Littérature

Que nous dit Nous de notre époque – sur le chef d’œuvre d’Evgueni Zamiatine

Écrivain

Longtemps réduit à un pamphlet anti soviétique Nous d’Evgueni Zamiatine, qui reparaît dans l’Imaginaire de Gallimard, a traversé le vingtième siècle comme un météore sourd aux injonctions des propagandes, et il rebondit aujourd’hui pour nous parler de notre monde transparent et synchronisé, régulé par les Gafam et les algorithmes.

Les livres ont parfois un destin obscur. Leur existence est déterminée par les circonstances de leur publication. Les astres qui président à leur réception surdéterminent leur existence. Astrologie littéraire. Le roman d’Eugène Zamiatine Nous que réédite Gallimard dans une nouvelle traduction de Véronique Patte n’échappe pas à la règle. Il a connu plusieurs vies comme les chats. Il en a la souplesse et la flexibilité. Il a échappé plusieurs fois à la censure et a subi un certain réductionnisme idéologique propre au années de guerre froide.

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Né sous le signe de Staline en 1921, mais aussi sous l’ascendant dominant de Trotski, pourtant bien plus instruit des choses littéraires que le père des peuples qui excommuniait à l’aveugle. L’auteur de Littérature et Révolution, ami d’André Breton, avait effet en critiqué Zamiatine « avec la brutalité habituelle de ses raccourcis polémiques » rappelait Jorge Semprun dans sa préface écrite à la fin des années 1970, n’hésitant pas à le qualifier de « snob flegmatique » (comme Pilniak, Essenine et Ivanov, tous coupable de « la même attitude romantique, passive, contemplative et philistine envers la révolution ». N’en jetez plus, cher Lev Davidovitch «  la coupe est pleine !

Ce roman n’avait en somme qu’un seul défaut, être né sous la mauvaise étoile

Mis à l’index dès sa naissance en 1921, il subit plusieurs mues littéraires au gré de ses traductions à l’étranger. Dystopie anti stalinienne, satire du monde totalitaire, réquisitoire contre la bureaucratie soviétique… Destin erratique mais qui eut pour effet de polliniser ses lecteurs nés à des époques différentes et sous des latitudes très éloignées. Il sera publié en anglais pour la première fois en 1924, langue à partir de laquelle il sera traduit en français en 1929, Nous est réputé avoir inspiré Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley et surtout, de l’aveu même de George Orwell, le roman 1984, la bible du roman antitotalitaire publié en 1949, dont le succès planétaire éclipsa un peu son modèle et surtout l’éclaira à la lumière exclusive de la critique du totalitarisme en vogue pendant la guerre froide.

Orwell avait lu Nous dans sa traduction française de 1929 et en donna une critique en janvier 1946 dans l’hebdomadaire Tribune.  Le linguiste Roman Jakobson, qui connut et côtoya à Moscou au début des années 1920 l’avant garde littéraire russe, fit paraitre à Prague en 1927 une édition tchèque traduite du russe. « L’histoire chaotique du manuscrit et de sa traduction… mériterait l’écriture d’un roman à part entière » écrit sa traductrice Véronique Patte dans une note introductive. « Un manuscrit au parcours spatial et temporel mouvementé : Moscou, Petrograd, Koktebel, New York, Prague, Paris New York, Moscou, Saint Petersbourg… 1921, 1924, 1929, 1952, 1988, 2011.Il aura fallu presque soixante dis ans pour que ce livre culte paraisse dans la patrie de l’auteur »

En France le livre a connu plusieurs vies dans les éditions successives qu’en fit paraître Gallimard sous le titre « Nous autres » traduit à partir de l’édition anglaise et il a fallu attendre 2017 pour que Actes Sud en donne la première version brillamment traduite du russe par Hélène Henry dans la collection Babel. Sept ans plus tard, Gallimard publie à son tour une édition traduite du russe, établie d’après l’unique manuscrit d’auteur retrouvé à ce jour et débarrassé des scories idéologiques qui ont accompagné sa réception depuis un siècle.

« Dans ma traduction, écrit la traductrice Véronique Patte, j’ai voulu restituer la fulgurance de cette œuvre aux niveaux de lectures multiples anti-utopie, méta-roman, roman d’amour, romain psychanalytique… prose avant-gardiste, synesthésie sèche et sensuel à la fois onirique et mathématique, métaphorique impressionnistes, une prose qui se situe entre le shaz russe (langue du récit parlé) et le langage cinématographique, en sollicitant en permanence l’imagination du lecteur. »

Ainsi la profonde originalité de l’œuvre de Zamiatine, qui a survécu à l’Union soviétique, devient accessible aux lecteurs d’aujourd’hui dans cette traduction étincelante, époussetée de la poussière idéologique qui l’a longtemps recouverte, un siècle après que Zamiatine ait achevé son manuscrit.

La nouvelle édition est accompagnée d’une double préface, l’une de Giuliano Da Empoli dont on sait depuis le succès de son roman Le Mage du Kremlin le prix qu’il accorde à l’œuvre de Zamiatine et l’autre qui est la réédition de celle de Jorge Semprun dans l’édition de 1979.

Entre ces deux préfaces, publiées à 45 ans d’intervalle, il n’y a pas seulement la distance des années, mais un écart entre deux mondes, une faille entre le climat intellectuel de la guerre froide et celui du monde actuel. Si la courte préface de Giuliano da Empoli nous projette dans le monde dominé par les Gafam, celle de Jorge Semprun nous replonge dans le climat intellectuel qui régnait en France après la parution en 1974 de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne.

Lorsque nous lisions Nous autres dans l’édition publiée en 1979, préfacée par Jorge Semprun, ce n’était pas le roman de Zamiatine que nous lisions mais une satire anti stalinienne, un réquisitoire contre le monde concentrationnaire de l’Union soviétique. La lecture de Nous était enfermée dans l’horizon indépassable de la guerre froide. A en croire la préface de Semprun, ce roman d’anticipation n’anticipait rien d’autre que le livre acclamé de Soljenitsyne. Cette dystopie censurée par Moscou et auréolé du prestige de son parrain Orwell, délivrait une sorte d’acte de naissance de l’État totalitaire décrit par Soljenitsyne.

On devine à la relecture de sa préface que le brillant auteur de L’écriture ou la vie n’avait d’autre ambition que de rabattre le roman baroque de Zamiatine sur l’essai historico politique de Soljenitsyne. Alors que Zamiatine avait placé son roman dans un lointain futur, le XXXe siècle ( !), la lecture de Semprun le ramenait à l’actualité éditoriale la plus récente et réduisait les traits absurdes et effrayants (fantasmagoriques) de « L’État Unique »  à une description du Goulag soviétique.

Il est remarquable de constater que l’analyse idéologique de Semprun surdéterminait la lecture du roman burlesque de Zamiatine qui fut lu et interprété au prisme de l’essai historico littéraire de Soljenitsyne. L’évocation d’un arc Zamiatine-Soljenitsyne, couvrant un demi-siècle d‘histoire, occultait la matière littéraire, les questions de style et de formes littéraires, au profit de l’évocation de certains thèmes communs aux deux auteurs. Quels étaient ces thèmes ? Semprun peinait à les définir sinon en invoquant de manière indistincte des considérations morales ou idéologiques et non littéraires. « La persistance de l’humanisme, de l’individualisme, de l’exigence libertaire, l’absence de nouvelles valeurs sociales, l’opacité et l’atomisation de la société russe… » Semprun ne se trompait pas dans son appréciation du régime soviétique, il se trompait sur la nature d’un roman. Le roman de Zamiatine, fantasque, truculent, carnavalesque (dans l’esprit des avant-garde russes des années 1920) se heurtait à l’esprit de sérieux et aux grondements des contempteurs du Goulag.

La réception de Nous à la fin des années 1970, c’est l’histoire d’un forçage idéologique

La dystopie dévastatrice et carnavalesque de Zamiatine fut repeinte aux couloirs grises de la bureaucratie d’État (comme le Château de Kafka). Et pas seulement en France. C’est un peu comme si l’univers concentrationnaire avait déteint sur la critique antitotalitaire du régime soviétique. La grisaille des « agelastes » (ceux qui ont perdu le sens de l’humour selon Rabelais) avait gagné deux fois, contaminant bureaucrates et anti-bureaucrates, architectes de l’Etat Stalinien et leur contempteurs antitotalitaires… Une tendance propre à l’atmosphère de la guerre froide. Ce qui était récusé de tous côtés, c’était l’ironie, le doute, le monde baroque, le rire de toutes les couleurs. « Autrefois, je ne le savais pas – maintenant, je le sais, et vous le savez aussi écrivait Zamiatine dans Nous: il y a des rires de différentes couleurs. Ce n’est que l’écho lointain d’une explosion qui a eu lieu en vous : ce peut être – des fusées festives, rouges, bleues, dorées ; ou bien – les lambeaux d’un corps humain qui explose… »

En 1952 le roman fut pour la première fois publié en russe à New York par une maison spécialisée dans la littérature de l’immigration. La version russe comportait une multitude de coupes une quarantaine que la veuve de l’écrivain dénonça avec vigueur. Mais cette censure ne frappait pas des contenus supposés idéologiques ou politiques, mais des images considérées comme « prosaïques », autrement dit vulgaires et qui relevaient du registre carnavalesque des images corporelles, sexuelles ou scatologiques, (ressort de matelas qui grincent pendant une scène d’amour ; descriptions político ironiques de toilettes dans le métro, genou du héros caressé sur le siège des mêmes toilettes et qui se transforme en épaule,  pomme d’Adam pareil à un ressort de divan proéminent)

Comment ignorer l’ironie dévastatrice de ce roman qui met en scène la construction de « l’Intégrale », un vaisseau spatial dont la mission est de convertir les civilisations extra-terrestres au « bienheureux joug de la raison », au « bonheur mathématiquement infaillible » que l’État Unitaire prétend avoir découvert…. Les facéties burlesques des héros de Zamiatine, au premier chef deson héros narrateur D-503, qui évoquaient le Moscou des avant-gardes de 1920 furent gommées par l’esprit de sérieux qui inspirait la lutte antitotalitaire dans les années 1970.

C’est tout l’intérêt de la lecture qu’en fait Giuliano da Empoli dans la courte préface de l’édition Gallimard (2024) mais aussi dans son roman Le mage du Kremlin qui lui consacrait son chapitre inaugural. L’Union soviétique est morte, mais Nous est toujours là constate da Empoli. Et il évoque moins pour ses lecteurs le monde soviétique disparu que le monde contemporain, avec ses écrans, et sa surveillance de tous les instants.

« Depuis que je l’avais découvert, écrit da Empoli dans Le Mage du Kremlin, Zamiatine était devenu mon obsession. Il me semblait que son œuvre concentrait toutes les questions de l’époque qui était la nôtre. Nous ne décrivait pas que l’Union soviétique, il racontait surtout le monde lisse, sans aspérités, des algorithmes, la matrice globale en construction. »

Selon lui, Zamiatine était un « acrobate du temps ». Il avançait sur une corde tendue entre les siècles, à cheval sur les univers parallèles dont parlent les physiciens. « En 1922, Zamiatine avait cessé d’être un simple écrivain et était devenu une machine du temps. Parce qu’il croyait être en train d’écrire une critique féroce du système soviétique en construction. Ses censeurs eux-mêmes l’avaient lu ainsi, raison pour laquelle ils en avaient interdit la publication. Mais en vérité Zamiatine ne s’adressait pas à eux. Sans s’en rendre compte, il avait enjambé un siècle pour s’adresser directement à notre ère. »

Son roman d’anticipation prenait tout son sens non pas dans le monde obsolète de la guerre froide, mais dans le vertige ultra technologique et déshumanisé du XXX e siècle. Il ne s’adressait pas aux censeurs soviétiques qui l’avaient interdit, ni à ses lecteurs occidentaux qui voyaient en lui une critique de la bureaucratie soviétique. « en vérité Zamiatine ne s’adressait pas à eux. Sans s’en rendre compte, il avait enjambé un siècle pour s’adresser directement à notre ère. Nous dépeignait une société gouvernée par la logique, où toute chose était convertie en chiffres, et où la vie de chaque individu était réglée dans les moindres détails pour garantir une efficacité maximale. Une dictature implacable mais confortable qui permettait à n’importe qui de produire trois sonates musicales en une heure en poussant simplement un bouton, et où les rapports entre les sexes étaient réglés par un mécanisme automatique, déterminant les partenaires les plus compatibles et permettant de s’accoupler avec chacun d’entre eux. »

Da Empoli renouvelle la lecture du roman de Zamiatine. Pour lui Zamiatine était un oracle, il ne s’adressait pas seulement à Staline : il épinglait tous les dictateurs à venir, « les oligarques de la Silicon Valley » « les mandarins du parti unique chinois ». Son livre était une arme contre la « ruche digitale qui commençait à recouvrir la planète. »

« Zamiatine a traversé la catastrophe future conclut Giuliano da Empoli dans sa préface, pour nous n’ayons pas à le faire. La lecture de son livre ouvre la voie à la possibilité d’un avenir différent. »

Car ce livre inouï et qui ne ressemble à aucun autre, n’est pas un pamphlet anti soviétique, c’est une œuvre d’art. Il a traversé le vingtième siècle comme un météore sourd aux injonctions des propagandes, et il rebondit aujourd’hui pour nous parler de notre monde, non pas le vieux monde de la guerre froide dans lequel on a voulu l’enfermer, mais notre monde transparent et synchronisé régulé par les Gafam et les algorithmes.

« Les hommes sont comme les romans écrivait Eugène Zamiatine, avant la dernière page, on ne sait jamais comment ils finiront. Autrement cela ne vaudrait pas la peine de les lire. »

Eugène Zamiatine, Nous, suivi de Seul, édition et traduction du russe par Véronique Patte, préfaces de Giuliano da Empoli et Vincent Perriot, postface de Jorge Semprún, Gallimard, mars 2024


Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage

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