Littérature

Un Kafka-case – sur J’irai chercher Kafka de Léa Veinstein

Écrivain

Quel sentiment de familiarité peut-on avoir avec un auteur ? Des premières curiosités d’enfance aux salles d’archives, avec J’irai chercher Kafka Léa Veinstein plonge dans une quête personnelle et érudite qui tisse l’intime à l’œuvre d’un des immenses auteurs du XXe siècle.

Sans doute, cela n’a-t-il pas grande importance, et la littérature doit-elle se prémunir absolument de toute vache sacrée… Mais il n’empêche : on ne peut s’interdire d’y penser, un peu perplexe, assez souvent. De quoi s’agit-il ? De Kafka. Il y a quelques semaines, ou quelques mois déjà, une émission littéraire très populaire de la télévision française a eu l’idée un peu étrange, ou se voulant du moins originale, de proposer à ses invités d’évoquer un livre ou un auteur qu’ils n’aimaient pas… Or, celui qui sembla s’imposer alors, en tout cas plus que d’autres, ce fut Kafka.

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Singulier phénomène : alors même que je n’avais rien, comme on dit, contre les personnes réunies autour de cette table télévisuelle, lesquelles peuvent même m’être très sympathiques, je fus sidéré par un moment, assez long, que rien ne vint véritablement interrompre, où s’exprima de façon presque irrationnelle une sorte de défoulement progressif contre l’auteur de La Métamorphose (le texte principalement ciblé dans ce drôle de procès).

Qu’est-ce que cela signifiait ? Cette scène avait l’air d’être, à sa façon un peu énigmatique, une émanation de l’œuvre-même de Kafka : s’y déployait en tout cas, assez superbement, une espèce de mécanique absurde de la violence, fût-elle symbolique, et, pour le coup, sans véritable effet… Kafka en a vu d’autres, pourrait-on dire, très simplement. Il n’empêche : je ne suis pas le seul que cette séquence ait troublé, je crois, parce qu’elle interroge assez brutalement l’intimité de notre rapport à une œuvre si particulière, qui fait que l’on s’y sent souvent « chez soi », et pourtant, et en même temps, dans un inconfort unique, vertigineux. Et c’est précisément ce que nous écrivions ici, au temps du confinement, dans un état alors transi, qu’on peut même dire extrême, en relisant Le Château. Quelle autre œuvre supporterait cela ?

On me pardonnera, je l’espère, un si long préambule, au moment d’évoquer le livre plein de ferveur de Léa Veinstein, J’irai chercher Kafka. Je repensais à cela, parce que cette passionnante « enquête littéraire » commence justement par raconter l’intimité d’une relation avec celui qui fut pour l’autrice une image, d’abord : un portrait en carte postale qui l’intriguait, à 10 ans, lorsqu’elle le voyait posé (et tombant souvent) sur une étagère du bureau de son père… Cette scène initiale est très belle, et, à sa manière, assez kafkaïenne, car elle se fonde sur une sorte de déception inaugurale : la petite Léa croyait découvrir au verso caché de la carte postale une clé, une légende, quelques mots écrits, du moins, qui en expliqueraient l’importance ; or, le jour où elle décida d’aller y voir, elle s’aperçut qu’il n’y avait rien : un espace blanc, vierge, ouvert à l’infini des questions. Et ce sont ces questions auxquelles se confronte, pas mal d’années plus tard, la petite fille qui a depuis soutenu une thèse sur « les philosophes lecteurs de Kafka » et beaucoup fréquenté l’écrivain, avant de s’en éloigner quelque temps puis d’y revenir à l’occasion du confinement, justement, où la nouvelle traduction des Journaux (par Robert Kahn, aux éditions NOUS) fut pour elle une sorte d’appui quotidien, essentiel.

Tout cela, elle le raconte à la première personne, et c’est ce qui frappe d’abord dans son essai : l’intimité, précisément, qui s’établit avec un texte ou s’engage quelque chose comme la vie même – ce qui rend si difficile à comprendre qu’on puisse s’en prendre à Kafka à la télévision, même de façon anecdotique, pour les besoins du show. Léa Veinstein ne restitue pas seulement les bases de l’enquête qui va la conduire en Israël, à la recherche entre autres des « testaments » manuscrits de l’auteur, elle se met en scène, dans un rapport d’absolue nécessité, à une figure qui dépasse d’évidence les critères ordinaires du littéraire. C’est ce qu’elle retrouve encore chez Philippe Lançon, par exemple, lorsqu’il évoque l’importance de Kafka, dans Le Lambeau, à l’époque de son hospitalisation et de sa lente rééducation, après avoir failli mourir avec ses amis lors de l’attentat de janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo.

Il est bien question ici de vivre avec Kafka, et même peut-être grâce à Kafka. Pourtant, Léa Veinstein commence par la fin : par la mort. Les circonstances veulent qu’en cette année 2024 on commémore précisément la disparition de Kafka à l’âge de 40 ans, en 1924, au sanatorium de Kierling, où il succombe à la tuberculose. L’essayiste restitue en détail les derniers temps de sa vie et s’intéresse surtout à la question qui immédiatement se pose alors, de son « héritage » et du sort des textes et manuscrits nombreux qu’il laisse, confiant comme on le sait à son ami Max Brod le soin de les brûler intégralement.

Un récit qui rejoint l’œuvre de Kafka elle-même.

En refusant de se plier au vœu du défunt, Brod a permis à l’œuvre de Kafka d’exister pour nous, et le premier intérêt pour cela du livre de Léa Veinstein, c’est de restituer sur un mode presque romanesque cette histoire, au fond héroïque, d’un homme qui sacrifie en partie sa propre carrière littéraire (alors bien lancée), pour se consacrer à la préservation des trésors dont il a la charge, et dont il a compris avant tout le monde qu’ils étaient le produit un peu bizarre d’un génie.

J’irai chercher Kafka, c’est donc d’abord : je suivrai les traces de Max Brod, qui quitta Prague en mars 1939, avec le dernier train possible, au moment où les nazis s’apprêtent à entrer dans la ville, pour rejoindre ensuite Tel Aviv avec une seule valise, mais pleine des textes de son ami, en laissant ses propres manuscrits aux incertitudes de la guerre à venir, dans l’appartement qu’il quitte avec son épouse Elsa, en abandonnant tout derrière eux.

L’enquête littéraire se met en place véritablement quand Léa Veinstein décide, avec un sentiment soudain d’urgence, de faire elle-même, le voyage pour Israël, en profitant d’une « fenêtre » ouverte par un temps de répit, au moment de l’épidémie de COVID-19. Elle pénètre alors les arcanes de l’histoire proprement rocambolesque de ces manuscrits, au sujet desquels plusieurs procès ont eu lieu pour déterminer ce qu’on pourrait appeler leur statut, ou en tout cas l’institution susceptible de les accueillir… Ces manuscrits « apatrides » sont aujourd’hui conservés à la Bibliothèque nationale de Jérusalem, et c’est là que se rend l’autrice avec une émotion toute spéciale, qu’elle nous fait partager en même temps que les interrogations sans réponse, forcément reprises, au sujet du destin de ces textes que leur auteur aurait voulu voir brûler.

Elle qui, visitant Prague des années plus tôt, a « raté » la tombe de Kafka, dans une sorte de drôle d’acte manqué, la voilà devenue d’une certaine façon reporter, retraçant les étapes d’un « Kafka-case », qui interroge la question même de l’existence d’Israël comme État, et du sionisme dans son histoire politique au cours du vingtième siècle : elle sait y mettre une forme de suspense, si bien qu’on s’en voudrait de livrer ici tous les ressorts de ce récit, dont le plus singulier est peut-être, en définitive, qu’il rejoint dans ses détours l’œuvre de Kafka-même.

Ainsi, dans l’un des derniers chapitres, Léa Veinstein raconte-t-elle comment, ayant décidé de se rendre au tribunal de Jérusalem où se décida le sort juridique des manuscrits, elle trouve porte close, car elle n’a pas fait attention au fait qu’il s’agissait du jour de fermeture. Immédiatement le lien se fait pour elle avec une page célèbre du Procès, dont la place peut varier selon les éditions, mais dont les exégèses sont nombreuses et variées : « l’histoire du gardien de la porte ». On ne résiste pas au plaisir d’en citer un extrait, dans la traduction de Jean-Pierre Lefebvre : « Devant la Loi il y a un gardien. Un homme de la campagne vient trouver ce gardien et demande à entrer dans la Loi. Mais le gardien lui dit qu’il ne peut pas le laisser entrer maintenant. L’homme réfléchit et demande alors s’il pourra être autorisé à entrer plus tard. “C’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant. (…) Maintenant je m’en vais et je la ferme”.»

S’agit-il d’un acte manqué, encore une fois ? D’une coïncidence en forme de clin d’œil, qui ramènerait de nouveau au texte de Kafka ? Léa Veinstein prend en tout cas la chose en riant, rapportant la fable au commun d’une expérience au fond partagée par tous : c’est fermé, il faut revenir, simplement. Mais cette espèce de retour-réflexe de l’œuvre dans la vie, qui aime les faux hasards – un signe ultime des manuscrits, reconduisant l’essayiste vers son propre père, le montrera encore –, nous dit aussi quelque chose de nos expériences personnelles, telles qu’on peut avoir le sentiment de les lire, sans toujours en comprendre immédiatement le sens, dans les récits ou les journaux de Kafka : nous y sommes, toujours, et ce mystère ne peut s’épuiser, ni s’éluder à l’occasion, par exemple, d’une émission de télévision. Au contraire, le trouble qu’il crée, son inconfort même, voire sa violence éventuelle, est la plus sûre garantie que cette œuvre nous accompagne et finalement nous aide, comme un recours précieux, vaille que vaille. Nous allons chercher Kafka.

Léa Veinstein, J’irai chercher Kafka : une enquête littéraire, Flammarion, mars 2024.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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