 1971 mais jamais distribué commercialement, enterré sans avoir été vu, dans une Amérique qui ne voulait assurément pas de cette attention aux Noirs, de cette attention aux mouvements de contestation, de cette liberté de filmer, de cette capacité à connecter liberté des corps et des affects et conflits politiques, ici et là-bas.
Pourtant il y en a eu, des films indépendants à cette époque, transgressifs, marginaux, tout ce qu’on veut, et qui ont circulé, au moins dans des circuits alternatifs. Pas celui-là ? Malchance ou maladresse peut-être, mais aussi possiblement refus de cette radicalité-là, de cette puissance d’incarnation et de questionnement, porté par un sens du cadre et du mouvement sidérant.
Une poignée d’épisodes qui surgissent comme des plantes sauvages.
Petit-fils d’un écrivain alsacien pacifiste au parcours lui-même remarquable, René Schickele, le jeune homme (il a 33 ans quand il réalise le film en 1970), qui sera aussi un musicien accompli, n’en est pas tout à fait à son coup d’essai. Ancien membre du Peace Corps, cette agence gouvernementale créée par Kennedy et composée de volontaires envoyés dans les pays des Suds apporter bienfaits du développement et influence étatsunienne[2], il a été actif au Nigeria, où il réalisa en 1966 un documentaire, Give Me a Riddle. Un de ses principaux protagonistes, Paul Okpokam, intellectuel activiste, dut ensuite s’exiler. À San Francisco, où il suivait des cours de théâtre, Okpokam retrouve son ancien prof d’anglais américain, qui prépare son premier film de fiction, au milieu de l’agitation contestataire et de la violence de la répression policière, tandis que la guerre civile fait rage dans son pays d’origine. Il devient l’interprète principal du Bushman en gestation, malgré l’extrême faiblesse des moyens disponibles.
À des titres divers, Schickele et Okpokam ont une relation avec la situation nigériane, qui devient une composante importante du projet. Se joue alors au sein du film une tension exceptionnelle, exceptionnelle sinon unique dans un film américain : la mise en interaction d’un point de vue étatsunien et d’un point de vue « d’ailleurs », ici nigérian. Il y a pléthore de films américains avec des personnages et des situations non-américains, mais tout est toujours vu selon une approche unique – c’est vrai à l’évidence du mainstream hollywoodien[3], mais aussi bien du Vietnam filmé par Cimino, Coppola ou Oliver Stone, ou même par Robert Kramer. Les images documentaires dans un village de brousse nigérian, possiblement des souvenirs ou des rêveries de Gabriel mêlées avec ce qu’il peut apprendre dans les médias de ce qui se passe chez lui, et sa relation avec l’ensemble de ses interlocuteurs, extrêmement différents entre eux mais tous Américains, introduisent des déplacements inédits, où l’humour est un puissant ressort critique.
Tous ces éléments affleurent indirectement tandis qu’on suit les tribulations de Gabriel, ses rencontres, ses mésaventures parfois comiques, parfois dramatiques. Le personnage, largement inspiré de celui qui l’interprète, est doté d’une ironie lucide et d’une capacité à déplacer les multiples biais et clichés, entre Noirs, entre blancs progressistes de divers profils, dans un environnement général d’une violente hostilité qui interfère avec les utopies d’alors et l’idéologie du cool. La voix off de Gabriel commentant avec ironie, et auto-ironie, les situations auxquelles il est confronté est l’une des multiples dimensions dans lesquelles se déploie la richesse d’un film qui semble en permanence s’inventer, à partir d’une poignée d’épisodes qui surgissent comme des plantes sauvages.
Une déambulation sur le trottoir entrecoupées d’images de destruction d’immeubles du ghetto, un passant qui bondit devant la caméra pour une pantomime improvisée, une joyeuse scène d’amour physique en pleine nature, des souvenirs précis de la manière dont les indépendances africaines ont été volées par les puissances d’argent, la rencontre étonnamment attentive avec un jeune homme gay en mal de compagnie, les photos des atrocités au Biafra, un jeune Black Panther qui s’entraine au maniement d’arme, un camping sous la neige en pleine campagne idyllique…
Le film se livre volontiers, et avec gourmandise, aux réalités multiples et contradictoires au sein desquelles il se construit. Mais la violence du réel viendra l’impacter de manière bien plus radicale, transformant Bushman en œuvre encore plus riche et significative, assigné à une forme tragiquement ouverte.
Dès la première des rencontres avec une jeune femme qui parsèment le parcours de Gabriel, les puissances singulières de la mise en scène pulvérisent ce qu’une construction aussi inscrite dans des enjeux complexes pouvaient avoir de soumis à une réflexivité abstraite. C’est la magnifique ligne axiale du long bar vide vers les fenêtres dans le fond du bar vide, et c’est la chorégraphie sensuelle et joueuse des corps. C’est l’arrière-plan vertigineux du jeu entre Gabriel et Alma lorsque celle-ci cherche à lui enseigner le parler de Watts, « you can’t talk black », l’idiome que ne sait pas reproduire ce Noir qui parle parfaitement anglais, c’est la mention d’une ville rasée par les bombardements au Nigeria et combien les personnages noirs sur les publicités au mur sont « entièrement blancs sauf leur peau ».
Un film absolument singulier et indispensable.
Ce sont les réflexes masculins du séducteur et les stratégies inventives de celle qui tient à conserver son autonomie et à mener les échanges, sensuels et sérieux, blagueurs et furieux, à sa manière et à son rythme – qui n’est à l’évidence pas celui du « Bushman ». C’est la vibration habitée de malheurs, de volonté, de fragilités et de forces qui émane de cette jeune femme qui interprète Alma, jusqu’à sa danse solitaire, pieds nus sur sa solitude et ses espoirs, portée par les syncopes de Respect d’Otis Redding que fait jaillir Aretha Franklin. Cette actrice géniale se nomme Elaine Featherstone, on ne la reverra jamais sur un écran. À elle seule, Alma, à elle seule, Elaine Feathrstone, à elle seule cette séquence triple (dans l’appartement, dans la rue, dans le bar) cristallise le caractère absolument singulier, et indispensable, du film de Schickele.
Singulier, et pourtant pas unique. Redécouvert après un demi-siècle d’oubli total, ce joyau entièrement inscrit dans son époque et parfaitement en phase avec tous les enjeux contemporains (enjeux politiques, de races, de genres, de langage, enjeux esthétiques également dans le rapport au réel et à la stylisation), ce film incroyable… apparait sur nos écrans tout juste un an après un autre, Nothing but a Man de Michael Roemer, redécouverte foudroyante d’un grand film réalisé par un jeune blanc progressiste dans les années 1960, entièrement consacré à des personnages noirs. Celui-ci, désormais accessible en édition DVD grâce au coffret consacré à son auteur, avait l’an dernier fait l’effet d’un jaillissement unique venu du passé.
Rejoint, de ce point de vue, par Bushman, ils prouvent ensemble combien les histoires qu’on croit connaitre sont lacunaires – ou pour le dire autrement, combien une certaine manière dont l’histoire a été racontée en a effacé d’autres. De l’apparition de ces deux films, par ailleurs très différents, et que séparent six années surchargées de sens, mais qui sont bien l’un et l’autre issus des combats autour des Civil Rights, on peut inférer l’existence d’autres réalisations encore à découvrir, autrement diverses que ce que l’histoire officielle du renouveau du cinéma américain dans les années 60 et 70 a établi.
Cela vaut, en particulier mais pas uniquement, pour la présence visible des Noirs à l’écran. Cela vaut, en particulier mais pas uniquement, pour le cinéma américain – les autres régions du monde aussi ont nécessairement donné naissance à des pépites que des raisons, économiques et politiques au moins autant que techniques, ont fait disparaître. Et c’est donc, aussi, souligner l’importance de celles et ceux qui aujourd’hui permettent d’y redonner accès, notamment dans le cadre des archives de cinéma, et de festivals dédiés dont, en Europe, Cinema ritrovato, la grande manifestation de Bologne, est l’archétype, mais loin d’être le seul exemple. Et, dans leurs sillages, des distributeurs qui donnent accès à ces facettes occultées de ce qui est imparablement notre histoire, sans que nous l’ayons su.
Importante, la question désormais très balisée du « patrimoine cinématographique » prend dès lors un sens particulier. Il ne s’agit plus seulement de la légitime attention au déjà connu, dont il importe de maintenir la présence et de renouveler la compréhension. Il s’agit de rester prêts à explorer des reconfigurations, sans fétichisme de l’inédit pour l’inédit, mais en se rendant disponible à ce qui, incontestablement, modifie la « grande image ». Une aventure à laquelle participe sans conteste Bushman.
Bushman, de David Schickele, sortie le 24 avril 2024 en France.